vendredi 5 janvier 2018

Palestine-Israël. «Ma fille, ce sont des larmes de lutte», par Gidéon Levy et Bassem Tamimi

Gideon Levy, dans un article d’Haaretz daté du 20 décembre 2017, écrit sobrement: 

«Mardi dernier, les dites Forces de défense d’Israël (FDI) ont abattu Hamed al-Masri, 15 ans, d’une balle dans la tête, blessant grièvement l’adolescent de Salfit qui, par ailleurs, ne portait pas d’arme. 

Vendredi, les militaires ont fait de même avec Mohammed Tamimi, de Nabi Saleh, sans arme lui aussi, le blessant tout aussi grièvement à la tête. Vendredi encore, les militaires ont tué – toujours d’une balle dans la tête – Ibrahim Abu Turaya amputé des deux jambes [voir l’article d’Amira Hass publié sur ce site en date du 20 décembre 2017]. 

Et, le même jour, Ahed Tamimi était dans la cour de sa maison avec une amie et a giflé un homme des FDI qui avait fait irruption chez elle. Du coup, Israël est sorti de sa colère vasouilleuse: mais comment ose-t-elle? 


Les trois victimes de cette fusillade barbare n’intéressent pas les Israéliens et les médias ne prennent même pas la peine d’en parler. Mais la gifle – et le coup de pied – d’Ahed Tamimi a déclenché une colère furieuse. Comment peut-on oser gifler un soldat des FDI ? Un soldat dont les amis giflent, tabassent, kidnappent et – bien sûr – abattent presque quotidiennement des Palestiniens? Vraiment, elle a tous les toupets, la Tamimi. Elle a violé les règles. 

Gifler n’est permis que de la part des soldats. C’est elle, la véritable provocation, et non pas le soldat qui a fait irruption dans sa maison. Elle, qui a eu trois proches parents tués par l’occupation, elle dont les parents ont été arrêtés d’innombrables fois et dont le père a été condamné à quatre mois de prison pour avoir participé à une manifestation à l’entrée d’une épicerie – et c’est elle qui a osé résister à un soldat! Voilà le culot des Palestiniens. Tamimi était censée tomber amoureuse du soldat qui avait forcé la porte de sa maison et, ingrate qu’elle a été, elle l’a récompensé d’une gifle. Tout cela, à cause de «l’incitation à la violence». 

Sans quoi, elle n’aurait certainement pas manifesté cette haine à l’égard de son conquérant. Mais cette pulsion de revanche à l’égard de Tamimi a d’autres sources (le ministre de l’Education, Naftali Bennett, a déclaré: « Elle devrait finir ses jours en prison»). 

La fille de Nabi Saleh a fait éclater plusieurs mythes chers aux Israéliens. Le pire de tout, elle a osé détériorer le mythe israélien de la masculinité. Brusquement, il se fait que le soldat héroïque, qui veille sur nous jour et nuit avec audace et courage, se fait vilainement contrer par une fille aux mains nues. Que va-t-il advenir de notre machisme, si Tamimi le met en pièces si facilement, et de notre testostérone?» 

 Et de conclure: «Ahed Tamimi est une héroïne, une héroïne palestinienne. Elle est parvenue à rendre dingues les Israéliens. Que diront les correspondants militaires, les incitateurs de droite et les experts de la sécurité? […] Dans l’intervalle, Israël a réagi de la seule façon qu’il connaît: un enlèvement nocturne de son domicile et son arrestation ainsi que celle de sa mère.» 

 *** 

 Le 31 décembre 2017, dans Haaretz, le père d‘Ahed Tamimi publiait cet article qui s’adresse aux lecteurs israéliens, et à toutes et tous. Un complément indispensable à la contribution de Gidéon Levy. 

«Cette nuit aussi, comme toutes les nuits depuis que des dizaines de soldats ont envahi notre maison au milieu de la nuit, ma femme Nariman, ma fille de 16 ans Ahed et sa cousine Nur vont la passer derrière les barreaux. 

Bien que ce soit la première arrestation d’Ahed, elle n’est pas étrangère à vos prisons. Ma fille a passé toute sa vie à l’ombre lourde de la prison israélienne: de mes longues incarcérations pendant son enfance aux arrestations répétées de sa mère, de son frère et de ses amis, à la menace secrète implicite qu’impliquait la présence continue de vos soldats dans nos vies. 

