Depuis l’attentat de Suruç (voir https://www.ensemble-fdg.org/content/letat-islamique-attaque-la-solidarite-entre-les-peuples-suruc), la situation évolue très rapidement en Turquie.
Le gouvernement turc évolue selon deux axes :
- -
le passage d’une complaisance coupable à un
début d’affrontement avec l’Etat Islamique (EI)
- -
la militarisation de la vie politique interne,
c’est-à-dire le choix de la guerre civile pour sortir de son impasse politique.
En ce qui concerne le rapport du gouvernement turc avec
l’EI, il faut rappeler quelques éléments :
- L’Etat Islamique a bénéficié d’une conjoncture favorable
régionalement mais n’est pas une « marionnette » du gouvernement turc
(ou états-unien, ou israélien ou qatari ou saoudien etc…). L’EI est certes un
sous-produit des interventions impérialistes dans la région et des appétits des
puissances régionales mais cela ne signifie en aucun cas qu’il y ait un lien
direct entre ces différents acteurs et l’EI. Ce dernier a sa propre autonomie.
Ses actes les plus terribles sont au service d’une « intelligence »
politique, stratégique et tactique. Il s’agit en d’autres termes d’un ennemi à
prendre au sérieux sans théorie de la manipulation simpliste et réconfortante
(il « suffirait » qu’un acteur externe le décide pour que l’EI
disparaisse).
- La Turquie et l’EI ne font pas « un ».
Contrairement à des raccourcis qui existent souvent, l’EI n’est pas un allié
préférentiel pour le gouvernement turc (ce que nous avons déjà indiqué dans les
articles précédents), c’est un allié conjoncturel contre ce qui est perçu par Erdogan
et ses acolytes comme le danger le plus grave : l’existence et l’existence
de territoires autonomes kurdes contrôlés par la mouvance PKK aux frontières de
la Turquie. C’est pour cette raison que l’EI a bénéficié de la complaisance des
autorités turques. C’est bien sûr déjà trop mais cela signifie qu’à aucun
moment l’EI n’a constitué un allié à long terme du gouvernement turc. Celui-ci
a surtout cherché à faire d’une pierre plusieurs coups…et a échoué.
- En effet, l’image internationale d’Erdogana beaucoup
souffert de cette approche.
Au-delà de cela, les gouvernements occidentaux ont
fait des remontrances parfois véhémentes (notamment les Etats-Unis)au
gouvernement turc. Cela n’a pourtant jamais signifié la mise au-ban d’Erdoganqui
ne peut être totalement écarté même par le gouvernement états-unien. Cela
explique également l’extrême retenue des forces de la « Coalition »
contre l’EI en ce qui concerne le Rojava, le Kurdistan syrien autonome,
pourtant point d’appui de la seule force qui a résisté à l’EI sur le terrain
avec les troupes de la mouvance PKK (via le PYD son parti frère en Syrie et
surtout leurs organisations militaires) suppléé par les peshmergas kurdes
d’Irak et par la fraction Volcan de l’Euphrate de l’Armée Libre Syrienne.
C’est ce qui permet de comprendre, l’évolution de la
politique d’Erdogan face à l’EI avec l’ouverture des bases militaires
d’Incirlik et Diyarbakir aux forces de la « Coalition » et un premier
affrontement armé à la frontière avec l’EI (et le premier soldat de l’armée turc
tué par l’EI). Pourtant, cela ne devrait pas mettre fin aux actions de l’EI en
Turquie même, au contraire celui-ci a pu suffisamment s’infiltrer dans le pays
pour garder une force de nuisance conséquente. Il est probable que l’EI fasse
de nouveaux attentats en Turquie mais qui ne visent plus seulement des
militants de gauche et/ou kurde mais des civils, des touristes ou des
représentants de l’Etat.
Ce qui se dessine est donc une recomposition avec l’entrée
de plein pied du gouvernement turc dans la « Coalition » (alors même
que ce sont les forces kurdes qui enregistrent des succès sur le terrain et
avancent vers Raqqa la capitale de l’EI) en échange de la réaffirmation de la
nécessité de la chute d’Assad (mais nullement dans une perspective démocratique)…
avec les mains libres pour la répression interne.
En effet, 24 heures après que François Hollande ai félicité
Erdogan pour « son engagement courageux contre le terrorisme »( http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/entretien-du-president-de-la-republique-avec-le-president-turc/
), celui-ci procédait à une opération policière « anti-terroriste »…
visant principalement les militants kurdes et de gauche.
Les chiffres disponibles sont éloquents :
251 arrestations.
