Dire qu’on veut gouverner « sans tabou », c’est assumer de passer les bornes. Et dès lors... ?
C’est un leitmotiv de ceux qui sont actuellement au pouvoir, du président de la République aux membres du gouvernement en passant par les parlementaires UMP : il faut, disent-ils, dépasser les clivages droite/gauche, traiter les problèmes « sans idéologie ».« Nous poser les questions sans tabou », a martelé Nicolas Sarkozy dans son discours de Grenoble du 30 juillet dernier, discours qui sans doute fera date, comme fait date le discours de Dakar de juillet 2007 du même N. Sarkozy sur « l’homme africain » qui ne serait « pas assez entré dans l’Histoire »... Car derrière le « sans tabou », comment ne pas voir que c’est un projet idéologique cohérent qui s’élabore à la faveur de « la Crise » ? Un projet qui divise en instaurant de la méfiance de tous envers tous, et sape ainsi les principes mêmes de la vie en société.
Tous, dès lors, nous sommes concernés. Après les jeunes « tous des racailles », les immigrés « tous des délinquants », les délinquants « tous des multirécidivistes », les Roms « tous des fraudeurs du fisc », qui sera le prochain visé ?
Les procédés mis en oeuvre
• détourner l’attention d’un contexte difficile
Cet été 2010, alors que le gouvernement est en mauvaise posture (crise économique et sociale, révélations sur des abus commis par plusieurs ministres et enquête en cours sur le rôle de l’un d’eux dans le financement du parti qui l’a porté au pouvoir, annonce de réformes impopulaires et rentrée qui risque d’être « chaude »), il tente de détourner l’attention en revenant sur ses thèmes favoris : la sécurité, toujours associée au « problème » de l’immigration. Alors qu’il se montre impuissant à apporter des débuts de solution aux problèmes effectifs qui se posent aux Français, sauf à se payer de mots en prétendant « moraliser le capitalisme », le pouvoir se saisit de chaque fait divers, jouant sur l’émotion, pour annoncer des mesures (nouvelles lois, nouveaux objectifs, nouveaux crédits...) concernant tel ou tel problème supposé mettre gravement en péril la société toute entière. Il le fait bien sûr en niant vouloir faire des réformes « de droite » ; non, « c’est une question de bon sens », affirme régulièrement Sarkozy. Au nom du bon sens et du pragmatisme, on recourt à un grand classique de la diversion : la déclaration de guerre. Qu’on ne s’y trompe pas : la « guerre contre la criminalité », la « guerre contre l’immigration irrégulière », la « guerre contre les zones de non droit », la « guerre contre l’assistanat » mènent vite à la chasse aux immigrés, à ceux qui les soutiennent, aux jeunes, aux profs, à ceux qui usent du droit de grève, aux syndicats, aux pauvres, etc., etc. C’est la vieille figure de « l ‘ennemi intérieur » qui est pernicieusement ranimée, et rien n’interdira de désigner demain d’autres catégories de citoyens encore comme ennemis intérieurs.
En attendant, on met en actes le discours guerrier avec la multiplication d’opérations (descentes de police, démantèlement de camps, expulsions…) qui, indépendamment de leurs conséquences humaines désastreuses, tiennent avant tout de la politique spectacle.
• augmenter peu à peu l’arsenal répressif, sans jamais poser la question de sa pertinence
Nombreux sont ceux – y compris au sein du gouvernement – qui savent le peu d’effet dissuasif des caméras installées dans les lieux publics, les graves conséquences de l’accumulation des fichiers, l’inefficacité de la systématisation des gardes à vue, le caractère contre-performant des contrôles au faciès, le faible impact et les effets pervers de beaucoup des dispositifs anti-récidive, la nature criminogène de la prison, etc.
