lundi 10 août 2015

Grèce. fait et cause, par Francis Sitel


« Je vois ordinairement que les hommes, aux faits qu'on leur propose, s'amusent plus volontiers à en chercher la raison qu'à en chercher la vérité : ils laissent là les choses, et s'amusent à traiter les causes. Plaisants causeurs. »
Montaigne

Le fait est là : l'accord imposé à la Grèce par le pouvoir qui dirige l'Union européenne représente une défaite pour le gouvernement Syriza, ainsi qu'un échec dramatique et pour le peuple grec et pour toute la gauche européenne. Voilà qui appelle une réflexion critique de fond. Celle-ci est engagée à travers de multiples contributions d’une grande diversité. Pour certaines d’entre elles, il est clair que la cause est entendue : cette défaite résulte d'une capitulation du gouvernement Tsipras.


Capitulation ?

Souvent, ce terme, qui renvoie à une image militaire, paraît utilisé sans distance critique ni prise en considération de ses conséquences. Capitulation implique défaite finale, fin de l’histoire : après capitulation, il n'y a plus rien à négocier, il faut accepter désarmement, occupation, dettes de guerre etc... Premier point qui demande analyse : après cette défaite, la guerre est-elle finie ?

Deuxième point, plus important encore, qui doit être soumis à discussion : dans le domaine militaire, une capitulation s’impose généralement (sauf renoncement ou trahison) pour des raisons évidentes de rapports de force. Mais qu'en est-il si l'on fait migrer le terme dans le champ économique et politique ? Le jugement repose sur l'idée qu'existait la possibilité d'un choix différent, une alternative positive (ou moins négative) à ce qu'a accepté Tsipras : il s'agit de la sortie de l'euro (le Grexit). Ce qui signifie que l'option assumée par Tsipras relève au mieux d'une grave erreur, au pire d'une trahison des intérêts, de classe et nationaux, qu'il prétendait défendre... Pour les plus indulgents à son égard, cela renvoie à une incapacité ou une incompétence, les plus sévères évoqueront une trahison, ou encore la révélation de la véritable nature dudit gouvernement.... Ce sont là évidemment bien davantage que de nuances.

Mais l'idée qu'il fallait tôt ou tard assumer une sortie de l'euro tend à donner raison à ceux qui ont défendu cette option d'entrée de jeu et avec le plus de vigueur. Du coup peut s'imposer une révision rétroactive de l'ensemble du processus que porte Syriza : la victoire électorale unique en Europe d’une gauche radicale refusant l'austérité, son accession au gouvernement conduisant à la mise à l'épreuve d’une politique se donnant pour objectif de rompre avec l'austérité dans le cadre de l’Union européenne et de la zone euro, le référendum populaire et le non au mémorandum... Si l'aboutissement en est un désastre complet, un jugement définitif ne s'impose-t-il pas comme quoi tout cela se ramène à somme d'erreurs et d'illusions ?

Adoptons une autre hypothèse de travail : tout cela relève d'une expérience inédite (au regard de laquelle les références militaires sont grandement inadaptées), pour Syriza, et pour la gauche européenne...

Erreur d'appréciation, économique et politique...

Peut-être le gouvernement Syriza a-t-il commis une erreur de surestimation des marges de manœuvre dont il disposait au sein de la zone euro pour mener une politique, non de rupture, mais de déserrement des contraintes austéritaires.

Un objectif somme toute si modeste était-il inatteignable ? Deux éléments invitaient à penser le contraire. D'une part, la force du rejet de la politique d'austérité qui s'était manifesté en Grèce, d'abord socialement par des grèves générales plusieurs années durant, puis électoralement par l'effondrement spectaculaire des deux partis traditionnels de gouvernement (ND et Pasok) et la montée en puissance de Syriza (même sur fond de reflux de la mobilisation populaire). D'autre part, le « réalisme » des propositions économiques avancées, conforme à toute rationalité économique dans un cadre capitaliste (un créancier n'a pas intérêt à ruiner son débiteur), « réalisme » confirmé spectaculairement par les concessions que le gouvernement grec a acceptées au fur et à mesure des négociations....

