vendredi 15 juillet 2016

Le journalisme face à l’effroi, par Edwy Plenel, directeur de Médiapart


Le journalisme doit nous aider à réfléchir afin que nous ne cédions pas à l’effroi. C’est toute sa difficulté face à la tragédie des attentats : ne pas être indifférent à l’émotion générale et, surtout, à la souffrance des familles, tout en s’efforçant de maintenir le cap de la raison, de l’analyse et de l’enquête. Ce qu’Albert Camus appelait un « journalisme critique ». 

« On veut informer vite au lieu d’informer bien. La vérité n’y gagne pas. » Ce constat introduit l’un des tout premiers éditoriaux de Camus dans le Combat de la Libération, le 8 septembre 1944, alors que l’Europe est loin d’être libérée et l’Allemagne hitlérienne pas encore vaincue. 


Sous l’intitulé « Le journalisme critique », il y défendait un « journalisme d’idées » dont le « commentaire critique », dans un scrupuleux respect de la vérité des faits, aiderait « à la compréhension des nouvelles par un ensemble de remarques qui donnent leur portée exacte à des informations dont ni la source ni l’intention ne sont évidentes ». 

À l’heure de l’information numérique, sans papier ni frontière, immédiate et participative, avec ses réseaux sociaux et leurs acteurs anonymes, ses partages infinis et ses effets démultipliés, Albert Camus (1913-1960) ferait sans doute encore plus désordre aujourd’hui qu’hier. Au risque de toujours déplaire, dans tous les camps, le journaliste qu’il fut constamment, d’Alger Républicain à L’Express en passant par Combat, refusait en effet les demi-vérités consolantes qui n’entrevoient que ce qui convient aux préjugés dominants. 

De même que la fin ne saurait justifier les moyens, aucune juste cause ne saurait s’accommoder de l’injustice d’un mensonge, fût-ce par omission. 

S’agissant du devoir d’informer, cette exigence exclut les facilités qui épousent nos fainéantises, les démagogies qui flattent nos bassesses tout comme les vindictes qui encouragent nos détestations. 

Dans l’instant, cette attitude de raideur et de hauteur, où l’indépendance crée de la distance, isole ceux qui l’adoptent, suscite des malentendus ou des éloignements, provoque des ruptures et des détestations – la vie de Camus, libertaire inclassable, en témoigne surabondamment. Mais, sur la durée, elle sauve des vigilances sans âge dont sauront profiter les générations suivantes. 

C’est ainsi que le résistant Camus, antifasciste indiscutable, n’hésita pas à braver la vulgate dominante, celle de la victoire contre le nazisme, au lendemain même de l’anéantissement atomique de la ville d’Hiroshima, y voyant ce moment où « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie » (Combat du 8 août 1945). 

Tout comme, pendant la guerre d’Algérie, sa condamnation absolue des attentats, « arme folle d’une haine élémentaire », ne l’empêcha pas de mettre en garde contre « les noces sanglantes du terrorisme et de la répression », cet engrenage fatal où « chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus avant ». 

Camus était d’une génération brutalement déniaisée par les tragédies vécues – crimes, guerres, massacres, etc. Il n’a cessé de penser le présent en ayant en surplomb cette lucidité exprimée par David Rousset, de retour de l’univers concentrationnaire, en 1946 : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. » 

Tout est possible, y compris le pire de l’homme, négation de sa propre humanité. Maintenant que nous l’apprenons à notre tour, d’expérience concrète, douloureuse forcément, durable certainement, il nous faut entendre son avertissement. 

Nécessaire, le pessimisme lucide sur les dangers qui nous menacent ne saurait être une excuse pour céder aux passions tristes des propagandes et des idéologies, de leurs aveuglements ou de leurs ignorances. 

 Pour ceux qui font métier d’informer, revisiter à cet instant son appel de l’été 1944 à « une profonde mise en question du journalisme par les journalistes eux-mêmes » revient à sauver un passé qui éclaire le présent au moment du péril. 

Entendons ce qu’il nous dit : à rebours des suivismes patriotiques ou des conformismes étatiques, nous devons, plus que jamais, chercher à comprendre, ce qui signifie interpeller, questionner, analyser, enquêter, discuter, mettre en doute et en perspective. 

Par gros temps non seulement politique mais aussi médiatique, tant le métier est malmené et la profession déstabilisée, c’est une invite à reprendre courage et retrouver dignité dans l’exigence du droit de savoir du public et dans le souci de notre responsabilité devant les citoyens. 

À contre-courant, au risque même de bousculer parfois certains de ses lecteurs, Mediapart s’y essaye depuis ces jours funestes de janvier 2015 qui ont signifié l’entrée de la France dans un nouveau contexte géopolitique où les menaces basculent du dehors au dedans. Par nos dossiers tels des puzzles pour approcher une réalité insaisissable, par nos enquêtes comme autant de questions qui fâchent, par nos partis pris à l’adresse des gouvernants en charge de notre protection collective, nous n’avons cessé de tenir ce cap. 

Loin de toute indifférence, l’exigence qui nous anime est de fidélité à la mémoire des victimes, de souci de la sécurité du pays, de refus d’offrir aux terroristes ce qu’ils demandent, à savoir la mise en berne et en péril de notre démocratie.

S’il en était besoin, le débat provoqué par la commission d’enquête parlementaire sur les attentats de 2015 justifie cette attitude . Rejoignant des questions que nous n’avons pas hésité à poser dès les premiers attentats, son rapport interroge les failles de l’antiterrorisme, les échecs des services de renseignement ainsi que les impasses du tout sécuritaire. 

Faisant écho à notre récit des interrogations à l’intérieur des administrations concernées, il montre combien les professionnels sont plus ouverts à la critique et, par conséquent, plus pragmatiques que les gouvernants qui la balayent avec mépris, persistant à réagir idéologiquement plutôt qu’efficacement. 

Nous ne saurons faire face collectivement au terrorisme qu’en assumant et en revendiquant notre liberté et les droits qui la constituent, dans le respect, l’écoute et le partage : droits de savoir, de discuter et de délibérer, de critiquer et d’inventer, de proposer et de protester, etc. 

Les crispations autoritaires et hautaines qui sont, hélas, devenues courantes chez ceux qui nous gouvernent, aujourd’hui comme hier, nous affaiblissent au lieu de nous protéger. Elles nous désarment par les divisions qu’elles créent quand il faudrait nous rassembler dans le souci de mieux comprendre pour bien agir. Loin de retarder cette victoire du terrorisme que serait notre déchirure nationale, par la haine de l’autre et le rejet du monde, elles la précipitent faute de hauteur et de vision. 

Le 10 décembre 1957, à Stockholm, dans son discours de remerciement pour le prix Nobel de littérature, Albert Camus nous avait déjà mis en garde : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde, disait-il. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. » 

Dans le contexte de l’époque, celui de la guerre froide, des luttes anticoloniales, des impérialismes et des indépendances, des dictatures jusqu’en Europe même, du communisme militant et des jeunesses révoltées, en somme des émancipations et des résistances, le propos a pu sembler frileux, comme en retrait ou en réserve. Pourtant, entendu aujourd’hui, à bientôt soixante ans de distance, il semble plus actuel que jamais. 

Et, loin de paraître une invitation à la prudence ou à l’indifférence, il sonne tel un appel à l’engagement. Non pas l’engagement étroitement partisan de ceux qui voudraient plier le réel à leur dogme, cet engagement aveugle de ceux qui, parce qu’ils croient penser politiquement juste, se croient aussi certains de dire vrai. 

C’est à un engagement plus essentiel qu’invite Camus : un engagement existentiel, celui de notre condition d’hommes et de femmes libres. Notre liberté nous requiert, et exige notre responsabilité. Nous sommes comptables du monde, et d’abord de son sens. De sa compréhension, donc de sa cohésion. De sa raison, contre les déraisons qui le ruinent. 

Être au rendez-vous de notre liberté, ce n’est pas ajouter au désordre du monde l’affolement des peurs et l’excitation des haines, ce voile d’opacité et d’ignorance qui accroît notre désarroi et accentue notre malheur. 

C’est, au contraire, chercher à comprendre, exiger de savoir, affronter la vérité, fût-elle douloureuse et dérangeante. 

Pour être vraiment libres dans nos choix et autonomes dans nos décisions, nous avons besoin d’y voir clair. Sinon, nous ne serons que les jouets de nos illusions, emportés par la catastrophe qu’elles accompagnent et précipitent.

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