Depuis le début des années 2000, ont été adoptées des dizaines de mesures dont le succès en termes de diminution de la délinquance n’est mesuré qu’à l’aide de statistiques douteuses et de moyens contestables, et qui sont souvent décriées par les spécialistes et les acteurs de terrain. Qu’importe que soit instaurée au travers de cet arsenal une véritable société de surveillance modèle 1984, bafouant les libertés individuelles ? Qu’importe les mises en garde et les désaveux du Conseil constitutionnel ? Voici qu’il nous en est promis de nouvelles, taillées sur le même modèle : accroissement de la vidéosurveillance, extension des délits passibles de peines plancher, possibilité de condamnation au port de bracelet électronique après l’exécution d’une peine d’emprisonnement, instauration de peines incompressibles de 30 ans, et, cerise sur le gâteau, responsabilité pénale des parents d’enfants ayant commis des infractions... De cette dernière mesure, on peut gager qu’à l’instar de la suspension des allocations familiales elle frappera surtout les plus pauvres, de même que lorsqu’il est question de durcir la lutte contre les employeurs qui abusent des sans-papiers on s’en tient à des mesures tout à fait contournables par ceux qu’elles prétendent viser, qui permettront surtout d’interpeller plus facilement les sans-papiers, c’est-à-dire… les victimes de ces employeurs abusifs.
• procéder par grignotage : effets d’annonce suivis de reculs partiels, usage de leurres
Cela fait plusieurs années que nous avons été accoutumés à une politique toute en communication. On annonce, comme pour faire un test, une réforme qui de toute évidence va faire scandale, au moins parmi ceux que le pouvoir adore taxer de « droitsdel’hommistes », comme si c’était une injure, puis on recule partiellement. Le jeu consiste à provoquer pour voir jusqu’où on peut aller et se satisfaire in fine de mesures qui, au regard de l’énormité de la menace et des craintes éprouvées, paraîtront presque « raisonnables ». Ainsi, le projet de loi Hortefeux de 2007 sur l’immigration prévoyait l’usage de tests ADN pour la procédure du regroupement familial. Ces tests ont suscité l’émoi de nombreuses personnes, au-delà même de ceux qui habituellement s’intéressent de près à ce sujet. La réforme a été adoptée sans les tests ADN, qui avaient focalisé toute l’attention, avec des dispositions tout aussi graves mais qui marquaient moins les esprits.
On peut s’attendre à un feuilleton semblable au cours du prochain débat sur l’immigration à venir fin septembre. Le projet de loi Besson comporte en effet toutes sortes de dispositions lourdes de conséquences pour les étrangers. Par exemple, il prévoit que les migrants enfermés en zone d’attente ou dans un centre de rétention pourront ne voir un juge judiciaire, celui qui est chargé de vérifier que leurs droits ont été respectés, qu’après l’exécution d’une mesure de refoulement ou d’expulsion du territoire français, c’est à dire... jamais. La réforme risque fort de n’apparaître – et certainement elle sera présentée ainsi - que comme un simple ajustement technique, un peu compliqué et ennuyeux. Du coup, il y a fort à parier que la thématique de l’extension des motifs de déchéance de la nationalité soit utilisée pour faire passer au second plan des mesures pourtant graves comme celle, énoncée plus haut, qui vise rien moins qu’à neutraliser le pouvoir de contrôle du juge sur les décisions administratives touchant les étrangers. Le ministre de l’Intérieur nous redira, comme il l’a fait à plusieurs reprises récemment, être favorable à la déchéance de nationalité pour les cas de polygamie. Il est facile à tout un chacun de réaliser que cette proposition ne saurait être suivie d’effet : un/e Français/e marié/e ne pouvant pas contracter un second mariage, les « cas de polygamie » dont parle le ministre ne sont juridiquement que des adultères... qu’on imagine mal entrer demain dans une liste de délits pouvant mener à la déchéance de nationalité ! Le procédé repose en fait sur le principe du leurre : comme lorsqu’en plein débat sur l’orientation contestée de la politique scolaire et la réduction des crédits, le ministre de l’éducation nationale réussira à lancer une polémique sans suite sur… le port de l’uniforme à l’école ! Le fin du fin, c’est de « lâcher » tel député ou ministre avant de laisser le Président faire la preuve de sa profonde sagesse en arbitrant dans le sens de la modération !
