lundi 23 février 2015

Gilbert Marquis, mon père… , par Serge Marquis


Notre camarade Gilbert Marquis est décédé le 5 février dernier. Nous vous invitons à lire ci-dessous le bel hommage qu'a rédigé par son fils Serge, ainsi que la tribune que Mohamed Harbi a donné au journal le Monde et l'article que lui consacre Robi Morder sur le site de l'association pour l'autogestion.

"Mon père vient de s’éteindre à l’âge de quatre-ving-quatre ans à Paris. Il était l'un des derniers survivants d'une histoire qui se confond avec les soixante dernières années du trotskysme français. Et plus particulièrement avec celle d’un courant politique : le « pablisme ». 


Je peux difficilement évoquer mon père sans parler de ma mère, avec laquelle il avait trouvé un équilibre. J’entends encore le cliquetis des machines à écrire dans la grande salle des sténos-dactylos où elle travaillait, en rangs serrés, boulevard Barbès (18e) au siège de la BNP – ce bruit permanent matin, midi et soir, les touches qui frappent, le retour chariot, la pointeuse, la cantine, les milliers d’employés s’agitant à cette occasion. 

Jusqu'à vingt-et-un an, la mère de ma mère a vécu au presbytère dans le pays saintongeais (Charente-Maritimes), avec sa mère (mon arrière-grand-mère, bonne du curé), habillée de noir depuis que son mari était mort à la guerre 14-18… Arrivée à sa majorité, la première chose qu'elle a faite a été de se marier avec un communiste ! Il était résistant à la SNCF, il fut arrêté et interné. Et puis, il a été relâché, sous la pression du Parti dans le camp, pour rejoindre sa famille pour quelques semaines seulement, puisqu’il était donné pour mort… Il faisait 37 kilos pour près d'un 1,80 m. Mais il a finalement survécu. 

La première chose qu’a fait ensuite ma propre mère, Nicole, a été de se marier avec… un trotskyste ! 

Je suis pour ma part un autogestionnaire. Et nous avons là le cheminement politique de ma famille sur un siècle. Encore un mot concernant ma mère chérie, Nicole, qui a toujours su s’occuper de mon frère et moi : elle est décédée à l’âge de soixante-quatre ans. Médaille du travail, début du boulot à moins de seize ans après le certificat d’étude, une riche activité syndicale, pas d’évolution de carrière bien sûr. Les syndicalistes le savent, le bas salaire, c’est pour eux tout du long de la vie. 

Après mai-68, elle est élue au Comité exécutif de la CFDT BNP-Paris. Mais Edmond Maire veillait : leur section syndicale a été dissoute, premier exemple de ce que l’on a appelé le « recentrage » (1977), et qui conduira à la dissidence et, bien des années plus tard, à la création de SUD. 

Perdant tous ses mandats, ma mère s'est retrouvée de nouveau en proie aux tracasseries patronales, baladée d’une agence à l’autre, d'un bureau sans fenêtre à l'autre. Elle redevint déléguée du personnel, ré-adhéra à la CGT, puis déléguée syndicale à nouveau. Une vie de bagarres permanentes pour une femme courageuse qui prenait tout à cœur. A son décès, nous avons écrit un épitaphe sur le faire-part : « Nicole, toujours droit ! » 

Vous pouvez imaginer les conversations à table. Le vécu de mon père n’était pas en reste : vendeur de journaux à onze ans ! Son frère aîné, Bernard, travaillait sur les chantiers de travaux publics à quatorze ans. L’argent était pour la famille. Bientôt, tout le monde s'y mettrait : les gros engins, la pelleteuse. 

D'extraction paysanne modeste – son père avait dû abandonner la forge familiale du village (Dangers) en Beauce pour se faire embaucher chez l'entreprise de travaux publics Razel en Ile-de-France –, mon père, qui n'a donc pas fait d'études et a commencé jeune sa vie active, comme ses trois frères et sœurs, a adhéré à l'âge de dix-neuf ans, en 1950, au Parti communiste internationaliste (P.C.I.), la section française de la IVe, à la suite d'un séjour en Yougoslavie. 

Organisés par la IVe Internationale sur le mode des Brigades internationales en Espagne, ces camps de travail visaient à rompre l'isolement que le Komintern voulait imposer à la Yougoslavie de Tito et son expérience d'autogestion. 

