dimanche 10 juillet 2016

De quoi Rocard est-il le nom ?, par Noël Mamère. Suivi Pierre Joxe, puis Francis Sitel

Michel Rocard incarnait une gauche morale, libérale et sociétale. Nous avons besoin aujourd’hui d’une gauche sociale, écologiste, libertaire, qui s’impose face à la fausse gauche managériale du capitalisme financier.
Michel Rocard était un homme politique qui avait le courage de ses convictions et qui disait ce qu’il pensait, qualité rare à notre époque où la communication politique a remplacé la pensée. Haut fonctionnaire, il fut pourtant militant toute sa vie, défendant des causes qui suscitèrent les divisions de la gauche : l’anticolonialisme, l’autogestion, l’Europe, l’écologie. Quoi que l’on pense de ses idées, il voulait convaincre et influencer, alors que d’autres se contentaient de chercher des clientèles. 


Pendant près de quinze ans, il fit de son parti, le PSU, une pépinière d’où sortirent les pionniers des Paysans travailleurs, ancêtre de la Confédération paysanne (Bernard Lambert), de l’écologie ( Brice Lalonde), du mouvement étudiant (Jacques Sauvageot, président de l’UNEF en mai 68), du mouvement ouvrier ( Charles Piaget, leader des LIP)… Rien que pour cela son action mérite d’être saluée, dans ce temps où les partis de gauche ne forment que de futurs élus ou collaborateurs d’élus et sont devenues des agences de placement pour jeunes ambitieux en mal de carrière. Mais il ne fut pas que cet éclaireur. Durant des décennies, il a incarné une deuxième gauche, girondine, 

décentralisatrice, éthique, qui se voulait plus en lien avec la société que la première gauche, plus jacobine, plus ancrée dans la défense des acquis sociaux. Eternel débat entre Jaurès et Guesde, entre Mendes France et Guy Mollet, entre PS et PCF, entre écologistes et socialistes. Cette deuxième gauche s’appuyait sur la tradition du christianisme social, revisité par la CFDT d’Edmond Maire, mais aussi sur un large courant formé par des clubs de réflexion nés dans les années 60. C’est ce foisonnement qui permit la réunification du socialisme, en 1974, lors des Assises du socialisme. 

Michel Rocard entra alors au Parti Socialiste pour y mener une bataille au couteau avec François Mitterrand. A cette époque apparurent progressivement les deux âmes du rocardisme, celle incarnée par Patrick Viveret, qui défendait une approche sociétale et libertaire de la deuxième gauche et celle inspirée par un technocratisme de plus en plus appuyé dont Manuel Valls, responsable des jeunes rocardiens dans les années 80, est l’aboutissement achevé. Dès cette époque, l’autogestion passa aux poubelles de l’histoire et la rigueur en matière économique devint la doxa rocardienne. Longtemps Michel Rocard tenta d’incarner cette tension entre la technocratie d’Etat et la société. Il le faisait en refusant la dure loi de la politique, tombant dans tous les pièges tendus par François Mitterrand. S’il a perdu au niveau politique, ses idées ont triomphé en économie. A partir des années 90, cette dérive l’amena à la défaite. Il ne réussit pas à rassembler ceux qui déjà se méfiaient des conséquences de la mondialisation libérale et ceux qui, au contraire, l’encensaient.

Ce débat entre première et deuxième gauche fait aujourd’hui partie de l’histoire. Valls et Macron, les héritiers putatifs de Michel Rocard, ne sont que les notaires de l’autodestruction d’un Parti Socialiste loin des ambitions du Rocard des années 70. Comme il l’a dit lui même dans sa dernière interview « loin de l’histoire ». L’utopie concrète dont l’ancien premier Ministre faisait sa marque de fabrique a été remplacée par la logique comptable de Barre alliée à la matraque de Clémenceau. Michel Rocard s’est battu pour le Larzac, contre la centrale nucléaire de Plogoff… Manuel Valls ne rêve que de cogner les zadistes, de Sivens à Notre Dame des Landes.

La deuxième gauche, si elle existe encore, s’oppose dans la rue à une gauche néoconservatrice, qui a fusionné depuis longtemps dans un Parti Socialiste géré par des énarques et des anciens trotskystes, des bureaucrates et des  technos. Cette nouvelle gauche écologiste en recomposition se bat dans la rue et pratique l’expérimentation sociale. Elle innove, crée, invente les monnaies locales, les circuits courts, redécouvre la démocratie des places et les coopératives ouvrières. Comme Michel Rocard jadis, elle se bat pour la réduction du temps de travail, pour la démocratie sociale dans l’entreprise, pour le contrôle des citoyens contre les lobbies. 

La nouvelle gauche est écologique mais ne réduit pas son combat à la défense du greenwashing et du capitalisme vert. Elle est cosmopolite, pas assimilationniste. Sa laïcité ne s’exerce pas contre les croyants d’une religion, mais elle est tolérante et ouverte.

Rocard est mort, mais les idées de sa jeunesse sont encore présentes au cœur des combats du 21eme siècle. Nous avons besoin, aujourd’hui, d’un nouveau PSU, contre les Guy Mollet aux petits pieds qui nous gouvernent. Au moment de la décolonisation trois groupes issus de la mouvance socialiste, trotskiste et communiste, fusionnèrent avec l’apport du MLP, mouvement de chrétiens de gauche. Cette rupture dans la diversité se fit contre le PCF et la SFIO. Son erreur fut d’abord politique. 

Contrairement à François Mitterrand, Michel Rocard ne considérait pas l’alliance stratégique des forces populaires - qui passait par le programme commun - comme nécessaire pour rassembler la gauche. Il voulait appliquer des idées sans se soucier des moyens d’arracher le pouvoir aux forces du conservatisme. Aujourd’hui, nous avons besoin d’une nouvelle rupture et d’allier des cultures politiques différentes autour de l’écologie sociale, tout en se dotant d’une stratégie de rassemblement qui permette de construire un bloc social en mesure de prendre la direction du pays. 

Michel Rocard incarnait une gauche morale, libérale et sociétale. Nous avons besoin aujourd’hui d’une gauche sociale, écologiste, libertaire, qui s’impose face à la fausse gauche managériale du capitalisme financier.


P S :  Le barrage de Sivens n’était pas d’utilité publique. Le tribunal administratif de Toulouse a donné raison aux zadistes. Rémy Fraisse, militant écologiste de 21 ans est mort en raison de cette obstination d’Etat à vouloir imposer des grands projets coûteux et inutiles. Ceux qui nous gouvernent devraient s’inspirer de ce jugement avant qu’il ne soit trop tard à Notre-Dame-des- Landes. Le PS a semble-t-il déjà intégré la leçon en ajournant son Université de Nantes, fin août, qui aurait été une véritable provocation transformant Nantes en nouvelle version du Chicago de 1969 où le Parti démocrate en raison de ses positions sur le Vietnam fût assailli durant une semaine lors de sa Convention.

Noël Mamère, blog Médiapart


Michel Rocard, in memoriam     
  
A l’annonce de la mort de Michel Rocard, la plupart des réactions exprimées par les hommes politiques au pouvoir - et par ceux qui espèrent les remplacer bientôt - ont été assez souvent purement politiques ou politiciennes. 

A gauche, l’éloge est de règle. A droite, l’estime est générale. 

Mais deux aspects de la personnalité de Michel Rocard semblent s’être volatilisés : avant de réussir une grande carrière politique, il a été un audacieux militant anticolonialiste et un talentueux serviteur de l’Etat.

Il lui fallut de l’audace, en 1959 pour rédiger son Rapport sur les camps de regroupement en Algérie.
Il fallait du talent en 1965, pour être nommé  secrétaire général de la Commission des comptes et des budgets économiques de la Nation .
Je peux en témoigner.

Pour la Paix en Algérie

Quand je suis arrivé en Algérie en 1959,  jeune militant anticolonialiste d’une UNEF mobilisée contre la sale guerre coloniale, le prestige de Rocard était immense parmi nous. C’était comme un grand frère, dont on était fier.

Car il avait rédigé – à la demande de Delouvrier, le délégué du gouvernement à Alger – un rapport impitoyable sur les « camps » dits « de regroupement » que les « pouvoirs spéciaux » de l’époque avaient permis à l’Armée française, hélas, de multiplier à travers l’Algérie, conduisant à la famine plus d’un million de paysans et à la mort des centaines d’enfants chaque jour…

Le rapport Rocard « fuita » dans la presse. L’Assemblée nationale s’émut. Le Premier ministre Debré hurla au « complot communiste ». Rocard fut menacé de révocation, mais protégé par plusieurs ministres dont le Garde des sceaux Michelet et mon propre père, Louis Joxe.

Quand j’arrivai alors à mon tour à Alger,  les officiers dévoyés qui allaient sombrer dans les putschs deux ans plus tard me dirent, avant de m’envoyer au loin, dans le désert : « … Alors vous voulez soutenir les hors la loi, les fellaghas, comme votre ami Rocard…? »  

Je leur répondis, protégé par mes galons d’officier, par mon statut d’énarque – et assurément par la présence de mon père Louis Joxe au gouvernement : « C’est vous qui vous mettez « hors la loi » en couvrant, en ne dénonçant pas les crimes commis, les tortures, les exécutions sommaires et les mechtas incendiées. » J’ignorais alors que ces futurs putschistes allaient tenter un jour d’abattre l’avion  officiel où mon père se trouvait…

En Janvier 1960, rappelé à Alger du fond du Sahara après le virage de de Gaulle vers « l’autodétermination » et juste avant la première tentative de putsch – l’ « affaire des barricades » –, j’ai pu mesurer encore davantage le courage et le mérite de Rocard. Il avait reçu mission d’inspecter et décrire ces camps où croupissait 10% des paysans algériens, ne l’oublions jamais !

Il lui avait fallu une sacrée dose d’audace pour arpenter l’Algérie en civil – ce jeune inspecteur des finances –, noter tout ce qu’il voyait, rédiger en bonne et due forme et dénoncer froidement, sèchement, ce qui aux garçons de notre génération était une insupportable tache sur l’honneur de la France. Nous qui avions vu dans notre enfance revenir d'Allemagne par milliers les prisonniers et les déportés dans les gares parisiennes, nous étions indignés par ces camps.

Car en 1960 encore, étant alors un des officiers de la sécurité militaire chargé d’enquêter à travers l’Algérie, d’Est en Ouest, sur les infractions, sur ceux qui  désobéissaient aux ordres d'un de Gaulle enfin converti à l’« autodétermination » qui allait devenir l’indépendance, j’ai pu visiter découvrir et dénoncer à mon tour des camps qu’on ne fermait pas ; des camps que l’on développait ; de nouveaux camps… Quelle honte, quelle colère nous animait, nous surtout, fils de patriotes résistants !

Pour le progrès social

Aux yeux de beaucoup de politiciens contemporains qui ont choisi la politique comme métier – et qui n’en ont jamais exercé d’autre – Rocard devrait être jugé à leur aune : Élu ou battu ?  Ministre ou non ? Président ou même pas ?

Mais le service de l’Etat, dans la France des années 60 – enfin débarrassée de ses maladies coloniales –, fut une mission autrement exaltante que le service militaire de trente mois que nous avait imposé la politique de Guy Mollet et de ses séides honnis: Robert Lacoste, Max Lejeune et d’autres, aujourd’hui heureusement oubliés.

Le service de l’Etat, dans cette France à peine reconstruite, la définition et l’exécution d’une action économique orientée à la fois vers l’équipement, la croissance et le progrès social, ce fut la mission passionnante et mobilisatrice de plusieurs centaines de hauts fonctionnaires économistes, ingénieurs, statisticiens et bien d’autres, qui orientaient tout le service public et ses milliers de fonctionnaires vers les missions d’intérêt général et le progrès. J’ai eu la chance d’y participer.

Les chefs de file, nos maîtres à penser, s’appelaient Pierre Massé, Commissaire au Plan ;  Jean Ripert, son adjoint ; Claude Gruson, à la tête de l’INSEE ; François Bloch Lainé à la Caisse des Dépôts ; Jean Saint Geours, au Trésor – bientôt premier Directeur de la prévision. Il y avait aussi, dans leur sillage quelques jeunes individus prometteurs, comme un certain Michel Rocard. Il fut bientôt chargé de la prestigieuse Commission des comptes et des budgets économiques de la Nation, précieux outil d’action publique.

Tous ces serviteurs de l’Etat – aujourd’hui disparus – étaient d’anciens résistants animés par trois idéaux : le bien commun, la justice sociale, le patriotisme. Tous étaient plus ou moins imprégnés des idées du vieux courant du « Christianisme social », né au XIXème siècle face aux inégalités croissantes engendrées par le capitalisme et adeptes du « Planisme »  du Front populaire. Tous étaient « mendèsistes ». Beaucoup étaient protestants, mais les catholiques comme Bloch Laîné étaient leurs cousins et les francs maçons… leurs frères.

Parmi tous ceux là, Michel Rocard fut bientôt enlevé, écarté du service public par une urgence politique majeure : rénover, reconstruire le socialisme déshonoré par les années de compromissions politiciennes et les dérives autoritaires nées des guerres coloniales. Avec Savary et Depreux, il créa le PSA, puis le PSU. On connaît la suite.

J’ai vécu ces années avec lui mais aux côtés de Mitterrand dès 1965, animé par les mêmes idéaux. Nous avons longtemps participé ensemble à l’action associative [1], puis  parlementaire, puis gouvernementale, en amateurs. Non comme politiciens professionnels – car nous avions nos professions, honorables et satisfaisantes – mais en amateurs, comme jadis au rugby. Non pour gagner notre vie, mais pour la mériter.

Pour l’honneur

Michel Rocard, et beaucoup d’autres serviteurs de l’Etat, nous avons été conduits à la politique par nécessité civique. Non pour gagner notre pain, mais pour être en accord avec notre conscience, nos idées, nos espoirs.

Les exemples contemporains de programmes électoraux trahis, oubliés ou reniés, de politiciens avides de pouvoir, mais non d’action, « pantouflant » au besoin en cas d’échec électoral pour revenir à la chasse aux mandats quand l’occasion se présente, tout cela est à l’opposé de ce qui anima, parmi d’autres, un Rocard dont beaucoup aujourd’hui encensent la statue mais tournent le dos à son exemple en détruisant des conquêtes sociales pour s’assurer d’incertaines « victoires » politiciennes, contre leur camp, contre notre histoire, contre un peuple qui n’a jamais aimé être trahi.

Pierre Joxe, 7 juillet 2016, Médiapart

Michel Rocard. Une histoire de gauche.....

Retombée la poussière d'or des fastes étatiques et surmonté l'unanimisme des hommages officiels, que dire de Michel Rocard ?

A son sujet, lui, ses convictions, son parcours politique, le « parler vrai » qu'il voulait être sa marque de fabrique paraît mal en point. Ne vient-on pas d'assister du côté des politiques de tous bords à un déchaînement d'hypocrisies (1) ? Tous se bousculant pour saluer « l’homme d’État » qu'il était devenu. Certains, qui se gardent bien de toute précision, se déclarant ses « héritiers » !

Comme s'il n'y eut jamais qu'un seul Michel Rocard. Du PSU, le parti de la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et plongé dans la fournaise de Mai 68, jusqu'à Matignon, celui du chantre de l'autogestion et l'amateur d'interventions corrosives, enfin la figure du « sage », commentateur aigre doux d'une politique à l'écart de laquelle il se serait tenu... Et au final le Rocard qui devrait rester comme celui qui, pour son malheur, prétendit rivaliser avec François Mitterrand...

Un demi siècle de vie politique vaut une attention plus sérieuse. Pour d'abord écarter la fable psychologisante d'une opposition de caractère entre Mitterrand et Rocard : le « candide » face au « florentin ». Et aussi le mythe de cette « deuxième gauche » dont Rocard aurait été le père (2). Ce sont là des approches bien approximatives pour rendre compte de la confrontation entre deux orientations de rénovation de la gauche socialiste, comme condition pour viser la conquête du pouvoir.

Michel Rocard n'avait certes rien d'un « candide », moins encore d'un « tintin en politique » comme d'aucuns croient pouvoir parler de lui. Il fut un acteur important des transformations de la gauche socialiste française au cours de la deuxième moitié d'un 20ème siècle marqué de puissants bouleversements.

Retour sur le PSU

Au cours des années 1960, avec la honteuse politique coloniale de la SFIO, portée à son degré maximum d'indignité en Algérie, la faillite de la social-démocratie est avérée. Le PSU va répondre à la nécessité pour la gauche de sauver l'honneur en s'engageant dans la solidarité avec le peuple algérien.

Du côté du PCF, la crise va également bon train : outre une politique guère plus glorieuse par rapport à l'Algérie, c'est la vérité sur le stalinisme et la réalité de l'URSS qui gagne en force.
Dès lors est posée la nécessité de la refondation d'une gauche dégagée des ornières de la social-démocratie et du stalinisme. Mai 68 va confirmer à une échelle de masse ce que sont les politiques effectives des grands partis de la gauche : la SFIO hors jeu, le PCF hostile au mouvement. Surtout Mai 68 va libérer des forces neuves dans la jeunesse et au plus profond de la classe ouvrière, et aussi une énergie révolutionnaire susceptible de tout bousculer.

Le PSU, dont Michel Rocard est le secrétaire national, se trouve propulsé au cœur de ces enjeux. Il apparaît comme le creuset où se mêlent toutes les potentialités, limites et contradictions d’une effervescence politique sans précédent. Se réfractent en son sein les diverses composantes d’une extrême gauche révolutionnaire en plein essor (courants maoïstes, spontanéistes, ouvriéristes, dynamiques de rapprochement avec la trotskiste Ligue communiste...). Pour sa part, Michel Rocard, et la majorité de la direction historique du PSU, est en recherche d'une rénovation de la social-démocratie. L’expérience Mendès France fait référence. De son côté Mitterrand a lui aussi compris l'impérieuse nécessité d'en finir avec la vieille SFIO et de rénover une gauche social-démocrate, mais, connu comme un politicien retords et au passé chargé, il fait figure de repoussoir au sein du PSU.

Michel Rocard ne se contente pas de maintenir un équilibre précaire et tout provisoire entre ces postulations contraires. Il cultive avec talent et habileté tout ce que les évolutions de la société, renforcées par la dynamique de Mai 68, portent de ressources nouvelles et de capacités de renouvellement : la transformation du syndicalisme que représentent la CFDT, les Paysans travailleurs de Bernard Lambert, une radicalisation anti-étatiste qui conduit à valoriser décentralisation, contrôle ouvrier et autogestion... Rocard y ajoute sa touche personnelle de haut fonctionnaire : la méfiance à l'égard de tout se qui se revendique de la lutte des classes (même si une bonne gestion sociale invitera à prendre en considération les inévitables « frictions de classe »), et surtout l’exigence de la rigueur économique dans les politiques qui devront être celles d'un futur gouvernement de gauche.

Un souci si peu partagé qu'on l'affublera du costume de technocrate invétéré, et que lui pour sa part ne cessera d'accabler ses futurs collègues de parti et de gouvernement comme étant des ignorants indécrottables en matière d'économie.

Le piège de la présidentielle

Le choix décisif et répété de Michel Rocard fut de considérer qu'il pouvait imposer son orientation politique, et lui-même accéder aux plus hautes responsabilités, en gagnant l'élection présidentielle. C'était oublier la leçon définitive de Mendès France à propos des institutions de la Vème République. Ce faisant il a engagé un duel interminable avec Mitterrand, à chaque fois perdu. Parce qu'engagé sur un terrain friable : l’opposition entre « l'archaïsme et la modernité », le choix obligé entre gauche moderne, sérieuse, et gauche vieillie, opportuniste...

La supériorité de Mitterrand ne se réduit pas à son expérience politicienne, à son cynisme, au fait qu'il était secrètement un « homme de droite » comme l'a récemment qualifié Michel Rocard (3), mais à son intelligence des mécanismes de la Vème République et sa maîtrise des ressorts de la gauche. Dès lors que la confrontation entre les deux ambitions se situait sur le terrain incertain de la présidentielle avec ses règles bonapartistes, Mitterrand disposait d'une tactique efficiente de conquête du pouvoir : prise en mains du nouveau Parti socialiste à partir de la petite FGDS, alliance avec le PCF, maintenue contre vents et marées, rhétorique de la « rupture avec le capitalisme », « pour changer la vie », communication dans le registre de la « force tranquille », captation de certains secteurs de la CFDT et du monde associatif, et au final scission du PSU que Rocard ne parvient pas à entraîner dans son ralliement au Parti socialiste de Mitterrand....

Que valaient, au regard de l'efficacité de cette marche électorale à la victoire, les critiques dénonçant des promesses dénuées de sérieux, tel le programme de nationalisations, et condamnées à l'échec ?
C'en était fini des perspectives progressivement épuisées de l'après 68. Adieu les projets pour l'invention d'une gauche apte à réaliser une transformation sociale radicale, voire révolutionnaire, en s'appuyant sur la mobilisation populaire ! Les capacités d’autonomisation du mouvement social s'étaient envasées dans l’électoralisme, les diverses sensibilités de gauche se dissociaient entre les engagements sur une voie révolutionnaire, qui allait s’avérer bouchée, et les séductions des responsabilités au sein de l'Etat.

Michel Rocard n'a sans doute jamais partagé les illusions attachées aux premiers, et il a chevauché les secondes, jusqu'à devenir ce Premier ministre dont on salue aujourd'hui les réalisations (les accords pour la Nouvelle-Calédonie, la CSG, le RMI...). Sans oublier de souligner malicieusement la résistance dont il a fait montre face aux rebuffades et autres coups tordus dont Mitterrand ne fut jamais avare à son égard.


N'empêche qu'à propos des « jeunes rocardiens » d'hier, ou prétendus tels, à la manière de Valls, Macron et consorts, qui caressent le rêve de rééditer l'opération « deuxième gauche moderne », disons qu'en matière d'héritage il y a grand risque d'escroquerie. La « deuxième gauche » de Rocard, quoi qu'en en pense, se voulait dans le gauche et de gauche, ambitionnant de rénover la social-démocratie. Macron avec excès, Valls explicitement, Hollande hypocritement, tous envisagent autre chose : en finir avec la référence socialiste, et plus généralement avec la gauche. Au profit d'une recomposition à droite, hors de l'histoire de la gauche comme l’avait bien repéré Rocard (4). Donc étrangère à ce qui a guidé ce dernier au cours de sa longue carrière politique.

Disons, pour conclure, que cette dernière fut marquée de la brillante intelligence qui était celle de Michel Rocard. Lequel, contrairement à certains jugements naïfs, fut un politique habile, ce dont témoignent sa direction du PSU dans la tempête et son bilan de Premier ministre de Mitterrand.
S'il n’accéda pas au rôle qu'il ambitionnait de jouer, c'est qu'il paria sur une stratégie défaillante par rapport à celle que mit en oeuvre François Mitterrand. A cause de la dureté de la politique sans doute, peut-être aussi pour une part à cause d'une assurance excessive en son intelligence précisément (5), et une sosu-estimation des limites de son « parler vrai ».

Francis Sitel, Ensemble!

Notes :
(1) : Cf. Jacques Julliard : « Autant le dire d'emblée : l'espèce d'unanimité qui est en train de se faire dans la classe politique pour rendre hommage à Michel Rocard ne lui aurait sans doute pas plu, parce qu'elle est foncièreemnt hypocrite » (in Le Figaro, 4 juillet 2016).

(2) : « Rocard, l'homme de la "deuxième gauche" », portrait dans Le Monde du 5 juillet 2016.

(3) : Dans son interview au Point, Rocard explique : « Tout le démontre. C'est évident. Mitterrand était un homme de droite. N'oubliez pas qu'il est devenu premier secrétaire du Parti socialiste moins de trois jours après avoir pris sa carte...Comme accoutumance à une longue tradition culturelle, c'est un peu bref. » (Supplément spécial du Point, « 1930-2016. Le testament politique de Michel Rocard. Sa dernière interview ».

(4) : Dans l'entretien donné au Point, Rocard explique à propos de Valls et Macron : « Ils n'ont pas eu la chance de connaître le socialisme des origines, qui avait une dimension internationale et portait un modèle de société. La conscience de porter une histoire collective a disparu, or, elle était notre ciment. Macron comme Valls ont été formés dans un parti amputé. Ils sont loin de l'Histoire ».

(5) : Cette inclination aux propos aussi péremptoires qu'intempestifs ne lui est pas passée avec l'âge, bien au contraire. Ainsi dans l'interview au Point, à propos de la Syrie, cette énormité : « La Syrie, c'est 51% de sunnites wahhabites, les plus infréquentables ! » (sic)... Une telle absolue bêtise pour justifier que Bachar al-Assad est un « dictateur laïc », dont « la brutalité interne, hautement condamnable moralement, était sans toxicité externe », qu'il était « le facteur de maintien de l'ordre », « aussi tueur que les autres, mais pas plus ! »... On a connu Rocard mieux inspiré, et le montrant par ailleurs dans ce même entretien.
 

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