• mentir avec assurance
Dans son discours de Grenoble du 30 juillet, Nicolas Sarkozy affirme, changeant soudain de sujet après avoir parlé des jeunes déscolarisés : « nous subissons les conséquences de 50 années d’immigration insuffisamment régulée ». Il annonce alors que le gouvernement va s’employer à évaluer les droits auxquels ont accès les étrangers en situation irrégulière, déclarant qu’« une situation irrégulière ne peut conférer plus de droits qu’une situation régulière et légale » ! Quiconque a eu l’occasion de se pencher, même brièvement, sur la question des droits sociaux des étrangers sait pertinemment que le fait d’être en situation de séjour irrégulier prive automatiquement de la plupart des prestations du système français de protection sociale. Les mouvements de grève de travailleurs sans papiers ont également appris à tous que nombre de ces étrangers irréguliers cotisent aux différentes caisses sociales et paient des impôts, et qu’exposés à rester sans papiers ou à être expulsés plus qu’à être régularisés, la plupart ne connaissent jamais le bénéfice de ces cotisations. Le président de la République, à son poste depuis 3 ans, et précédemment en charge de l’immigration comme ministre de l’Intérieur, ne peut évidemment l’ignorer. Difficile de voir autre chose, donc, dans sa déclaration qu’une façon de caresser dans le sens du poil tous ceux qui, sans savoir, nourrissent la rumeur récurrente à propos des étrangers qui ont bien plus de droits que les Français, et qui profitent de toutes les prestations sociales sans jamais avoir cotisé !
Dans le même discours, le président glisse tout d’un coup de la question des Roms/gens du voyage à celle des « Roms migrants », pour estimer que ces derniers se rendent coupables d’« abus du droit à la libre circulation ». De quel abus s’agit-il ? Si le propos concerne les Roms de nationalité roumaine ou bulgare, faut-il rappeler au président de la République française que la Roumanie et la Bulgarie font maintenant partie de l’Union européenne, et que leurs ressortissants ont en conséquence droit à la libre circulation, droit qui est entier et dont on ne peut donc pas « abuser » ! On peut en jouir, simplement, et aller et venir entre un Etat et l’autre de l’Union européenne est, n’en déplaise à Nicolas Sarkozy, un droit de tous les citoyens européens...
Autre exemple d’assurance tranquille dans l’énoncé d’une contre-vérité : les propos tenus par plusieurs personnalités de droite, en particulier par Nadine Morano, affirmant, à propos de la déchéance de nationalité française qu’Elisabeth Guigou, la première, avait « renforcé » cette possibilité de déchéance, et l’avait même « étendue » aux auteurs d’actes de terrorisme. Or cette affirmation est exactement contraire à la vérité : en 1998, le gouvernement de gauche auquel appartenait E. Guigou avait restreint les possibilités de retrait de la nationalité en les conditionnant au fait que l’intéressé/e ne se retrouve pas apatride, c’est-à-dire sans nationalité, et en supprimant le cas de condamnation à des peines de prison supérieures à cinq ans. C’est en revanche un gouvernement de droite, celui d’Alain Juppé, qui avait ajouté en 1996, dans le cadre de la loi sur le terrorisme, la possibilité de déchéance de la nationalité pour des actes de terrorisme.
• désigner des boucs émissaires
Tour à tour sont ciblées par les responsables politiques au pouvoir diverses catégories de personnes présentées comme des groupes sociaux existants : les mineurs délinquants, les parents négligents, les immigrés mal intégrés, les étrangers naturalisés, les gens du voyage, les Roms. La définition de ces groupes sociaux est souvent une création de celui qui prononce le discours qui désigne telle ou telle catégorie comme si elle existait d’évidence, lui donne aussitôt une importance quantitative jamais vérifiée et lui applique une série de stéréotypes. Il suffit ainsi de dire « les parents manifestement négligents », ou « les multirécidivistes », ou « les familles polygames » : on a l’impression qu’on a affaire à une catégorie sociale repérée, aux frontières connues, alors que, la plupart du temps, ces catégories sont hétérogènes, quand elles ne relèvent pas simplement du fantasme. Viser une époque repoussoir, un passé plus ou moins récent dont les supposés égarements sont présentés comme responsables de tous les maux qui nous accablent participe de la même technique : sous Pétain, c’était le Front populaire ; pour Sarkozy, c’est « la permissivité morale et intellectuelle » de mai 68.