Mon père travaille comme ouvrier à l'usine Chausson de Gennevilliers, puis il est devenu permanent syndical CGT à la Fédération des métaux de Seine-et-Oise. Il se retrouve par la suite à Nord-Aviation où, à la tête de la section PCF, se trouve un certain Georges Marchais. 

A cette époque de l’après-guerre, les débats dans la IVe Internationale font rage. La IVe internationale sort de la guerre plus minoritaire que jamais. Les staliniens sont auréolés de leur combat contre le nazisme. Une nouvelle guerre induite par la guerre froide n'est pas à exclure. 

La IVe n'a pas pris la place de la IIIe Internationale, comme celle-ci l'avait fait avec la IIe (l'Internationale socialiste) au sortir de la Première Guerre mondiale… Le pronostic est donc démenti. Secrétaire à l'organisation de la IVe Internationale, Michel Raptis, dit Pablo, propose une réorientation stratégique : « l'entrisme sui generis ». Loin d'une manœuvre tactique, il s'agit de rejoindre sur le long terme les structures majoritaires de la classe ouvrière, en France le PCF et la CGT, afin de détacher des pans du giron stalinien et réformiste. Pierre Lambert n'y voit rien d'autre que la fin programmée du trotskysme.

Mon père suit « Pablo ». Il fait de l’entrisme, mais il est exclu du PCF en 1958 à la suite de la purge contre le bulletin d’opposition interne « Tribune de discussion ». 

La IVe internationale se divisera une nouvelle fois de manière durable en 1962. Dans le contexte des révolutions coloniales, la tension se porte sur la question suivante : vu le petit nombre de militants, faut-il participer aux mouvements de libération nationale de l'intérieur, en pariant sur la dynamique sociale induite, ou maintenir l'activité d'une organisation trotskyste indépendante ? 

Alors qu'il est en prison en Belgique pour fausse monnaie en faveur du FLN, « Pablo » est de fait exclu de l'organisation qu'il dirigeait depuis 1944. C'est la scission de l'Internationale « pabliste » : d'un côté, les « frankistes » (Pierre Frank, Ernest Mandel, Livio Maïtan…) ; de l'autre, « Pablo » (Gilbert Marquis, Michel Fiant, Henri Benoits…). La Tendance marxiste-révolutionnaire internationale (TMRI) est créée, l'Alliance marxiste-révolutionnaire (AMR) sera sa section française. 

De leur côté, les « Frankistes » feront vivre la Ligue communiste, puis L.C.R., ancêtre pour partie du NPA, tandis que Lambert s'est déjà lancé dans « la reconstruction de la IVe Internationale », dont l'organisation française est aujourd'hui le Parti ouvrier indépendant (P.O.I.). 

En Algérie, où opère « Pablo » conseiller spécial de Ben Bella, les nationalisations précèdent une réforme agraire et une mise en autogestion d'entreprises, surtout agricoles et un peu industrielles. Mohamed Harbi et Hocine Zahouane, qui animent l'aile gauche du FLN, deviendront les « amis » de « Pablo », de Gilbert et de la TMRI. 

Gilbert sera étroitement associé à la révolte chypriote de Makarios, à la lutte contre la junte des colonels en Grèce, au soutien à l'ANC sud-africaine, au mouvement palestinien du FDLP — avec quelques faits d'armes, comme l'impression de l'organe clandestin du FLN en métropole ; l'évasion de prison en Turquie de Yilmaz Güney, le réalisateur de Yol, la permission, Palme d'or du festival de Cannes en 1982 ; la protection de Stokely Carmichael, alors porte-parole de la mouvance Black Panther Party, qui logeait chez nous à Clamart (92) ; le soutien aux dissidents de l'Est, comme Piotr Eguidès et Tamara Deutcher, et d’autres actions qui ne sont toujours pas prescrites. 

Mai-68 permettra à son organisation de trouver une nouvelle respiration, avec l'arrivée de jeunes tels Maurice Najman, initiateur des Comités d'action lycéens (C.A.L.). 