Dont 182 de membres du HDP (parti du mouvement kurde, des
démocrates de gauche et de la gauche radicale) et de son « parti
frère » dans le Kurdistan turc (DBP).
Dont 30 militants d’autres organisations de gauche radicale
Dont une militante de gauche radicale tuée chez elle par la
police, le corps criblé de 15 balles.
Les paroles de F.Hollande, déjà absurdes lorsqu’elles
étaient prononcées, ont un écho absolument sinistre. Cette opération de police
a été complétée par le bombardement de camps du PKK (au-delà des frontières)
par l’aviation turque. La branche militaire du PKK, le HPG, constatait ce
jour-là que le cessez-le-feu n’existait plus.
Le HDP et de nombreuses organisations avaient appelé à une
« Grande marche pour la Paix » ce dimanche (26 juillet). Face aux
menaces du premier ministre, interdisant la marche et indiquant que si elle
était maintenue, cela serait sous la responsabilité des organisateurs, la
marche a été décommandée. L’inquiétude, légitime, était un dérapage de la
marche organisé par l’Etat aboutissant à un bain de sang. Néanmoins, ce qui
aurait dû être un point d’appui social et politique n’a pas pu avoir lieu.
L’AKP et le gouvernement mènent une politique délibérée
d’avancée vers une guerre civile larvée entre l’Etat et ses irréguliers contre
le PKK, à l’instar de ce qui existait dans les années 90 afin mettre en échec
la poussée démocratique dont le score du HDP en juin 2015 a été le symptôme. De
fait, la direction du HDP fait face à une situation très compliquée. Après le
massacre de Suruç, le HPG (aile militaire du PKK) mena en Turquie plusieurs
« opérations » en « réponse » : l’élimination de deux
présumés militants de l’EI et de deux de policiers dans la commune de
Ceylanpinar. Il est notable qu’à cette occasion, SelahattinDemirtas,
co-président du HDP, candidat à la présidentielle du parti et principale figure
publique du parti, déclara « le sang ne lave pas le sang » et
« regretter la mort de ces deux policiers qui sont des enfants du
peuple ». La direction du HDP développe globalement un discours de
« défense de la paix » face à l’escalade en cours.
Néanmoins, cette position devient de plus en plus difficile
à tenir alors que la logique de guerre initiée par le gouvernement turc se
déploie (il est quasiment impossible que le PKK et le HPG ne lui répondent
pas). Position d’autant plus difficile à tenir que le gouvernement mène, comme
indiqué plus haut, une politique de répression politique accrue empêchant tout
discours contre l’évolution en cours.
Depuis deux jours, la logique de « guerre civile
larvée » prend encore une nouvelle dimension avec la campagne pour
l’interdiction du HDP (pour « soutien au terrorisme (sic) ») menée non
seulement par le parti ultranationaliste du MHP mais également des publications
inféodées au gouvernement. Le dimanche 26 juillet, Mustafa Şentop,
vice-président de l’AKP a déclaré que le HDP condamne la terreur de l’EI mais
ne dit rien sur le PKK en ajoutant « Clairement, appeler au terrorisme et
à la violence, être en relation avec cela est une raison suffisante pour
interdire un parti. En Europe, des partis sont fermés pour cette raison (…) De
ce point de vu, j’exprime le fait que le HDP est à un carrefour très important
et doit prendre une décision ». Mustafa Şentop sait bien sûr qu’une telle
rupture n’est pas possible (et nous rajouterons pour notre part n’aurait aucun
sens politique). En d’autres termes, au nom de « l’état de droit » ,
l’AKP et le gouvernement mettent leur pistolet de caïdssur la tempe du HDP.
La défense de « la paix » en Turquie n’est pas
aujourd’hui un discours creux sur la paix civile ou pacifiste mais un enjeu
stratégique. Cela signifie rester sur le terrain spécifiquement politique
permettant la jonction d’un mouvement kurde, en pleine évolution, avec des
secteurs démocratiques de la population turque articulé avec une perspective de
classe. Le retour à la guerre civile larvée dévorera les acquis fragiles
précieux de ces dernières années en termes de conscience politique. Cela serait
désastreux non seulement pour la Turquie mais également à une échelle plus
large pour la région et au-delà.
La solidarité internationaliste doit dès lors se développer
sur deux axes : 1) le soutien au combat de l’EI mené sur le terrain par
les combattants kurdes et non pas des concessions aux manœuvres du gouvernement
turc 2) l’opposition de la politique répressive de guerre civile menée par le
gouvernement turc et le soutien à la défense de « la paix » en
Turquie.
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