samedi 7 mai 2011

Khimki (Russie) - Notre Dame des Landes : l'urgence d'une jonction des mobilisations écologistes contre le groupe Vinci - Entretien avec Carine Clément, sociologue et directrice de l’Institut de l’Action Collective (IKD)


C’est une grande et belle forêt au nord de Moscou, adorée par des générations de promeneurs, d’amoureux, de passionnés de sylviculture et de cueillette de champignons. Voisine de la ville de Khimki, qui jouxte Moscou au nord, le long de la Chaussée de Léningrad. Elle fait partie du poumon d’oxygène qui entoure la capitale russe… ou de ce qu’il en reste ! Car les changements vont vite depuis vingt ans ! Ce qui fut la « ceinture verte » de la capitale soviétique, forêts parsemées de petits villages, de cours d’eau et de lacs, de datchas en bois, se désagrège peu à peu au profit des mangeurs de béton et des cités résidentielles fortifiées et sous garde armée des élites. On ne s’y promène plus « aussi librement » que jadis ! Le Progrès va d’un bon pas !  Un projet, et déjà un chantier d’autoroute Moscou-Saint-Petersbourg risque de saccager ce joyau de la nature.


Des mouvements de citoyens de la ville de Khimki et de Moscou se sont mobilisés depuis plusieurs années contre ce projet puis ce chantier et les coupes sauvages dans la forêt, dont les maîtres d’œuvre sont, entre autres, la firme française Vinci (qui, en Suisse, contrôle un nombre croissant de parkings dans les centres urbains). Apparemment sensible à la protestation, le président Dmitri Medvedev a suspendu les travaux. Mais le chantier a redémarré en avril. Les défenseurs de Khimki en appellent au soutien international. Moscou ne fait-elle pas partie du patrimoine mondial des villes d’art et de rencontres ?



Où en est ce chantier, quels sont les enjeux, quelles sont les chances d’arrêter cette nouvelle œuvre de destruction massive de l’environnement ? Nous avons posé ces questions à Carine Clément, française installée à Moscou depuis dix ans où, enseignante en sociologie, elle pratique activement l’« observation participante », à la tête de l’Institut de l’Action Collective (IKD).


En quoi consiste le projet d’autoroute qui la menace, qui en sont les commanditaires, les supposés bénéficiaires ?


Carine Clément : Il s’agit d’un projet d’autoroute payante apparu en 2004 pour relier les deux capitales de la Russie, Moscou et Saint-Pétersbourg. Le responsable des travaux est de fait le Ministère fédéral des transports (au travers de l’agence fédérale des routes « Rosavtodor ». Fin 2008, le concours pour effectuer les travaux a été remporté par une société anonyme (OOO « SZKK »), parmi les fondateurs de laquelle on trouve, d’une part, la firme « N-Trans », enregistrée à Chypre et considérée comme proche de l’actuel Ministre des transports de Russie Igor Levitin, et, d’autre part, le groupe français Vinci. Vinci Concessions a ainsi obtenu un contrat de 1, 5 milliard d’euros pour la construction du premier tronçon de 43 kilomètres de l’autoroute à péage Moscou-Saint-Pétersbourg. Lorsque les tensions ont atteint leur maximum entre les défenseurs de la forêt et les lobbyistes de l’autoroute, fin 2010, un proche de Vladimir Poutine, Arkadi Rotenberg a intégré le bureau des fondateurs de « SZKK ». Le maire de Khimki, Vladimir Strelchenko, a donné l’aval à la construction dès 2005, en arguant de l’accord de la population (la législation russe prévoit des débats publics avec la population lors de chantiers touchant à ses intérêts). De fait, la population n’a même pas été mise au courant et n’a découvert le projet que lors du début des travaux, à l’été 2007. En fait, un sondage effectué par le Centre Levada en septembre 2010 montre que 77 % des habitants de Khimki sont contre la construction de l’autoroute au détriment de la forêt, 76 % soutiennent le combat des défenseurs de la forêt de Khimki. Le feu vert définitif à l’abattage a été donné par le gouvernement en novembre 2009 par l’adoption d’un arrêt, sous la signature de Vladimir Poutine, transformant 145 hectares de forêt protégée de Khimki en terres exploitables. A partir de ce constat, les défenseurs de la forêt de Khimki n’ont guère de mal à percer les intérêts en jeu, et concentrent leurs attaques contre le Ministre des transports Levitin et l’actuel Premier ministre Poutine, dénonçant le « chantier de la corruption » et les solides pots-de-vin qui ont sans doute accompagné le projet. D’autre part, les intérêts économiques sont énormes, d’autant plus que les travaux de construction de l’autoroute peuvent aisément être agrémentés au passage d’autres travaux immobiliers, également monayables. Le saccage des forêts avoisinant Moscou est en effet bien entamé dans beaucoup d’autres districts et villes de banlieue, pour le plus grand bonheur du lobby immobilier.