Donc, sa propre arrestation était juste une question de temps. Une tragédie inévitable qui attendait de se produire. 

Il y a quelques mois, lors d’un voyage en Afrique du Sud, nous avons projeté pour un public une vidéo documentant la lutte de notre village, Nabi Saleh, contre le régime oppresseur d’Israël. Quand les lumières se sont rallumées, Ahed s’est levée pour remercier les gens de leur soutien. Quand elle a remarqué que certains spectateurs avaient les larmes aux yeux, elle leur a dit: 

«Nous sommes peut-être des victimes du régime israélien, mais nous sommes tout aussi fiers de notre choix de nous battre pour notre cause, malgré les coûts connus. Nous savions où ce chemin nous mènerait, mais notre identité, en tant que peuple et en tant qu’individus, est arrimée à la lutte et tire son inspiration de là. 

Au-delà de la souffrance et de l’oppression quotidienne des prisonniers, des blessé·e·s et des tué·e·s, nous connaissons aussi le formidable pouvoir qui résulte de l’appartenance à un mouvement de résistance; le dévouement, l’amour, les petits moments sublimes qui proviennent du choix de briser les murs invisibles de la passivité. 

Je ne veux pas être perçue comme une victime, et je ne donnerai pas à leurs actions [des occupants] le pouvoir de définir qui je suis et ce que je serai. Je choisis de décider moi-même comment vous me verrez. Nous ne voulons pas que vous nous souteniez à cause de larmes photogéniques, mais parce que nous avons choisi la lutte et que notre lutte est juste. C’est la seule façon de pouvoir arrêter de pleurer un jour.» 

Quelques mois après cet événement en Afrique du Sud, quand elle a défié les soldats, qui étaient armés de la tête aux pieds, ce n’était pas une colère soudaine à la blessure grave portée à Mohammed Tamimi, âgé de 15 ans, qui l’a motivée. Ce n’était pas non plus la provocation de ces soldats qui entraient chez nous. Non. Ces soldats, ou d’autres qui sont identiques dans leur action et leur rôle, étaient des indésirables et des «non-invités» dans notre maison, depuis la naissance d’Ahed. 

Non. Elle se tenait là devant eux parce que c’est notre façon de faire, parce que la liberté n’est pas offerte par la charité, et parce que, malgré le prix élevé, nous sommes prêts à le payer. 

Ma fille n’a que 16 ans. Dans un autre monde, dans votre monde, sa vie serait complètement différente. Dans notre monde, Ahed est une représentante d’une nouvelle génération de notre peuple, de jeunes combattants de la liberté. Cette génération doit mener sa lutte sur deux fronts. 

D’une part, ils ont le devoir, bien sûr, de continuer à contester et à combattre le colonialisme israélien dans lequel ils sont nés, jusqu’au jour où il s’effondre. 

D’autre part, ils doivent faire face hardiment à la stagnation politique et à la dégénérescence qui s’est répandue parmi nous. Ils doivent devenir l’artère vivante qui fera revivre notre révolution et la ramènera de la mort entraînée par une culture de passivité croissante née de décennies d’inactivité politique. 

Ahed est l’une des nombreuses jeunes femmes qui, dans les années à venir, mèneront la résistance à la domination israélienne. Elle n’est pas intéressée par les projecteurs qui lui sont actuellement destinés en raison de son arrestation, mais par un véritable changement. 

Elle n’est pas le produit de l’un des vieux partis ou mouvements, et dans ses actions elle envoie un message: «pour survivre, nous devons faire face franchement à nos faiblesses et vaincre nos peurs»

Dans cette situation, mon plus grand devoir et celui de ma génération est de la soutenir et de lui faire place; se retenir et ne pas essayer de corrompre et d’emprisonner cette jeune génération dans l’ancienne culture et les idéologies dans lesquelles nous avons grandi. 

Ahed, aucun parent au monde n’aspire à voir sa fille passer ses journées dans une cellule de détention. Cependant, Ahed, personne ne pourrait être plus fier de toi que moi. Toi et votre génération êtes enfin assez courageux pour gagner. Vos actions et votre courage me remplissent de crainte et me font pleurer. Mais conformément à votre demande, ce ne sont pas des larmes de tristesse ou de regret, mais plutôt des larmes de lutte. 

(Article publié dans Haaretz; traduction A l’Encontre

 Bassem Tamimi est un activiste palestinien.

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