L’élection présidentielle est décidément la « mère des batailles ». Contrairement aux pronostics, elle est toujours celle qui mobilise le plus. L’abstention n’est pas en hausse. Les affaires n’ont pas dégouté les Français. Mais elle est en même temps, le triangle des Bermudes des illusions perdues.
Après un quinquennat, où l‘ennemi était censé être la finance,
voilà qu’un représentant de cette même finance va être élu Président. Ce
triomphe de la maxime du Comte de Lampedusa : «Tout changer pour ne
rien changer» a quelque chose de désespérant. Pour ma part, ayant vécu,
en première ligne, le 21 avril 2002, je suis abasourdi par ce nouvel
échec de la démocratie, mais, comme au soir de cette funeste journée,
j’appelle à voter Emmanuel Macron pour faire barrage à l’extrême droite
encore plus forte qu’il y a quinze ans. Face à une telle situation, il
n’y a pas d’hésitation possible et pas besoin d’attendre je ne sais
quelle « consultation » des électeurs. Quand l’urgence démocratique est
là, on répond aussitôt présent. Mais ce premier tour n’est pas seulement
un mauvais remake d’il y a 15 ans ; il pose aussi les bases d’un
bouleversement politique historique :
- Les partis de gouvernement au sens strict, qui
ont dominé la vie politique depuis le début de la Vème République sont
en chute libre. Disposer d’un parti réduit à une machine électorale,
mais totalement hors-sol et divisé sur ses orientations, n’est plus
désormais une garantie pour gagner l’élection. Deux mouvements, comme
« En Marche » et « la France Insoumise », ont émergé dans la compétition
alors qu’ils n’existaient pas il y a seulement un an. Cette rencontre
entre l’incarnation d’un homme et l’horizontalité des réseaux sociaux,
comme Bernie Sanders aux USA ou Podemos en Espagne, est inédite. Elle
aura des répercussions à court terme sur la recomposition politique.
L’irruption citoyenne est une disruption dans le système
politique français. Et la rénovation annoncée par les primaires n’était
qu’un leurre. Choisir un homme providentiel tous les cinq ans, sur un
casting, pour faire le contraire durant un quinquennat, renforce la
monarchie présidentielle.
- Les scores de Fillon et de Le Pen montrent que l’éthique,
l’honnêteté et la vertu ne pèsent que marginalement dans le choix des
électeurs. Là encore, la France est une exception politique. La
corruption des élites est certes dénoncée à longueur d’antennes ou de
colonnes, mais elle n’est pas considérée par les Français comme
éliminatoire. Cette prime à l’indécence se prolongera sans doute
localement, dans les élections législatives.
Deux des trois premiers sont mis en examen « mais bon, il faut
faire avec » semblent nous dire ceux qui par millions les ont
plébiscités dans les urnes. Pourtant, la corruption ne se réduit pas aux
frasques de Pénélope ni aux petits arrangements de la famille Le Pen.
Elle est une composante structurelle du « système », mot
valise, certes, mais qui se traduit au quotidien : les costumes de
monsieur Fillon sont payés au prix des du néocolonialisme de la
Françafrique. Les lobbies du BTP, du nucléaire , des industries
chimiques et de l’agrobusiness attendent du prochain président qu’il
« libère » l’économie des normes environnementales « insupportables »,
qui les empêchent de réaliser encore plus de profits . Quant aux
banques, elles veulent le beurre et l’argent du beurre, c’est-à-dire
aucun contrôle et voir leur avenir garanti par les Etats. Comme après la
crise de 2008.
- La gauche est désormais divisée entre trois pôles : la gauche
sociale libérale a désormais fusionné avec la droite libérale sociale.
