mercredi 25 janvier 2017

Le revenu universel contre le statut salarial, par Jean-Claude Mamet

De tous les côtés de l’éventail politique, la préconisation d’un revenu universel ou revenu social garanti, est à la mode. Une multitude d’acteurs politiques s’empare de cette trouvaille - qui se discute depuis très longtemps dans un champ plus restreint et se ravive selon les moments - pour en faire le nouveau graal capable de résoudre une grande quantité de problèmes à la fois : la pauvreté qui s’accentue, la menace réputée inexorable d’une fin du travail en raison des capacités fantastiques des nouvelles technologies, menace plus massive encore que lors des crises économiques successives. 


Or ce débat est prégnant depuis très longtemps. Déjà l’ultra-monétariste Milton Friedman, inspirateur des politiques économiques de Reagan et Thatcher dans les années 1980, était partisan d’un impôt négatif en-deçà d’un certain revenu fixé très bas. 

Et il est frappant de constater combien cette idée est transversale à un arc de forces idéologiques très dissemblables ou même opposées : du libéralisme dur au social-libéralisme, jusqu’à des versions anticapitalistes assumées, qui en valorisent une dimension utopique dans un monde où l’utopie n’a plus court. Un des partisans anticapitalistes du « revenu pour tous », Baptiste Mylondo, intitule son ouvrage : « Une revenu pour tous. Précis d’utopie réaliste » (Utopia-2010). 

Ce débat a fait l’objet de discussions passionnées à Nuit Debout au printemps 2016, entre les partisans du revenu universel et ceux du salaire à vie, défendu par Bernard Friot. On le trouve aussi chez Manuel Valls et Benoit Hamon qui rivalisent de propositions à ce sujet, ainsi qu’à droite tout autant chez Nathalie Kosciusko-Morizet que Christine Boutin ou encore Frédéric Lefebvre, soutien d’Alain Juppé. Mais les écologistes de EELV en sont également de fervents partisans. Dans le mouvement des chômeurs également, notamment dans Agir ensemble contre le chômage ! (AC !), cette proposition est reprise. 

De nombreux chercheurs et économistes de tous bords ont depuis longtemps fait des travaux sur ce sujet, propulsé des associations comme le Mouvement français pour un revenu de base en 2013 (MTRB), y compris dans une optique européenne comme le mouvement Basic income earth network (BIEN). L’éventail des propositions concrètes est également extraordinairement éclaté. Il peut aller de l’impôt négatif (l’Etat reverse une partie de ses ressources fiscales aux nécessiteux), passer par une somme forfaitaire de 400 ou 500 euros versée mensuellement à tout être humain dès sa naissance (les enfants sont compris) jusqu’à une somme pouvant atteindre 750 euros (Benoit Hamon) ou 1500 euros pour les plus radicaux. 

Dans chaque proposition, cela s’accompagne ou non d’une conditionnalité, ou d’une simplification drastique des systèmes existant de protection sociale, parfois totalement anéantis et refondus pour financer le revenu en question. 

A travers ces variétés et ces débats, sont chaque fois posées de vastes questions : qu’est-ce que le revenu, le travail, le salaire ? Qu’est-ce qui fonde la légitimité de telle ou telle manière de fonder les ressources ? Qu’est-ce que la justice ? L’inégalité ? Et en fait plus généralement, la grande question est bien : où va le monde ? Qu’est-ce qui fait société ? Etc. 

Mais ce fourmillement de questions, qui semble légitime et passionnant, témoigne d’une crise des repères. Ou plutôt d’une déstabilisation des certitudes acquises au cours des luttes populaires d’antan et d’une mise en cause des institutions sociales qui en sont issues. Sous l’assaut d’un conglomérat de forces hétérogènes, provenant de divers champs sociaux ou intellectuels cette réforme apparaît étrangement révolutionnaire. 

De l’ultralibéralisme à l’utopie créative 

On peut repérer ce nouvel objet social indéfini comme étant la résultante d’au moins trois, voire quatre scénarios sociaux qui peuvent se combiner dans ce contexte d’incertitudes et d’insécurités. Le premier est transparent et bien connu. C’est le rêve patronal de ne payer du salaire que pour la stricte durée brute d’utilisation de la force de travail et de sa productivité mesurable. 

Dans cette acception, on supprime toute la protection sociale, laquelle est historiquement un salaire socialisé ajouté au salaire direct, et donc un « coût » ou une « charge » devenue insupportable dans une économie mondialisée où toutes les forces de travail sont mises en concurrence. 

Par contre, les Etats, les pouvoirs publics sont « libres » d’attribuer une somme forfaitaire prélevée sur leurs ressources fiscales aux individus afin que le monde civilisé se distingue de la misère la plus noire. 