Il faut admettre que ce n'est pas l'euro en tant que tel et d'un point de vue économique qui est en jeu, mais bien l'arme politique qu'il est susceptible de représenter et la puissance de celui-ci entre les mains des classes dirigeantes européennes. En ce sens, pour la Grèce, l'image d'une négociation finale menée « le couteau sur la gorge », ou « le pistolet sur la tempe », apparaît on ne peut plus pertinente. Le fait que la monnaie dont dispose la Grèce soit l’euro donne aux dirigeants européens le moyen d'étrangler financièrement le pays et d'étouffer sa souveraineté nationale. L'euro est bien un attribut décisif du pouvoir de ce quasi État qu'est l'Union européenne dans sa zone euro, un instrument redoutable au service des classes dirigeantes et de leurs intérêts fondamentaux, obsédés qu'elles sont d'ultralibéralisme et d'autoritarisme, prêtes à tout pour soumettre ceux qu'elles jugent être des déviants au regard de son orthodoxie économique, politique et idéologique. Une approche purement économique ne permet pas de comprendre la leçon de cette histoire : pour mettre au pas un gouvernement qui leur déplaît politiquement, ces classes dirigeantes sont prêtes à détruire économiquement un pays membre de l'Union...

Le rôle de l'euro entre les mains des classes dirigeantes européennes dissuade de toute fidélité à son égard, de l'ériger en tabou comme disent certains partisans du Grexit. (1)

Donc pas de tabou de l’euro ! Mais, à l'inverse, faut-il ériger l'impératif de la sortie de l'euro en fétiche ? Ce en fonction de la fausse évidence que si l'euro est si dangereux, il faut et il suffit d'en sortir pour s'en protéger et résoudre le problème. En se montrant davantage obnubilés par l'arme que préoccupés de la volonté et des motivations de ceux qui la détiennent.

Certains nous disent que le problème était l'impréparation de la Grèce à l'éventualité d'une sortie de l'euro, et qu'il s'est agi là d'une grave erreur. On explique que disposant d'un « plan B », la Grèce aurait été mieux armée pour mener la négociation, ce qui laisse entendre qu’elle aurait disposé d'un pouvoir d’intimidation à l'égard des autres pays. Admettons, mais notons aussi que, face à elle, d'autres étaient préparés et déterminés à sortir la Grèce de l'euro : Schäuble et ses soutiens ne cherchaient pas à intimider la Grèce, mais avaient la réelle volonté de l'expulser de la zone euro. La partie était donc structurellement fort inégale et le mistigri du Grexit n'avait pas la même force ni la même signification entre ces différentes mains (2).

A porter le fer sur les faiblesses côté grec, principalement de ne pas avoir assumé la sortie de l'euro, on en vient paradoxalement à relativiser l'incroyable brutalité de ceux qui voulaient la lui imposer. Et on ne s’interroge guère sur ce qu'auraient signifié pour la société grecque cette privation d'une monnaie disponible immédiatement et un tant soit peu viable, l’effondrement de son système bancaire, les conséquences en chaîne désastreuses pour l'économie... « Pas pire que les conséquences des mesures d'austérité qu'elle va subir », nous dit-on. Que les diktats bruxellois vont conduire à de terribles nouvelles souffrances pour le peuple grec, c'est de l'ordre du constat. L’affirmation que le Grexit n'aurait pas été pire relève du postulat : indémontrable, puisque personne, absolument personne, ne peut dire avec certitude ce qu'en auraient été les conséquences. Pour Schäuble et ses complices, inutile de s'interroger, la règle c'est « tant pis pour eux ! » et « ça leur apprendra !»... De notre côté, même s'il n'existe pas de réponse certaine sur ce qu'il en aurait été, on doit au moins éviter de se satisfaire d'arguments à l'emporte-pièce... Celui des « quelques années difficiles » de Frédéric Lordon (3). Ou l'affirmation péremptoire avancée par Perry Anderson (4) selon laquelle est fallacieuse l'idée qu'une sortie de l'euro pourrait conduire à une sortie de l’Union européenne (qui ne viserait qu'à convaincre les Grecs qui craignent celle-ci de refuser celle-là) : à preuve le fait que le Royaume Uni est membre de l'Union européenne sans avoir adopté l'euro. Sauf que l'une et l'autre réalité sont sans rapport : une chose est de ne pas avoir rejoint l'euro, une autre d'y être intégré et de s'en voir jeté ! Ce sont peut-être les Grecs qui voient juste lorsqu'ils craignent qu'une sortie de l'euro pourrait entraîner une sortie de l'Union européenne, dont on peut comprendre qu'ils redoutent les possibles risques géopolitiques venant s’ajouter aux actuels dégâts économiques et sociaux (5).