Une fois Michel Rocard parti du Parti socialiste unifié, l'A.M.R. y adhère collectivement. Gilbert est membre de son Bureau national. Mais la greffe ne prend pas. Scission, renaissance sous l'appellation des C.C.A. (Comités communistes pour l'autogestion). À croire que l'appétence de ce courant politique pour les idées neuves et sa rupture avec le trotskysme traditionnel le déstabilisent. Pas facile en effet de remettre en cause la conception « léniniste » du Parti révolutionnaire, guide et avant-garde, qui se construirait à partir d'un noyau de dirigeants autour duquel devraient s'agréger ensuite d'autres forces. 

Les « pablistes » lui préfèrent l'idée d'un arc de forces indépendantes, vouées à s'unifier, se décomposer et se recomposer, à mesure du processus révolutionnaire en cours et des tâches politiques à atteindre — vision « mouvementiste » plus en phase avec la situation de l'époque. Ils cherchent à articuler la problématique du mouvement ouvrier avec celle des « nouveaux mouvements sociaux » (jeunes, femmes, immigrés, genre,…), terme utilisé par l'A.M.R. avant qu'il fasse florès dans les sciences sociales. 

Ce courant politique renouvelle son approche des Pays de l'Est, qu'il définit désormais de « pays bureaucratiques » plutôt que d’« États ouvriers dégénérés ». Il approfondit son approche de l'autogestion, qu'il conçoit dans une formule lapidaire comme « le contenu du socialisme et le moyen d'y parvenir »… 

En 1981, il analyse l'arrivée de F. Mitterrand comme paradoxale : la gauche est au pouvoir au moment où la force propulsive de Mai-68 s'achève, ce qui pose des problèmes inédits… 

Lorsque je songe à mon père, ce qui me revient le plus à l’esprit c’est à quel point il était accrocheur, d’un volontarisme extraordinaire, et d’une énergie rare. Je l’ai attendu durant des années tous les soirs à partir de 23 h ou minuit, parfois une heure du matin pour qu’il me rapporte les derniers évènements. Il prenait du pain, un morceau de fromage, la radio était déjà allumée, et nous parlions. Oh, il ne s’est pas occupé de nous, et il est vrai que s’il ne m’avait pas transmis cette passion de la politique tout aurait concouru pour que je finisse mal, mon frère a presque fini en correctionnelle, mes cousines étaient prostituées, et mon milieu de rue naturel me portait vers les activités de gang. J’ai été dans des bandes, et j’ai toujours pensé que je n’échapperais pas à la prison.

C’est peut-être le grand hiatus de ma vie et celle de mon père : nous retrouver dans un milieu militant socialement différent de notre origine. Mon père s’y est retrouvé, pour moi ce fut toujours plus difficile. C’est probablement pour cela que je n’ai pas pris les responsabilités qu’il a eues. Et, pourtant, de toute ma famille large, je suis le seul pratiquement à avoir fait des études jusqu’au Bac. Mon frère s'est mis à travailler à l'âge de quinze et demi sur des machines offset. Je suis en quelque sorte le petit-bourgeois de la famille. Allez comprendre… 

En 1984, Ben Bella en exil fait appel à mon père pour aider l'opposition démocratique algérienne. Mais les diverses publications dont Gilbert Marquis a l'autorité sont toutes interdites par les gouvernements de gauche comme de droite, au motif qu'elles sont « de nature à contrarier les intérêts diplomatiques de la France ». Leur avocat, Ali Mécili, est assassiné à Paris sur contrat de la Sécurité militaire. Son meurtrier est arrêté et expulsé en Algérie par Charles Pasqua. L'Algérie entamera ensuite une longue période sombre dont elle n'est pas sortie. Les émeutes d'octobre 1988, la fin du duo Ben Bella-Aït Ahmed, l'émergence des islamistes, le coup d'État, la guerre civile… Nous avons connu tout cela, nous étions sur le bateau Le Hoggar de retour de Ben Bella vers Alger… 

Il y aura aussi la chute du Mur, qui sera l'occasion pour lui et moi, ensemble, tous les deux, d'un voyage à Berlin et à l'Est, afin de mieux saisir l'aspiration des Allemands de l’Est à la réunification. Il sera à Moscou avec Maurice Najman et Marcus Wolf (l’ex-chef des services secrets est-allemands) lors de la tentative du coup d’Etat contre Gorbatchev en 1991. 