Ce qui différencie les droits des Roumains et Bulgares et ceux des autres citoyens européens est seulement, pour la durée d’une période dite « transitoire », l’accès au travail salarié, limité pour eux à une liste de 150 métiers. Pour le reste, leur droit à la libre circulation est identique à celui des autres Européens, qui tous n’ont droit à l’installation durable dans un autre Etat de l’Union qu’à la condition de justifier de ressources estimées suffisantes.
• surfer sur les peurs et préjugés
Jamais des responsables politiques n’ont parlé de manière aussi « décomplexée » la langue dite « de la rue » : en fait une langue agressive et sans nuance, dans la grande tradition populiste. Après le fameux « casse-toi pauvre con » qui a marqué le début du quinquennat, Sarkozy comme ses ministres aiment à parler de « voyous », de « truands », ou de « racaille ». Ils mêlent systématiquement dans leurs propos immigrés et délinquants. Ils se complaisent à insister sur les abus, les détournements ou les irrégularités qui peuvent être commis par des étrangers, comme s’ils étaient le fait de la plupart d’entre eux. Ils reprennent sans vergogne les craintes et les incompréhensions nées de l’ignorance : on verra ainsi le ministre de l’Intérieur déclarer que « beaucoup de nos compatriotes sont à juste titre surpris en observant la cylindrée de certains véhicules qui traînent les caravanes ». Ils peuvent annoncer tranquillement, comme Sarkozy l’a fait à Grenoble vouloir « mettre un terme aux implantations sauvages de campements de Roms [...] zones de non droit [...] ». Autant d’expressions fortes, qui marquent les esprits, et empêchent l’auditeur de se demander simplement de quoi on est en train de lui parler : qu’est-ce que ces implantations « sauvages » de « zones de non droit » ? La sauvagerie est-elle dans le caractère illicite de l’occupation du terrain ? Ou s’applique-t-elle à des comportements barbares (des trafics divers, de l’exploitation d’enfants, des actes de violence...) ? Sommes-nous dans des zones « de non droit » parce que les occupants ne sont pas en règle avec l’administration ? Ou du fait d’une organisation clanique ? Le discours joue avec tout cela, laissant entendre sans toujours dire vraiment... Et dans la réalité, on programmera le démantèlement de 300 « camps ou squatts » ; Inutile de dire que ces « démantèlements » ne se font pas dans la douceur, mais en séparant des parents et leurs enfants, en détruisant les abris des occupants, en jetant leurs effets personnels, comme cela se pratique trop souvent dans les camps de Roms, de Roumains ou de Bulgares, sédentaires ou nomades, venant d’arriver ou présents sur les lieux depuis des années. Qui protestera, puisqu’il a été dit qu’il s’agissait de « sauvages » ?
• stigmatiser un groupe ethnique en tant que tel
En l’occurrence, un palier a été atteint, avec la réunion interministérielle organisée au plein coeur de l’été pour répondre aux « problèmes que posent les comportements de certains parmi les gens du voyage et les Roms », selon un communiqué de l’Elysée.On a vu ainsi accoler un terme définissant une catégorie juridique créée par le législateur, les gens du voyage à un terme désignant un peuple, les Roms. Au final, dans cet ensemble « Roms et gens du voyage », de qui s’agissait-il ? Des Roms en général (qui peuvent être français comme étrangers) ? Des gens du voyage (qui peuvent être Roms ou ne pas l’être) ?
La confusion la plus totale a été créée, malgré les protestations de pure forme du gouvernement « nous nous refusons à tout amalgame », « nous ne voulons stigmatiser personne » !
C’est la première fois en tous cas, depuis les mesures contre les Juifs de 1940, qu’un groupe ethnique est désigné et stigmatisé comme posant en tant que tel un problème imposant un traitement spécifique. Et la précaution de style consistant à parler de « certains parmi les gens du voyage et les Roms » ne saurait faire illusion. Imaginons le tollé que produirait de nos jours à juste titre une phrase évoquant avec la même précaution les « problèmes que posent les comportements de certains juifs » !