De la politique avant toute chose...

Si le gouvernement grec a peut-être surestimé ses marges de négociation sur le plan économique, certainement se fait jour dans certaines critiques à lui adressées une sous-estimation des enjeux politiques de la situation.

Ainsi on admet que le soutien à la Grèce dans les autres pays européens, y compris en France, n'a pas été à la hauteur de ce qu'il aurait dû être. Mais on ne va guère jusqu'au bout de l'examen afin de se demander pourquoi. N'est-ce pas, entre autres choses bien évidemment, parce que la solidarité avec l'expérience Syriza n'emportait pas une adhésion entière ? Et moins encore l’assurance qu’elle pouvait gagner ? Soit que la confiance politique n'existait pas (du fait d'objectifs jugés trop réformistes et par trop modestes, et en fonction pour certains de cette certitude que faute d'annoncer et préparer la sortie de l’euro rien n'était réellement possible), soit qu’elle fut minée par le doute : comment réussir dans un rapport de forces aussi défavorable. Face à Goliath, un David privé de fronde ! (6)

Aujourd'hui, à l'heure de la défaite, on voit d'aucuns analyser doctement la cause d'une défaite selon eux inéluctable et de longue date entendue.

Mais, à force de reprocher à Syriza et au gouvernement Tsipras de ne pas avoir fait mieux, on en vient à oublier que, malgré tout, il a su de longs mois durant tenir tête au pouvoir de l'Union européenne. Et du même coup on relativise deux données nouvelles qui accompagnent son échec actuel.

° La première est l'apparition d'une ligne de fracture, pour le moins d'une fêlure, au sein des classes dirigeantes européennes. Celle-ci est apparue sur cette question de la sortie de la Grèce de l'euro. Le choix de l'imposer est principalement portée par la bourgeoisie allemande en sa majorité, mais aussi, entre autres, par une partie de la droite française (dont la haine de classe à l'égard du peuple grec et de Syriza l'emporte sur toute autre considération).

° La seconde est que du coup se trouve posée, à grande échelle et comme jamais auparavant, une question décisive : la construction européenne peut-elle perdurer en étouffant les souverainetés nationales et méprisant toute expression populaire  ? On voit mieux qu'à poursuivre sur la voie actuelle, c'est un déchaînement des nationalismes qui menace.

La crise grecque a en partie posé le problème. Elle a indiqué qu'une expulsion de la petite Grèce de la zone euro pourrait avoir des conséquences économiques et géopolitiques imprévisibles et considérables. Autrement on ne peut comprendre pourquoi un problème aussi mineur du point de vue économique à l'échelle de l'Union européenne en est venu à mobiliser autant d'énergies.

Problème posé donc, mais partiellement et non dans toute sa cohérence. Du côté des forces progressistes, à juste titre on a mis l'accent sur le fait que les causes de la crise étaient à chercher dans les politiques d'endettement illégitime et d'austérité. De la part de certains gouvernements (et aussi de l'Administration américaine) ce sont les risques géopolitiques entraînés par un éventuel Grexit qui ont alarmé. On peut juger que le rôle joué par Hollande s'est en fait limité à accompagner Merkel pour imposer la reddition à Tsipras. On peut aussi décrypter le résultat final entre lui et Merkel comme un compromis : renoncement au Grexit (au nom de son probable prix désastreux pour l'Europe au plan géostratégique) en contrepartie de l'acceptation d'une aggravation de l'austérité et de l'autoritarisme (que les Grecs sont seuls à payer). Ce n'est certes pas glorieux, mais pas non plus un simple partage des rôles...

Ne convient-il pas à présent d'éclairer la réalité et l'importance de l'attache de la Grèce à l'Union européenne, au regard des déstabilisations à l’œuvre à l'Est et au Sud de l'Europe et dans tout le bassin méditerranéen ? De faire comprendre que celle-ci ne pourra perdurer que si une rupture forte est opérée avec les politiques ultralibérales d'austérité ? Un impératif qui, au-delà de la seule Grèce, concerne tous les pays européens et le devenir de l'Union.

Le laboratoire grec reste ouvert, et l'histoire continue...