Puis, il marque son soutien au peuple irakien, contre le boycott, qui le conduira à rencontrer Saddam Hussein, tout comme Khadafi quelque temps avant, ce qui lui fut reproché. Il était conscient que son action ne lui laissait pas toujours le choix des acteurs

Avec l'éclatement de la Yougoslavie, la construction de l'Union européenne, la marche sans frein du marché et de la mondialisation, mon père tente de prolonger quelque peu l'esprit du courant « pabliste » auquel il s'était indéfectiblement identifié, en créant « la revue internationale pour l'autogestion » Utopie critique. La nation, l'Etat, la république… , à l'heure où les bourgeoisies étaient prêtes à s'en débarrasser, commençaient à devenir des thèmes de réflexion et d’action. Il offrit une tribune aux courants « souverainistes » de la gauche. 

Sans engager son comité de rédaction, composé d'intellectuels et de militants aux origines diverses (Tony Andréani, Henri Benoits, Robert Charvin, François Cocq, Eric Coquerel, Denis Collin, Sophie Combes d’Alma, Jean Copens, Jacques Cotta, Claude Debons, Gérard Delahaye, Jean-Pierre Garnier, Florence Gauthier, Mohammed Harbi, Jean-François Joussellin, Georges Labica, Jean-Pierre Lemaire, Patrick Letrehondat, Jacques Michel, François Morvan, Michel Naudy, Francis Pothier, Christophe Ramaux, Danielle Riva, Patrick Silberstein, Christophe Ventura,…), il soutient Jean-Pierre Chevènement à la Présidentielle de 2002. Avant de se rapprocher plus tard du Front de gauche. 

Il aura consacré toute sa vie à l'idée de la solidarité internationaliste et au socialisme à visage humain, qui l'éloigna au fil des évènements de l'idéologie – sans se rallier jamais au réformisme bon teint, comme le voudrait l’époque. 

Mon père était un indéfectible trotskyste à l’ancienne. Je l’aimais comme il nous a aimés. Décédé à 84 ans, il aura fait sa dernière manif le 11 janvier dernier. Un hommage lui sera rendu ce jeudi 12 février à 13 h 30 à la salle du crématorium du cimetière du Père-Lachaise… 

Je pense à lui et à ma mère. C’est dur de les avoir perdus. 

Serge Marquis 

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Gilbert Marquis Militant trotskiste

Gilbert Marquis, fondateur de la revue Utopie critique, est mort jeudi 5 février. Du monde rural d'où son père maréchal-ferrant est issu, il se retrouve dans la banlieue parisienne, immergé dans la classe ouvrière. Son expérience militante commence avec la participation aux brigades de travail pour la défense de la Yougoslavie titiste en rupture avec le stalinisme. Son inscription dans la mouvance trotskiste commence à cette période (1950). Ouvrier chez Chausson puis à Nord-Aviation, son énergie et la fermeté de ses convictions le destinent à une ascension rapide dans l'appareil de la CGT. Mais le PCF, où il pratiquait l'entrisme, veillait. Cet entrisme (dit sui generis) consistait en une immersion de longue durée dans les structures majoritaires du mouvement ouvrier afin de dégager des pans de leur giron stalinien et réformiste. Il sera l'occasion de divisions durables chez les trotskistes.

En  1959, Gilbert Marquis sera exclu du PCF à l'occasion de la purge qui affecte les animateurs du bulletin d'opposition interne "  La Tribune de discussion  ". Désormais, son itinéraire converge avec celui de Michel Raptis (dit "  Pablo  "), dirigeant de l'Internationale trotskiste depuis 1944. Il sera son suppléant au Secrétariat international de la IVe Internationale et le gérant de la revue Sous le drapeau du socialisme, organe de la Tendance marxiste révolutionnaire internationale (TMRI). Ce courant se distingue des autres sensibilités trotskistes par les espoirs fondés sur l'expérience de la déstalinisation entamée par Khrouchtchev et sur la "  révolution coloniale  ", tout particulièrement en Algérie, au Vietnam et dans les colonies portugaises (Angola, Mozambique, Guinée-Bissau).

Autogestion généralisée

Lui et Michel Fiant feront preuve d'un sens de l'organisation et de l'initiative inédit, notamment en faveur du FLN algérien. Puis, plus tard, avec le FNL vietnamien. "  Pablo  " poursuivra l'action directement auprès d'Ahmed Ben Bella, le premier président de la République algérienne, à travers la mise en autogestion des "  biens vacants  ". L'autogestion généralisée était alors perçue comme un moyen de construire un socialisme démocratique.