Quel est le rôle tout spécialement de Vinci, qui sont ces Français et comment ont-ils obtenu ce marché ?



Carine Clément : Je n’ai pas d’information particulière sur le sujet. Tout ce que je peux dire, c’est que le contrat paraît juteux, d’autant qu’il bénéficie du soutien de personnes haut placées au sein du pouvoir fédéral russe. De plus, les possibilités de bénéfices « annexes » semblent également importantes.Officiellement, Vinci a nié sa responsabilité dans l’abattage sauvage des arbres que les écologistes jugent illégaux qui a débuté l’été 2010. Mais, à ma connaissance, la compagnie n’a jamais accepté de rencontrer les habitants opposés au tracé par la forêt de Khimki, malgré les nombreuses demandes de ceux-ci (ainsi que les piquets de protestation devant son siège à Moscou).


La protestation populaire paraît importante et tenace. Ce sont les gens de la région de Khimki et de Moscou, des écologistes, qui encore ? Et comment expliquer une telle mobilisation ? Il y en a beaucoup de ce genre, ou cette protestation est-elle isolée ?


Carine Clément : En fait, la mobilisation n’est pas tellement massive. Elle l’est en tout cas moins que d’autres mobilisations plus ignorées, comme celle des retraités du début 2005. Un demi million dans les rues en quelques semaines pour exiger le maintien des avantages sociaux), celle des habitants de Kaliningrad du début 2010 (dont une manifestation de près de 15000 personnes demandant la démission du gouverneur de la région), ou même celle des habitants de Saint-Pétersbourg contre la construction de la Tour dite Gazprom.La particularité de la bataille de Khimki est qu’elle est fortement médiatisée – le combat correspond sans doute aux préoccupations d’un certain nombre de journalistes moscovites et n’est apparemment que peu politisé. Cette médiatisation est également le fruit d’un travail énorme accompli par les militants les plus actifs au sein du mouvement pour la défense de la forêt de Khimki, Evguenia Tchirikova en tête. Un saut qualitatif dans la publicisation a été fait grâce au meeting-concert du 22 août 2010 sur la place Pouchkine, auquel ont participé quelques-uns des musiciens de rock les plus connus de Russie, dont Iouri Chevtchouk, chanteur culte de DDT, un groupe mythique des années Péréstroïka. Cet événement a été le plus important en termes d’affluence dans toute l’histoire du mouvement, soit plus de 3000 personnes venues scander « Pas touche à notre forêt ! ».


L’autre caractéristique de ce combat est son aspect symbolique : ne pas perdre la bataille de Khimki, sinon toutes les autres initiatives citoyennes risquent de se voir écrasées par le lobby politico-financier. Aussi le rassemblement est-il très large d’organisations et d’associations les plus diverses soutenant le combat de Tchirikova.


La personnalité et le charisme de cette jeune femme ayant pris la tête du mouvement – voilà encore un autre facteur-clé de la médiatisation et de la sympathie de l’opinion publique pour le mouvement. Elle a commencé son combat, presque en solitaire, il y a presque trois ans désormais, en 2008. Alors qu’elle se promenait avec ses deux enfants en bas âge, elle avait alors été choquée par les panneaux annonçant de futurs abattages. Aujourd’hui, elle est l’invitée d’honneur de toutes les manifestations et tient fièrement tête aux policiers et autres représentants de l’Etat.


Autre point à mentionner : le mouvement a déjà ses victimes. En novembre 2008, le journaliste et militant local Mikhaïl Beketov a déjà fait les frais de sa lutte contre le projet d’autoroute et contre la corruption de la Mairie, ayant été tabassé à mort après des révélations visiblement gênantes pour certains. Il a survécu mais est gravement diminué physiquement, et son agression, dont le mouvement pour la sauvegarde de la forêt de Khimki attribue la responsabilité au Maire de Khimki, n’a jamais été élucidée.


Le conflit a donc pris un tour violent ?


Carine Clément : Le mouvement a ses actions coups de poing. Outre les nombreux campements et raids écologistes organisés sur le terrain (dont la plupart se terminent soit au poste, soit par des altercations avec les gardiens du chantier), l’action qui a fait le plus parler d’elle et a tiré la sonnette d’alarme, c’est le soi-disant « pogrom » de la Mairie de Khimki, le 28 juillet 2010, lorsque plus de 500 jeunes s’attaquaient à la Mairie de Khimki. Il s’agissait de jeunes militants des mouvements antifascistes, anarchistes et autres informels de gauche qui exprimaient ainsi leur soutien aux défenseurs de la forêt (slogans peints sur les murs de la Mairie « Sauvons les forêts de Russie ») et leur indignation face au refus des autorités locales de parlementer. Dès le lendemain étaient arrêtés deux jeunes supposés coupables de l’organisation du « pogrom » de Khimki, Alexeï Gaskarov (par ailleurs collaborateur d’IKD) et Maxim Solopov. Ces deux jeunes ont passé trois mois en prison en réclusion préventive. Libérés fin octobre à la suite d’une importante campagne de solidarité (pour la libération des « otages de Khimki »), leur procès se déroule en ce moment. Action choc inédite en Russie, l’attaque de la Mairie a conquis la sympathie des journalistes libéraux. L’opinion publique, à en croire les sondages d’Ekho Moskvy (la radio d’information la plus écoutée à Moscou) soutient plutôt les émeutiers. Internet aussi. Des dizaines de groupes – d’habitants de quartiers, d’organisations écologistes, de groupements de gauche ou d’opposition libérale, antifascistes, anarchistes – auxquels s’ajoutent des journalistes, des défenseurs des droits de l’homme et certains hommes politiques de l’establishment – tentent d’initier une campagne commune pour obtenir la libération de Gaskarov et Solopov, la sauvegarde de la forêt de Khimki et l’arrêt des répressions arbitraires des militants écologistes.


La bataille de Khimki a ainsi permis une nouvelle alliance, au moins symbolique, entre les mobilisations citoyennes de base, les mouvements de jeunes plus radicaux, les intellectuels, artistes et musiciens, les ONG y compris internationales d’habitude frileuses (Greenpeace ou WWF, par exemple), les groupements politiques d’opposition et une partie de l’establishment politique – « contre l’arbitraire et la corruption du pouvoir » qui répond aux mobilisations par la violence et la répression.


En bref, c’est tous ces éléments qui font de Khimki un cas à part. Mais on ne peut pas parler de mobilisation massive, surtout du fait de la relative passivité de la population locale. La majorité des participants aux diverses actions organisées par le mouvement pour le défense de la forêt de Khimki sont des militants provenant d’autres groupes de lutte contre la sauvegarde de l’environnement et les projets urbanistiques arbitraires, des militants de partis ou mouvements politiques d’opposition, des responsables d’ONG. En bref, la majorité vient de Moscou ou d’autres banlieues de la capitale. D’une part, peu d’habitants « ordinaires » ont la force de poursuivre le combat sur la durée (trois ans déjà !). D’autre part, le pouvoir local est connu pour sa corruption et sa politique répressive. Enfin, la plupart se contente de participer par délégation, confiant aux soins de Evguenia Tchirikova, qui paie ainsi la rançon de sa notoriété, de mener le combat.


Mais que veulent ces protestataires ? Ne se rendent-ils pas compte que les modernisateurs de la Russie, les hommes d’affaires, les dirigeants, les élites ont impérieusement besoin de voies rapides telles que cette autoroute et le TGV Moscou-Saint-Petersbourg ?


Carine Clément : Depuis le début, les meneurs du mouvement, Evguenia Tchirikova en tête, ne cessent de répéter qu’ils ne sont pas contre la construction de l’autoroute, mais qu’ils proposent un autre tracé, épargnant la forêt. Avec l’appui d’ONG reconnues en le domaine (Greenpeace entre autres) et de centres de recherche, ils ont fait expertiser les différents tracés possibles. Celui qui passe par la forêt est le plus nuisible et le moins rationnel.


Ce chantier n’est pas le seul. Il y a beaucoup de travaux autoroutiers à Moscou depuis vingt ans. Le trafic automobile connaît une croissance exponentielle. Malgré ces travaux, on dit que les boulevards et les voies d’accès « radiales » dans cette ville de près de 15 millions d’habitants (selon certaines rumeurs[1]) sont constamment encombrés. Ne faut-il pas les désengorger ?


C’est un problème indéniable, sur lequel travaillent également les militants des mouvements sociaux et citoyens de Moscou. Comment éviter le « collapse » des transports, tel fut même le thème de l’une des tables rondes organisées par la coalition « Notre Moscou » fin 2010. Ils ont proposé des solutions, mais les pouvoirs publics ne mettent pas le problème en débat et décident selon d’autres critères que le seul bien-être des habitants…


Comment ont réagi les autorités, et les entrepreneurs à la protestation populaire ?


Carine Clément : Comme je l’ai suggéré, les autorités locales ont réagi plus que durement : passages à tabac de militants (sans qu’il soit possible d’établir le commanditaire), incarcérations arbitraires (notamment des « otages de Khimki »), menaces, interdictions systématiques de tous les rassemblements, etc.


Quant aux entrepreneurs, ils agissent surtout en sous-main, par l’intermédiaire de sociétés-écrans et de « gros bras » protégeant les chantiers (et chargés de « neutraliser » les défenseurs de la forêt), ou bien en coulisse, par un lobbying sans doute attrayant pour les responsables politiques.


Pour ce qui concerne le pouvoir fédéral, le gouvernement de Poutine étant considéré comme l’initiateur du projet, les défenseurs de la forêt n’ont jamais entretenu d’illusion quant à sa possible intervention. Les appels et les espoirs étaient tournés vers le président Medvedev qui dans plusieurs discours s’était prononcé du côté des citoyens défendant activement leurs droits. Finalement, le 26 août 2010, le président Dmitri Medvedev a demandé au gouvernement de suspendre le chantier, ce qui a suscité l’enthousiasme des militants. Pour peu de temps malheureusement. Le 14 décembre déjà, le président faisait connaître sa décision de ne rien changer au projet initial, les engagements avec les entrepreneurs privés étant déjà pris, et le tracé alternatif ayant été repoussé par la commission gouvernementale. Déception et colère chez les militants. Tchirikova parle de « tromperie » et fait allusion à l’éventualité d’un candidat du mouvement pour les prochaines élections présidentielles.


Les contestataires ont obtenu que le président Medvedev suspende les travaux. On imagine mal, même chez nous, une telle sensibilité du chef de l’état à la contestation d’un projet autoroutier. Comment expliquer cela ?


Carine Clément : Le chef d’Etat Poutine a lancé le projet, le chef d’Etat Medvedev les a suspendus. Ca me paraît logique que la décision intervienne à ce niveau. D’autant que les subordonnés, quel que soit leur rang, n’oseraient pas prendre une telle initiative sans l’aval du Président.


Il faut également ajouter que Medvedev se présente comme le Président soucieux de démocratisation et avocat de la société civile. Pour que ses discours soient pris au sérieux par les mouvements sociaux, il est obligé de donner des signaux forts. Khimki n’est pas le seul, il y a eu également la décision de mettre fin au projet de construction de la tour dite Gazprom à Saint-Pétersbourg. Quelque temps avant il y a eu également le limogeage du gouverneur de la région de Kaliningrad. Toujours à la suite d’importantes mobilisations.


Sur l’affaire de Khimki, Medvedev a sans doute voulu réitérer un geste en direction de la société civile, mais le lobbying et les loyautés envers les entrepreneurs (notamment occidentaux, cible première de Medvedev) ont pris le dessus.


Et pourquoi, malgré cette concession, le chantier reprend-il ?


Les intérêts économiques bien compris…


Carine Clément : Le chantier a effectivement repris mi-avril. De l’avis des écologistes, les travaux d’abattage sont entrepris sans les autorisations formelles indispensables, et sans respect des normes existantes dans le domaine. Aussi les raids des défenseurs de la forêt ont-ils également repris. Ainsi que les arrestations et les altercations musclées avec les gros bras s’occupant de la sécurité du chantier. Le scénario est le même que celui de l’année dernière. Comment cette dernière étape de la bataille va se finir, cela dépend tant de la mobilisation des uns que de la volonté politique des autres, notamment à l’approche des élections…


Ils lancent maintenant un appel au soutien international. Qu’en attendent-ils ? Et toi qu’en penses-tu ?


Carine Clément : Etant donné qu’avec la société française « Vinci » les investisseurs étrangers sont impliqués, il semble logique d’essayer de faire pression sur « Vinci », ce que tentent les militants locaux non seulement par une campagne internationale, mais également par des actions à Moscou. Il me semble que l’opinion publique au moins française pourrait parvenir à au moins obliger « Vinci » à entamer un dialogue avec les défenseurs de la forêt.


D’autre part, Medvedev est connu pour prêter l’oreille à l’opinion des investisseurs étrangers, notamment occidentaux, et tente de soigner son image de démocrate auprès de l’opinion publique internationale. C’est encore un argument de plus pour soutenir l’appel international.

[1] La capitale de la Fédération de Russie compte officiellement, en 2010, quelque douze millions d’habitants (contre 9, 5 en 1991) mais des estimations plus élevées ont cours, tenant compte de la forte présence d’immigrés ou de « passagers » non enregistrés.

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