samedi 7 mars 2015

Clémentine Autain : les luttes par en bas, par Philippe Marlière


A quoi servent les partis politiques ? La parole du personnel politique est-elle écoutée ou comprise du public ? À quels segments de la population la gauche doit-elle s’adresser en priorité ? Est-il inéluctable que nous soyons représentés par des professionnels de la politique qui n’ont qu’une vague idée de nos attentes et de nos conditions de vie ? Dans un ouvrage récent, Clémentine Autain, une porte-parole nationale d’Ensemble et du Front de gauche, aborde ces questions fondamentales. 

Avec Nous avons raison d’espérer. Fragments de vie politique (Flammarion, 2015, 272 pages), elle porte un regard critique sur l’action politique. L’ouvrage est conçu sous la forme de courts “fragments de vie politique”, qui mélangent points de vue politiques et récits de vie personnels. Le livre comporte 131 courtes sections (des “fragments”) qui, mis ensemble, offrent un panorama original de la pensée de l’auteure. En annexe, Clémentine Autain a listé les ouvrages politiques majeurs, les romans, les expositions, les films et la musique qui l’ont accompagnée ces derniers temps. 


L’emploi du mot “fragment” est judicieux car il évoque les ruptures vives, les césures profondes et les tensions contradictoires de notre monde actuel. Il indique aussi l’impossibilité d’un méta-récit et d’une lecture mécanique des rapports de domination au 21e siècle. Dans ce monde réflexif et socialement fragmenté, la tâche essentielle est de prendre la pleine mesure de la multitude et du pluralisme au sein des groupes humains. 

Démocratiser la politique 

Clémentine Autain porte un regard lucide sur la politique, entendue comme métier, mais aussi comme “passion” citoyenne. Elle constate que le champ politique – défini comme espace des pratiques professionnelles de la politique et des règles inhérentes à la politique – est démonétisé : les citoyens n’y croient plus. La démonstration n’est plus à faire avec ce gouvernement “socialiste”, élu avec des voix de gauche, mais qui mène une politique de droite. Ce discrédit n’épargne pas la gauche de transformation sociale, notamment le Front de gauche. 

La porte-parole d’Ensemble est consciente des conséquences potentiellement désastreuses de ce désamour du peuple pour la gauche partisane. En conséquence, il faut, selon elle, démocratiser la politique en “redonnant la parole” aux citoyens. Puisque celle-ci est l’affaire de tous ; tout le monde peut et doit s’en occuper. La politique sera réellement démocratique ou ne sera pas. L’action politique par en bas est une priorité pour construire les conditions d’un retour citoyen vers la politique. Dans un pamphlet intitulé The Two Souls of Socialism (1966), le socialiste américain Hal Draper a théorisé l’existence de deux cultures au sein du mouvement anticapitaliste : le socialisme par en haut – celui des dirigeants et des élites – et celui par en bas, le peuple acteur lui-même. Parmi les traditions socialistes de cet ordre, Draper incluait le marxisme (marxien) ; remarquant que Marx estimait que “l’émancipation de la classe ouvrière devait se faire à travers ses propres actions”. On retrouve cet impératif des luttes par en bas dans les propos de Clémentine Autain. C’est même, je crois, l’enseignement majeur de ce livre. 

Social et sociétal, même combat 

Comment redonner le “goût de la politique”, selon l’expression de Clémentine Autain ? En imaginant de nouvelles manières de raconter le monde, ce qui s’y passe et en élaborant de nouvelles formes d’intervention contre les divers types de domination dans la société : partir du quotidien qui prend forme dans les rues, dans les cafés, sur les lieux de travail, dans les luttes ou les fêtes ; saisir ce qui se passe dans la tête des gens aussi. 

C’est là que le projet littéraire de Clémentine Autain remplit son objectif. Ce recueil de scènes de vie sociales n’est pas l’énième projection normée ou fantasmée (ou les deux) d’un-e chef-fe politique qui informe le public de ce qu’il devrait faire, penser ou comment il devrait conduire sa vie ; mais c’est une tentative, réussie, de partir des représentations de la base pour les porter et leur donner une visibilité. Clémentine Autain considère que la politique est présente au bureau, au supermarché, dans les transports publics et dans nos relations amoureuses ou amicales. 

Ces “fragments de vie politique” mettent en musique, souvent de manière intime, les ressorts de la domination économique (néolibéralisme ou capitalisme), sociale (consumérisme, productivisme, chômage ou retrait de l’État social) et culturelle (racisme, sexisme ou homophobie). 

L’auteure presse la gauche radicale de sortir de son entre-soi idéologique et culturel ; ce cloisonnement de la pensée et de l’action dont les effets délétères sont bien connus : discours qui ne touchent que les catégories les plus politisées et radicalisées (c’est-à-dire les 7% des électeurs du Front de gauche), sectarisme qui fait fuir les éléments plus modérés à gauche ou catastrophisme téléologique (toujours démenti dans les faits). Clémentine Autain préfère manifestement le parler lucide et concret au lyrisme ampoulé des bateleurs d’estrades. On ne peut que s’en réjouir. 