Ce que la troisième force de « Monsieur X », Gaston Deferre, n’avait pu
réaliser en 1965, là où François Bayrou a échoué trois
fois, Emmanuel Macron a réussi. Ce néo centrisme sera rejoint par un PS
dévitalisé, qui s’est évertué à torpiller Benoît Hamon, devenu le
candidat de la social-écologie, dans laquelle nous nous reconnaissons,
et l’a précipité dans une bérézina où il aura entrainé les écologistes
d’EELV. Si la campagne de Benoit Hamon a été courageuse, son résultat
est inférieur à celui des deux écologistes de 2002,
Corinne Lepage et moi-même, qui avions totalisé 7,13% des voix…
Evidemment, la refondation de l’écologie politique s’impose. Il va lui
falloir choisir son avenir, maintenant qu’elle est libérée de
l’hypothèque PS.
- Jean- Luc Mélenchon gagne son match face à
Benoit Hamon, par KO, mais au prix d’une division qui l’aura empêché
d’être présent au second tour. C’est maintenant à lui de démontrer sa
capacité de rassembler et de construire une force de gauche et
écologiste, à la hauteur de la dynamique qu’il a su créer avec la France
insoumise. Malheureusement, son refus obstiné de choisir pour le
deuxième tour ne plaide pas pour cette perspective. Certes, il
a réussi son pari : marginaliser le PS, souder l’électorat des jeunes
diplômés des grandes villes, des habitants des banlieues et d’une partie
des classes populaires et moyennes (en particulier les employés et les
fonctionnaires et une partie des ouvriers), mais voudra-t-il créer avec
nous les conditions d’un rassemblement aux législatives, qui permette
l’émergence d’une force politique écologiste et sociale que nous avons
commencé à construire avec Benoît Hamon ? Cela n’a rien d’évident.
- En choisissant Emmanuel Macron, les Français ont décidé de
renouveler la garde-robe. Mais le prix des costumes va être salé ! Et
ils vont s’apercevoir qu’ils risquent une purge sociale d’une ampleur
inégalée. Emmanuel Macron représente les Français qui se retrouvent dans
sa politique libérale et se considèrent comme favorisés par la
mondialisation. S’il veut appliquer son projet (retraite par points,
démantèlement du Code du travail par ordonnances, poursuite du
nucléaire, construction de l’aéroport de Notre- Dame-des-landes, soutien
à la directive des travailleurs détachés…), sa probable élection risque
d’aggraver la fracture sociale entre deux France devenues
irréconciliables. Son premier geste : aller dîner avec ses amis dans une
grande Brasserie parisienne, rappelle le Fouquet’s de Sarkozy. Changer
de restaurant n’efface en rien le symbole terrible dans l’esprit des
Français qu’une nouvelle caste risque de succéder à une autre. On a
envie de dire à Emmanuel Macron : « Ne jouez pas avec le feu, ne
déclenchez pas l’incendie ! »
- Dès lors, la question se pose : comment reconstruire une
politique bienveillante, de réconciliation, qui retisse du lien social,
du commun, de la coopération. Avec ce choix entre la candidate de la
peur et de la xénophobie et le candidat du marketing et des marchés, la
frustration de beaucoup risque de s’accroitre. Ce qui s’est passé le 21
avril 2002 risque de provoquer les mêmes effets. Le 21 avril, à 20 h 10,
j’avais appelé sans hésiter à battre Jean-Marie Le Pen et à voter
Jacques Chirac. Ce que ce dernier a fait de la vague qui l’avait porté
au pouvoir a permis de créer les conditions de la progression du Front
National. Je ne retire rien à mon appel d’alors mais je mesure la
déception de celles et de ceux qui ont cru que « rien ne serait plus
jamais comme avant » après ce choc. Une fois de plus, le deuxième tour
va se jouer sur le dos de tous ceux qui se sentent oubliés et méprisés
au plus profond d’eux-mêmes.
C’est pourquoi, si j’appelle de nouveau à tout faire pour
battre Marine Le Pen, je comprends la colère de tous ceux qui ne se
retrouvent pas dans ce duel annoncé. En 2022, 20 ans après le 21 avril,
le FN risque d’arriver au pouvoir, parce que nous aurons abandonné sur
le bord du chemin la majorité de nos concitoyens. Je ne peux m’y
résoudre.
Le 7 mai, j’irai voter Macron contre le Pen, sans joie et sans
illusion, mais pour qu’il ne manque pas une voix contre l’extrême
droite.
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