• ouvrir des brèches au coeur de principes essentiels
La technique de « grignotage » évoquée plus haut peut être poussée jusqu’à son extrême et permettre d’ouvrir des brèches qui ne se refermeront plus spontanément. On voit le processus à l’oeuvre avec la stigmatisation d’un peuple entier. On le voit encore lorsque le président de la République se met à énoncer son souhait que « la nationalité française [puisse] être retirée à toute personne d’origine étrangère (...) ». L’expression plonge l’auditeur dans la perplexité : qu’est-ce exactement qu’une personne d’origine étrangère ? Quelqu’un qui n’est pas né/e français/e ? Quelqu’un dont les parents, ou l’un des parents, n’était pas français/e ? Les grands-parents peut-être ? Ou bien quelqu’un qui est né à l’étranger ? Un/e Français/e par naturalisation ou par déclaration, suite par exemple à un mariage avec un/e Français/e ?...La proposition de réforme s’appuie en tous cas sur une affirmation péremptoire : « la nationalité française se mérite ». L’auditeur, pour le coup a le sentiment que rien ne peut être objecté à un tel argument, puisque ce serait sembler dénier toute valeur à cette nationalité !
L’argument du « bon sens » paraît là encore l’emporter, le président s’appuyant sur un fait divers encore chaud : « la nationalité française doit pouvoir être retirée à toute personne d’origine étrangère qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un fonctionnaire de police ou d’un militaire de la gendarmerie ou de toute autre personne dépositaire de l’autorité publique ». Le nombre de personnes susceptibles d’être touchées par une telle mesure est évidemment a priori très réduit. Mais une fois lancée, la machine à introduire des propositions qui ont l’air « de bon sens » s’emballe. Le ministre de l’Intérieur Brice Hortefeux déclarera le lendemain, dans le Parisien/Aujourd’hui en France, vouloir étendre les possibilités de déchéance de nationalité aux auteurs d’excision, de traite d’êtres humains ou d’« actes de délinquance grave » [délinquance économique et financière ? abus de biens sociaux ?]. Nicolas Sarkozy, lui, avait également dit vouloir « que l’acquisition de la nationalité française par un mineur délinquant au moment de sa majorité ne soit plus automatique » Or ces réformes, même si elles semblent marginales, modifient de manière radicale la conception de la Nation, héritée de la Révolution. Selon cette nouvelle conception, il y a deux sortes de Français : ceux qui le sont de manière essentielle, dont la nationalité ne saurait être remise en cause ; et puis les autres, dont la nationalité (française) serait comme un attribut temporaire, susceptible d’être retiré. Aujourd’hui (depuis la loi Guigou de 1998), les mineurs nés en France deviennent automatiquement français à leur majorité s’ils ont résidé en France durant cinq années au moins depuis l’âge de 11 ans.
Le gouvernement a beau protester dès qu’est évoqué un parallèle de sa politique avec Vichy, on est forcément conduit à penser à la Commission de révision des naturalisations créée en juillet 1940 qui, ayant examiné des dizaines de milliers de dossiers, a dit qu’il y avait à dénaturaliser plusieurs milliers des intéressé/es. On sait que, parmi ces dénaturalisés de Vichy, beaucoup – sans doute la majorité – étaient des juifs. On sait que ces dénaturalisations ont privé des juifs de la protection qu’ils auraient pu recevoir de la France contre les nazis. On sait qu’elles ont continué même lorsqu’il est devenu indifférent aux yeux des nazis qu’un juif soit français ou étranger... Beaucoup de Français seraient réticents à adhérer à une rhétorique si excessive et si ouvertement sécuritaire si elle n’était pas déployée avec un art consommé d’une communication démagogique.