Le chômage n’existe plus non plus car il n’y a pas de durée du travail légale : on peut recevoir un revenu de type salarial correspondant à son employabilité et sa productivité pour une heure, quelques heures, ou 50 heures de travail, rémunération qui s’ajoute au revenu universel. Les individus ainsi « incités » achètent leur assurance santé, leur niveau et leur durée de vie. Ceux ou celles qui s’emploient peuvent répondre à des offres répertoriées par des plate-forme numériques, ou se spécialiser en devenant autoentrepreneurs (donc marchands d’eux-mêmes) sur des créneaux de demandes diverses et segmentées, émanant des personnes les plus performantes de l’économie-monde (se déplacer, louer un véhicule autonome, un lieu de loisir temporisé, etc.). 

Dans ce système, le salaire classique est devenu ringard, le mot lui-même est de moins en moins employé. On touche des « revenus » de divers type : actions, placements, primes de résultats, locations ; les pauvres perçoivent des allocations ou aumônes publiques. Le deuxième scénario-projet veut répondre à une projection futuriste sur les effets de l’économie numérique en matière de destruction des emplois classiques dans l’industrie ou les services. 

A partir de constats réels mais micro-économiques, et/ou des performances surprenantes de certaines machines (exemple les imprimantes 3D), on généralise une société où le travail en emploi avec codification collective des droits va se raréfier de manière drastique. 

Des parallèles sont faits entre les différentes phases de découvertes scientifiques et leurs effets macro-économiques, comme si la science et la technique étaient les moteurs de base de l’économie capitaliste depuis deux ou trois siècles, avec des cycles technologiques successifs : la machine à vapeur, puis l’électricité et le moteur à explosion produisant le siècle de l’automobile (basé sur l’énergie fossile), puis l’ère contemporaine des automatismes pilotés par ordinateurs sans intervention humaine (éventuellement avec de l’énergie propre), et ouvrant sur une société pilotée par l’intelligence et la communication. 

Nous sommes inondés de prévisions sur les gains de productivité à venir que les systèmes numériques vont susciter. Cette fascination pour la technique est culturellement typique des sociétés assises sur la civilisation dite « occidentale » (Europe, Etats-Unis…), où l’homme commande à la nature (y compris se fabrique une nature augmentée dans le Trans humanisme) et les hommes sont en compétition pour s’emparer des richesses. 

Le troisième projet exprime un désir « utopique » chargé d’une dimension de critique du travail sous domination libérale : le besoin de se libérer d’organisations hiérarchisées et intrusives vécues dans les organisations du travail classiques. 

La période récente (depuis les années 1990) a vu se multiplier les effets nocifs pour la santé physique et psychologique du système d’emploi sous contrainte néolibérale : taylorisme subjectif, dévalorisation des personnes placées constamment en compétition, morale cynique, burn out et suicides. 

Les jeunes notamment, qui ne veulent pas suivre le modèle social de leurs parents, essaient de trouver des alternatives, y compris en adhérent aux promesses de l’économie créative des start up, du travail à domicile, de l’auto-entreprenariat, voire pour certains du rêve d’être des « milliardaires » selon le bon conseil d’Emmanuel Macron et le modèle Silicon Valley. 

La liberté de créer est valorisée, de même que l’émancipation individuelle. Mais en attendant la valorisation boursière, il est prudent … de bénéficier d’un coussin de revenu garanti. 

Une variante- voire un quatrième scénario selon le contenu social qu’on lui donne- de ce désir légitime d’émancipation du travail subordonné est justement la déconnexion du revenu et de l’emploi, proposée par le revenu social garanti. L’argumentation explique que la société est devenue assez riche pour se permettre cette déconnexion, ce qui est aussi le discours de la théorie de l’économie cognitive du troisième scénario : la richesse est dans l’intelligence collective acquise, et l’intercommunication créé spontanément de la richesse économique. 

Le salaire ringardisé 

Nous sommes donc dans une combinaison sociale et culturelle spécifique où s’articulent l’offensive idéologique libérale, la prescription biopolitique de la compétition, la ringardisation du salaire, la fascination technique, la liberté individuelle magnifiée, la création entrepreneuriale, avec l’arrière-plan de la mondialisation qui revitalise à sa manière le concept d’universalisme. 

Comme le dit le philosophe Eric Sadin : ce système « collecte des données relatives à chaque séquence de notre existence », séquences ensuite « marchandisées » (interview dans l’Humanité du 27 décembre 2016). On pourrait aussi ajouter un besoin de sens hypertrophié (Trans humanisme versus hyper-religion…), mais ceci sera laissé de côté ici. 

On voit bien dès lors comment ces offensives idéologiques, ces aspirations nouvelles et ses déréalisations en même temps (la fiction numérique) s’entremêlent pour accoucher de nouvelles inventions sociales ou sociétales. 