Gilbert Marquis, avec ses camarades (Michel Fiant, Maurice Najman, Henri Benoits…) engagés dans le mouvement de mai  1968, s'en saisit pour participer à la rénovation du mouvement ouvrier en créant l'Alliance marxiste révolutionnaire (AMR), et en la fusionnant avec le Parti socialiste unifié (PSU) après le départ de Michel Rocard.
Même si l'entreprise échoua, il continua de militer pour le regroupement des forces anticapitalistes, à travers les Comités communistes pour l'autogestion (CCA), la Fédération de la gauche alternative (FGA), les comités Juquin et l'Alternative rouge et verte (AREV).

En  1984, il est appelé par Ahmed Ben Bella, nouvellement sorti d'une longue période de prison et de résidence surveillée, pour s'occuper de sa presse. Mais les titres sont régulièrement interdits par les gouvernements français, de gauche comme de droite, au motif que leur publication "  contrarie les intérêts diplomatiques de la France  ". Il y aura ensuite l'assassinat à Paris, en  1987, de leur avocat, Ali Mécili, les émeutes de 1988 à Alger, une période terrible s'ouvrant en Algérie. Avec l'effondrement de l'URSS, la perspective d'une révolution politique disparaît  ; l'heure semble venue d'un regroupement des trotskistes, à une condition  : tirer le bilan de leur combat plus que cinquantenaire.

Avec ses camarades français, Gilbert Marquis entre à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). Mais la désintégration de la Yougoslavie, l'intervention américaine en Irak, la construction de l'Union européenne, la nouvelle dynamique du capitalisme mondialisée…, et aussile retour manqué à la LCR, le conduisent à estimer que les réponses données aux problèmes du socialisme ne sont pas à la hauteur des enjeux. Il fonde Utopie critique"  une revue internationale pour l'autogestion  ", avec d'autres forces et avec sa spécificité. La nation, l'Etat, la République commençant à devenir des thèmes de réflexion et d'action, il soutient Jean-Pierre Chevènement à la présidentielle de 2002, et plus tard se rapproche du Front de gauche. Sa vie a été consacrée à l'internationalisme et à un socialisme à visage humain.

Mohammed Harbi, historien

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Gilbert Marquis : un militant de l’autogestion et de l’internationalisme


Gilbert Marquis vient de s’éteindre. Né en 1930 dans une famille ouvrière d’origine paysanne, ayant commencé à travailler très tôt (vendeur de journaux à 11 ans) il est ouvrier à l’usine Chausson quand il rencontre l’autogestion en Yougoslavie en 1949 ; Il participe en effet – comme tant d’autres – tel Felix Guattari[1]– aux brigades de solidarité organisées par la Quatrième internationale en soutien à une révolution menée sous la direction de Tito contre la volonté de Staline. Face au modèle bureaucratique soviétique, l’autogestion apparaît dès lors porteuse d’une alternative au « modèle » stalinien. Gilbert Marquis adhère à son retour de Yougoslavie au Parti Communiste Internationaliste (PCI), la section française de la Quatrième internationale. Syndicaliste actif, ouvrier à l’usine Chausson de Gennevilliers, puis de Meudon, il devient  permanent syndical CGT à la Fédération des métaux de Seine-et-Oise

Ce n’est pas le lieu ici de décrire en détail la vie mouvementée du trotskysme et donc le positionnement de Gilbert à chaque étape de son itinéraire. L’essentiel tient en un choix : celui de la recherche de l’action du sein même du  « mouvement réel des masses », comme le choix de l’autogestion qui se confond avec celui fait par Michel Pablo. Gilbert s’engage comme ses camarades du PCI – on citera Henri Benoist, Pierre Avot-Meyers, Simonne Minguet, Michel Fiant[2] parmi tant d’autres[3] – dans le soutien à la révolution algérienne. Après l’indépendance, il est bien évidemment du soutien aux expériences d’autogestion en lien avec Michel Pablo, et Mohammed Harbi. C’est Gilbert Marquis qui sera le gérant de Sous le drapeau du socialisme, qui d’organe de la « commission africaine de la Quatrième internationale » devient après 1965 celui de la TMR4, puis TMRI[4]. Il est bien évidemment à la direction de l’AMR (Alliance marxiste révolutionnaire) à sa fondation en 1969. La convergence des partisans de l’autogestion qui mène du CLAS (Comité de liaison pour l’autogestion socialiste) à l’entrée au PSU en 1974 voit Gilbert devenir membre du bureau national de ce parti. Il y siège avec Michel Fiant et avec Maguy Guillien. Quand, en 1977, la « tendance B » du PSU sort pour former les CCA (Comités communistes pour l’autogestion), il en est bien évidemment un des responsables, suivant le secteur entreprises et surtout l’internationale. Car Gilbert était avant tout un authentique militant internationaliste sans crainte des risques encourus par les multiples facettes qu’un tel engagement implique.
 
 Avec la venue de la gauche au pouvoir après 1981, de nouveaux reclassements s’opèrent, des ruptures, des regroupements dans lesquels les autogestionnaires se positionnent chacun à leur manière. Pour Gilbert, c’est en 1981, la formation à nouveau d’une AMR, la Fédération de la gauche alternative, la campagne Juquin[5] en 1988, à la suite de laquelle se forme l’AREV[6]. En 1993, après la chute du mur de Berlin et la fin de l’URSS, le mouvement de Pablo rejoint la Quatrième internationale, et Gilbert la LCR dont il devient membre du comité central. Il milite dans le 20ème arrondissement de Paris, tout en étant l’animateur de Utopie critique (« revue internationale pour l’autogestion »). Tout en ayant approché de près, par l’entremise de notre camarade Dumé Ghisoni, le mouvement nationalitaire corse au début des années 1980, il accorde de plus en plus d’importance à la nation, sensible à un souverainisme tel celui de Chevènement – qu’il soutient à la présidentielle de 2002, sans toutefois aller sur « l’autre rive ».

On ne peut évoquer Gilbert Marquis sans rappeler Michel Fiant (signant souvent Lucien Collonges) . A la TMRI, Gilbert a comme pseudonyme « Boris Harding », à l’AMR et aux CCA il est « Lenoir » (et parfois quand les CCA écrivent à la TMRI, c’est Lenoir qui écrit à Harding !)[7].

Autant Michel, méticuleux organisateur, pouvait travailler en profondeur la théorie, l’écriture, autant Gilbert, mélange de trotskyste « à l’ancienne » et d’ouverture aux apports nouveaux, était un homme d’action, ayant appris et développé un grand sens pratique, une aptitude (et un culot) au bricolage. Avec des bouts de ficelle il se débrouillait pour faire imprimer des brochures, un journal, et avec un certain don de l’improvisation de faire loger au dernier moment les délégués à un congrès de la TMRI à Paris. Avec sa gouaille et son insolence, et parfois un côté roublard, il savait dire son fait au patron, et entraîner les ouvriers de son atelier. Même dans les discussions internes, en pleine polémique, il savait se tourner vers vous, et d’un clin d’œil, avec son regard espiègle semblait dire « je l’ai bien eu là, non ? ».

[1] Il m’avait raconté que sur le chantier Felix Guatary discutait, alors que lui, Gilbert, travaillait.
[2] Qui devient également son beau-frère
[3] Lire notamment Sylvain Pattieu, Les camarades des frères, trotskystes et libertaires dans la guerre d’Algérie, Syllepse, 2002 ; Simonne Minguet, Mes années Caudron, une usine autogérée à la Libération, Syllepse, 1997 ; Clara et Henri Benoits, avec Jean-Claude Vessilier, L’Algérie au cœur, révolutionnaires et anticolonialistes à Renault-Billancourt, Syllepse 2014.
[4] Exclue en 1965, la Tendance marxiste-révolutionnaire de la 4ème internationale devient en 1972 Tendance marxiste révolutionnaire internationale. L’AMR puis les CCA en seront la section française.
[5] Exclu du PCF dont il était membre du bureau politique Pierre Juquin porte aux élections présidentielles de 1988 une candidature soutenue par le PSU, la LCR, la FGA, différentes strates d’oppositionnels issus du PCF et de nombreux sans parti.
[6] AREV : Alternative rouge et verte, qui devient ensuite Les Alternatifs.
[7] Au PCI il choisit le pseudonyme de « Le Serf », le comble pour un « Marquis »…

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