Une bonne illustration de cette technique nous vient de Frédéric Lefebvre, avec sa déclaration sur Europe 1 : « La délinquance, chacun sait qu’il y a des liens avec l’immigration, chacun le sait. C’est souvent pas correct de le dire, mais c’est une réalité que chacun connaît ». On a là une vigoureuse expression de la doctrine qui était jusqu’alors l’apanage du Front National et qui vient d’être validée officiellement à Grenoble par le chef de l’État. Mais attention, il y a bien d’autres messages subliminaux dans cette petite phrase, qui n’est évidemment pas un dérapage : la répétition de « chacun le sait » et de « chacun connaît » entérine une vérité qui n’existait pas avant d’être fabriquée par réitération. « Chacun le sait », parce que bien sûr, c’est du « bon sens » (on ne cesse d’y revenir) ; mais elle prétend nous parler aussi d’expérience : vous avez bien une grand mère qui s’est fait voler son porte-monnaie, une soeur qui s’est fait embêter dans la rue, c’était bien un Noir ou Arabe, non ? Vous vous êtes fait cambrioler récemment ? Il y a bien un camp rom pas loin de chez vous ?... Voilà ce que, mine de rien, nous dit, dans le climat actuel, cette petite phrase. Elle dit aussi autre chose. L’énoncé « c’est souvent pas correct de le dire » signifie : nous vivons sous un régime de dictature des bien-pensants où il faut beaucoup de courage pour dire tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Il est temps de libérer la parole et, par l’exemple que je vous donne, je vais vous y aider : allez-y, lâchez-vous ! Nous vous soutenons !
Comme cela avait été tenté avec le débat sur l’identité nationale, les chiens sont lâchés. Mais il faut encore s’assurer que l’ennemi est bien identifié : l’immigré . Et peu importe qu’il soit en fait français ou étranger, son apparence suffira à le faire reconnaître. Pour enfoncer le clou, on feint de parler « peuple » : Lefebvre omet soigneusement le « ne », marqueur de la négation en « bon français. Il dit : « c’est pas correct » au lieu de « ce n’est pas correct ». Sous entendu : nous ne sommes pas de ces élites totalement ignorantes de la « réalité », enfermées dans leurs beaux quartiers, qui se permettent à bon compte d’éprouver de beaux sentiments. Nous sommes proches du peuple, conscients de cet enfer que vous font vivre au quotidien les délinquants-immigrés. La boucle est bouclée. Qui a encore envie de parler de politique économique et sociale ? Ces élites qui parlent pointu et ne savent rien, ne connaissent rien de que vous vivez ? Allons donc !
Dès lors... plus que de procédés, il s’agit d’une dynamique Comment la qualifier, la dynamique qui use de tels procédés ? Une dynamique qui organise les choses avec une telle cohérence ? Affirmant que le danger réside dans tels et tels groupes sociaux et disant : frappons-les, réprimons-les, excluons-les, privons-les de droits ! Comment la qualifier, sinon de fascisme rampant ?
Ne nous y trompons pas, le gouvernement se ressent impuissant : impuissant pour lutter contre la précarisation d’une part de plus en plus importante de la population française, impuissant pour maintenir l’ordre public et la paix sociale de manière juste et équilibrée sur tout le territoire national, impuissant pour garantir une société d’équité et de justice, sans discrimination. Plutôt que d’assumer sa politique (sa non politique) et ses choix budgétaires, il tente de détourner l’attention des Français en évoquant des mesures aussi inefficaces qu’irrespectueuses de notre histoire et de notre constitution, en stigmatisant des populations facilement attaquables parce qu’elles sont sans droit de vote ou parce qu’elles vivent dans la précarité. Aujourd’hui, en désignant une communauté (les Roms), en pointant du doigt une catégorie (les étrangers), Nicolas Sarkozy et son gouvernement sont des attiseurs de conflit et de clivage, les allumeurs des feux qu’ils prétendent vouloir éteindre.
Le député Mariani, dans un entretien au Parisien mardi 3 août 2010, a dit : « la France invisible et silencieuse pense que (...) ». Peu importe ce qu’il a dit ensuite. Mettre en avant une France « invisible et silencieuse », et prétendre parler pour elle, cela a une fonction précise pour ceux qui sont actuellement au pouvoir : il s’agit de dénier le droit à la parole à ceux qui plaident pour le respect des droits fondamentaux, à ceux qui protestent quand les libertés sont atteintes, à ceux qui proclament l’égalité des droits. Il s’agit de faire croire que ceux-là sont des idéologues irréalistes, loin du « vrai » peuple et de ses préoccupations.
Invisibles et silencieux... Jusqu’à quand le resterons-nous ?
Le collectif Uni-e-s contre une immigration jetable, auquel les Alternatifs participent, appelle à un premier rassemblement de ceux qui ne veulent pas être invisibles et silencieux le samedi 4 septembre 2010. Nous espérons que cet argumentaire aura contribué à vous convaincre d'y participer.
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