S'ouvre en effet une nouvelle phase du développement de la contradiction qui travaille l'Europe. Deux dénouements se dessinent en perspective : soit une rupture nationaliste et autoritaire, soit une rupture démocratique et anti-austérité.

L'évolution de la situation grecque reste décisive pour toute la gauche européenne. Voici un chef de gouvernement qui applique une politique avec laquelle il dit être en désaccord (7), qui explique qu'elle lui a été imposée en fonction d'un chantage à un désastre encore plus grand, que les autres gouvernements européens menaçaient de provoquer en disposant des moyens de le faire.

Il dit également, en accord avec de multiples commentateurs et analystes de tous bords et de tous pays, que les nouveaux sacrifices imposés à la Grèce ne résoudront pas la crise économique qu'elle subit mais vont l'aggraver.

Situation assez inédite, que rend possible cette construction très particulière qu'est l'Union européenne ! Est-ce qu'un tel positionnement politique est tenable un certain temps  ? Si oui, on va vers de nouveaux rendez-vous encore plus décisifs et dramatiques, auxquels il convient de se préparer, non seulement en Grèce mais à l’échelle de toute l'Europe.

Si non, il faudra admettre comme inéluctable la catastrophe : une destruction de Syriza (parce que les divisions internes, inévitables, auront conduit à une implosion, et qu'on ne peut parier ni sur un « alterSyriza », ni une solution de recours du côté du KKE et de l'extrême-gauche extérieure à Syriza), et une rupture entre le peuple et Syriza (avec la possibilité d'aventures politiques redoutables, parce qu’on ne peut penser que s'imposera un retour des vieux partis faillis)...

Les capacités d’intervention des gauches radicales en Europe sont limitées, mais leurs responsabilités politiques sont considérables. Il leur revient d'expliquer combien les débats, au sein de Syriza et dans toutes les gauches européennes, sont légitimes et importants, qu'il convient de les mener de manière à éviter d'ajouter de la division à la division, et au contraire en affirmant la nécessaire unité de la solidarité avec le peuple grec et les organisations porteuses de ses intérêts. Et surtout d’œuvrer pour un saut dans la défense d'une politique qui vise la rupture nécessaire avec les politiques ultralibérales et autoritaires des classes dirigeantes européennes. Ce qui pose une question autrement plus complexe que la sortie de l'euro érigée en impératif de toute transformation sociale, en Grèce et ailleurs, celle de modifier positivement le rapport de forces entre classes en Europe.

Francis Sitel, le 7 août 2015.

Notes :
(1) : Et se trouve confirmée l'opposition au Traité de Maastricht et à la création de l'euro, ainsi que l'appréciation selon laquelle l'intégration de la Grèce à la zone euro a représenté une lourde erreur (dont la responsabilité n'est en rien imputable au peuple grec, mais bien aux gouvernements de l'époque et à des banques... comme Gollmann Sachs.

(2) : Un effet de cette dissymétrie structurelle : le gouvernement grec n'aurait sans doute pas été confronté à la même situation sociale et politique en Grèce selon qu'il aurait été expulsé de l'euro ou qu'il serait apparu avoir pris l'initiative et la responsabilité du Grexit.

(3) : Frédéric Lordon, « La gauche et l'euro : liquider, reconstruire... », blog Monde diplomatique.

(4) : Perry Anderson, « La débâcle grecque », blog Mediapart.

(5) : Perry Anderson s'alarme si peu des risques pour la Grèce d'une rupture avec l'Union européenne qu'il en vient à reprocher à Syriza de ne pas avoir menacé de quitter l'OTAN. Et par ailleurs de ne pas avoir posé aux Grecs la « bonne question » lors du référendum : « Êtes-vous prêts à tout accepter pour rester dans l'euro ? ». Proposition en effet fort habile puisque le non ce serait imposé, libérant Syriza du fardeau de la négociation avec Bruxelles. Quant au cas fort improbable d'un oui, il ne restait plus qu'à aller désarmé à Canossa...

(6) : N'est-ce pas la combinaison des deux appréciations qui fait imaginer que le Grexit pourrait être cette fronde ?

(7) : Cf. : « J'assume la responsabilité d'un texte auquel je ne crois pas, mais je le signe pour éviter tout désastre au pays » (intervention d'Alexis Tsipras à la télévision publique grecque le 14 juillet au soir)

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