Avec constance, Clémentine Autain démêle fort à propos la fausse dichotomie établie par certains à gauche entre le “social” et le “sociétal” ; le social étant censé renvoyer aux combats “nobles” et “essentiels”, tandis que les seconds ne seraient que des lubies de “bobos bien pensants”. Elle démontre le caractère factice et mensonger d’une telle opposition. Il ne s’agit pas de choisir entre la lutte en faveur de l’ouvrier blanc et celle des femmes ou des immigrés, mais de relier les deux, car ces luttes se recoupent. Le prolétariat moderne est sociologiquement éclaté ; les femmes et les immigrés sont les premiers exploités sur le marché du travail (ou les premiers touchés par le chômage). 

L’ambition de Clémentine Autain est de mener de front ces deux combats. Le combat contre le racisme, le sexisme ou l’homophobie ne constituent donc pas des distractions de “blancs, riches et instruits”, mais l’épicentre des luttes. 

Féminisme matérialiste 

À travers différents “fragments de vie”, Clémentine Autain fait état de ses responsabilités de mère de jeunes enfants. Il n’est guère aisé, quand on joue un rôle politique de premier plan, d’élever des enfants en bas âge. L’une des raisons pour lesquelles les hommes sont surreprésentés en politique, c’est qu’ils s’octroient souvent la liberté de s’adonner à cette activité au moment où il faut s’occuper des enfants (en soirée ou les weekends). Dans le “fragment No.12”, Clémentine Autain écrit : “Nous sommes quatorze en réunion, je suis la seule femme. Une chose est sûre : je ne passe pas l’éponge”. 

La dirigeante du Front de gauche revendique un “féminisme matérialiste”, c’est-à-dire, un féminisme qui se penche autant sur les conditions symboliques (les comportements sexistes) qu'économiques de la domination masculine (les inégalités de salaire ou de carrière entre hommes et femmes). Elle se rapproche ainsi de la féministe marxiste Christine Delphy, en France, et de Nancy Fraser, la philosophe américaine, qui considère que l’égalité entre hommes et femmes repose sur trois piliers : économique (égale distribution des ressources/richesses), reconnaissance symbolique des contributions variées en fonction du genre, de la classe sociale ou de l’ethnie, et représentation symbolique ou genrée (égalité des sexes dans le langage). 

Ce féminisme des droits concrets – politiques et socioéconomiques – repose sur le principe de l’autonomie de la volonté. Les femmes, autant que les hommes, doivent être libres de leurs choix de vie ; y compris de leurs choix vestimentaires, quels qu’ils soient. Il s’oppose au holisme des droits formels de grandes bourgeoises médiatisées qui entendent imposer à l’ensemble des femmes leur conception de la “vie bonne” et leur sens de l’esthétisme féminin. 

Cet ouvrage remet au goût du jour le slogan des féministes radicales des années 70. Celles-ci s’opposaient aux féministes réformistes, lorsqu’elles affirmaient que le “privé est politique”. La domination des femmes prend naissance, dans nombre de cas, dans les interactions de la vie domestique (l’auteure relève dans son “fragment No. 22” que les tâches ménagères ou le soin apporté aux enfants sont dans une large mesure assurés par les femmes au sein d’un couple). 

Dans ses versions sociale-démocrate ou marxiste, la gauche, dont les chefs sont, à de rares exceptions près, des hommes n’a jamais pris au sérieux la domination liée au genre, au-delà de déclarations de principe. On peut espérer que Clémentine Autain et toutes les femmes dans le Front de gauche qui sont acquises à ce “féminisme matérialiste” pourront enfin réparer dans les actes cette injustice historique. Des changements s’imposent de manière urgente : application d’une stricte parité dans les partis et structures du Front de gauche à tous les niveaux, ce qui impliquerait la féminisation et le rajeunissement des cadres. C’est une nécessité absolue pour ce mouvement. 

Clémentine Autain a confié un jour que Mary Poppins était son heroïne de fiction préférée. On connait les qualités de la nurse : rigueur, application, générosité et gaieté, ainsi que des pouvoirs magiques qui titillent l’imaginaire des enfants comme des adultes. Dans le climat déprimé de la gauche, Mary Poppins est une source d’inspiration pertinente. L’heure de la reconquête est venue. Clémentine Autain nous avertit que la gauche ne pourra se relever “en faisant appel à la mémoire des résistants d’autrefois”. Le monde a changé ; le discours et les actions de la gauche radicale doivent traduire concrètement ces bouleversements. Il y a urgence. 



source: http://blogs.mediapart.fr/blog/philippe-marliere/060315/clementine-autain-les-luttes-par-en-bas

Clémentine Autain sera à Nantes le mardi 19 mai prochain pour le premier meeting départemental d'Ensemble! 

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