Une société qui essaie de faire miroiter le concept de création start up, les échanges personnalisés de services de type AirBnB, et la fin de la socialisation par le salaire façon Conseil national de la résistance (CNR), débouche sur un monde segmenté mais appuyé sur un tronc commun : un revenu universel égalise le point de départ (chacun a sa chance) et ensuite chacun choisit la vie qu’il veut dans l’éventail technico-social. 

Bien entendu, il y a aussi des accompagnateurs sociaux ou politiques : entre les segments de vie possible, certains syndicats ou acteurs politiques proposent des garde-fous appelés « sécurisation des parcours professionnels », fondés sur des comptes personnels alimentés par points (on a l’ébauche dans le Compte personnel d’activité-CPA- de la loi travail). 

Dans ces parcours, on aura la « liberté » d’échanger une année de retraite (par exemple) contre six mois dans un incubateur innovant où on apprend l’économie collaborative. 

Le capitalisme réel n’autorise pas les pas de côté 

Comment réagir à ces solutions-miracles nichées entre ultralibéralisme et rêve de liberté créative ? Le premier type de réponse réside dans la dénonciation des trappes à pauvreté pour des temps de travail démesurés de l’économie dite collaborative, dont la lutte récente des chauffeurs Uber ou VTC est l’exemple vivant. 

Mais il faut ajouter une critique économique raisonnée du futurisme numérique. Ainsi les projections de productivité par l’hyper-technologie sont très controversées. 

Par exemple nous ne sommes nullement selon beaucoup d’économistes, hétérodoxes ou non, dans une période de gains de productivité exponentiels, mais plutôt de stagnation longue à l’échelle globale. Et c’est bien dans cette phase que le chômage est le plus élevé, alors qu’il était très bas ou nul dans la phase de productivité bien plus élevée des dites « 30 glorieuses ». 

Autrement dit, il y a bien des outils merveilleux sur tel ou tel segment, mais le capitalisme est pour le moment incapable de les généraliser de manière rentable à l’échelle macro-économique, comme la « civilisation de l’automobile » l’avait fait sur des dizaines d’années. 

D’ailleurs, ce constat redonne de l’eau au moulin au cynisme libéral : aidons les pauvres par l’impôt négatif et laissons vivre l’économie performante. 

La troisième objection, répondant aux visées apparemment antilibérales d’un revenu de base avec un montant « correct », montre que l’économie créative appuyée sur le revenu de base est en réalité… un pas de côté. Dans ce mirage, on croit voir un eldorado, mais on laisse intacte la puissance capitaliste et son pouvoir totalisant. 

On peut bien sûr bénéficier de 1000 euros et choisir des activités « révolutionnaires » dans les créations de contenus culturels ou de communications. Mais ces ateliers de fabrication d’activités innovantes (ou fab lab), où vont-ils chercher leurs outillages, leurs matières premières, leurs propres consommations, leurs moyens de transport ? Dans le deuxième secteur de l’économie concurrentielle mondialisée. 

Autrement dit, le pas de côté que l’on croit faire en marge du « système » est très vite menacé de rattrapage par la finance constamment agissante dont on a cru s’éloigner. Et ce n’est qu’une question de temps que celle-ci étouffe par ses méthodes les revenus garantis ou les créations libres. 

L’affrontement anticapitaliste ne peut pas être évité. Mais il convient d’en accepter le défi sans émousser la portée utopique ou créative des jeunes en particulier, en recherche d’une alternative à l’emploi subordonné. 

Il y a une manière de défendre la corrélation du revenu et de l’emploi qui porte aux nues l’emploi à tout prix, alors que l’emploi sous régime néolibéral n’a plus la même portée socialisatrice. Le libéralisme déshumanise les circuits d’emploi et les métiers : c’est l’employabilité qui est mesurée, la mise à disposition du corps et de l’imaginaire que les manager imposent. 

En réalité la dissociation du salaire et de l’emploi existe déjà, mais par les conquêtes du salariat. Le salaire historique est allé bien plus loin que le salaire comme mesure exacte de la productivité individuelle et du temps de travail social abstrait : on peut être malade, donc hors emploi, et payé, être en congé de maternité, être retraité et payé (certes pas à 100%, mais avec le salaire comme base de calcul). 

Ce qui est valorisant pour les personnes, c’est la participation de tous et toutes à la production créatrice de valeur socialement reconnue, ce qui passe par le statut salarial continu (sécurité sociale professionnelle). Où le travail créatif et le salaire socialisé sont une seule et même puissance en devenir, autour de la pratique (le commun) et la propriété d’usage. 

La logique de cette puissance en devenir est un affrontement avec le libéralisme qui veut nous réduire en force de travail nue ou simple assisté social. 

Jean-Claude Mamet. Janvier 2017. Collectif critique. http://collectifcritique.org/spip.php?article30

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire