mardi 22 décembre 2015

Ce que Podemos dit de l’état de la gauche française, par Stéphane Alliès et François Bonnet (Médiapart)


Soyons lucides, la gauche française est à court terme incapable de faire bon usage des leçons du vote espagnol comme, avant elles, du vote grec.

D’accord, Podemos n’est pas parvenu à « prendre le ciel d’assaut », comme l’ambitionnait son slogan de campagne. Mais le mouvement est sur un petit nuage. Moins de deux ans après son entrée dans l’arène électorale (européennes de mai 2014, 8 % des voix), une grosse année après son congrès fondateur, Podemos a déjà réussi un exploit : dynamiter le vieux système politique espagnol construit au lendemain de la mort du dictateur Franco. Le bipartisme PP (droite)/PSOE (gauche) est à l’agonie. Ces deux formations ont réuni dimanche à peine plus de la moitié de voix (50,7 %) quand, depuis plus de trois décennies, elles totalisaient 70 à 80 % des suffrages.

Les esprits chagrins en France – et ils sont nombreux à gauche – noteront seulement que l’Espagne est devenue ingouvernable et que Podemos aura loupé son pari : devancer le parti socialiste (PSOE). 

Peu importe qu’il le talonne (20,6 % des suffrages et 22 % pour le PSOE), peu importe qu’une nouvelle ère politique débute en Espagne, tout aussi passionnante que celles qui se sont ouvertes en Grèce, avec Syriza, ou en Italie avec le Mouvement 5 étoiles, sans parler du Portugal qui expérimente depuis un mois une étonnante coalition des gauches.

Nos conservateurs de droite et de gauche crieront au populisme inepte, promettront un feu de paille, dénonceront démagogie et confusion. Ils avaient fait de même avec Syriza puis avec l’arrivée à la tête du parti travailliste anglais de Jeremy Corbyn. Et ils retourneront aussitôt dans leurs petites cuisines pour y entretenir leur seule obsession : l’élection présidentielle de 2017.

C’est une réaction de survie compréhensible, tant le miroir que tendent Podemos et d’autres mouvements progressistes européens est accablant pour les gauches françaises. Voilà que l’Espagne montre à son tour que des alternatives peuvent se forger, que la politique peut être réenchantée, que le seul choix n’est pas entre l’extrême droite raciste et des gouvernements néolibéraux, comme tentent de nous en convaincre aujourd’hui François Hollande et Manuel Valls.

Podemos n’est qu’une histoire espagnole, sans comparaison possible avec la situation française, nous disent encore ceux qui veulent briser le miroir. Oui, pour partie, mais évidemment non. Car ce qui s’est construit en Espagne depuis 2011, depuis le mouvement des indignés et ses prolongements politiques, l’a été sur des bases étonnamment communes aux deux pays :

– D’abord une crise financière et économique sans précédent depuis 1929. Articulée à la bulle immobilière espagnole, sa violence fut certes sans commune mesure en Espagne, où le taux de chômage (20 %) reste aujourd’hui près du double du taux français (10,5 %). Mais nous avons en commun les précarités érigées en règle nouvelle du salariat, les déstructurations en profondeur de l’État et de ses systèmes de protection, l’installation durable dans un chômage de masse sur fond d’évasion fiscale des grandes entreprises et de toute-puissance du système financier.

– Ensuite un rejet massif d’une classe politique minée par les scandales de corruption, par un sentiment d’impunité généralisée. Ajoutons à cela les cumuls de mandat, des carrières politiques qui se comptent en décennies, une incapacité à renouveler les dirigeants comme à représenter des catégories entières de populations, et nous avons ce que Podemos appelle « la caste ». Pour le coup, notre oligarchie typiquement française à laquelle s’ajoutent des dirigeants politiques insubmersibles peut sembler pire encore que cette « caste » espagnole.

– Enfin, une crise institutionnelle tout aussi grave dans les deux pays. Le régime issu de la Transition post-franquiste est à bout de souffle. Il organisait un bipartisme de fer articulé à un centralisme niant les identités régionales : le voilà incapable de répondre aux nouvelles demandes sociales et politiques. 

Notre Ve République est dans un état pire encore. Le mode de scrutin majoritaire aux législatives, combiné à l’hypertrophie présidentielle, étouffe tout renouvellement et ne parvient même plus à enrayer la progression d’une extrême droite désormais installée au centre du paysage.

Alors que s’est-il passé pour que partant de considérants semblables – crise économique, crise de la représentation politique, crise institutionnelle – une alternative crédible s’installe en Espagne quand les gauches françaises – c’est-à-dire les formations à la gauche du parti socialiste – se réduisent à quelques chapelles en ruines ? Et que peut nous apprendre aujourd’hui Podemos, comme l’avait fait hier Syriza, de ces échecs à répétition ?

« La gauche française doit changer »

« La gauche française doit changer, elle doit aussi changer les personnes, il lui faut trouver des réponses à l’extérieur du champ politique et des partis, il lui faut construire des leadership au pluriel qui ouvrent plusieurs voies », notait récemment Juan Luis Monedero, invité de notre émission « En direct de Mediapart » (voir vidéo ci-dessous). En une phrase, presque tout est dit. Fondateur de Podemos, en retrait aujourd’hui de sa direction mais toujours très influent, Monedero rappelait aussi ce que fut un des slogans de Podemos lors des élections européennes de 2014 : « Quelle est la dernière fois où tu as voté avec un rêve ? »
 
Sur Mediapart, Juan Carlos Monedero est face à la gauche française : Isabelle Attard (députée citoyenne), Julien Bayou (EELV) et Danielle Simonnet (Parti de gauche).
Les rêves français se sont évanouis depuis longtemps. Les formations de gauche, obnubilées par les stratégies de conquête du pouvoir dans le cadre fou de notre monarchie républicaine – ou d’alliances pour y participer –, ont depuis oublié l’essentiel : la société, le projet et l’attention au neuf, à ces multitudes de dynamiques émergentes qui viennent faire mourir l’ancien.

Par conséquent, il semble qu’il n’y a plus rien à attendre de leurs responsables. Congrès après congrès, élections intermédiaires après élections intermédiaires, la gauche, dans ce qu’il reste de sa pluralité, ne semble pouvoir être capable que de s’accorder sur le vote de l’état d’urgence et la vision défensive d’une république creuse et à bout de souffle.

Point de Syriza, de Podemos ou de Corbyn à venir. D’abord parce que la gauche est au pouvoir. Ou, plus précisément, parce que le pouvoir en place a été élu par la gauche. Ensuite, parce que l’austérité se fait moins brutale, et le bouc émissaire à la crise économique (le musulman) bien plus évident. Enfin, parce que l’extrême droite domine intellectuellement le paysage.

Et puis la France n’est pas entrée en guerre au début des années 2000. En même temps que l’altermondialisme, qui culminait alors chez ceux qui refusaient l’évolution de la social-démocratie européenne, des générations militantes se sont construites dans ces mobilisations pacifistes appelant à repenser les rapports nord-sud. Aujourd’hui, alors que la France s’est à son tour lancée dans « la guerre au terrorisme », où sont les manifestations ?

La question posée aux partis politiques de la gauche française est aussi insoluble au regard de son histoire politique. Depuis la révolution française de 1789, les élites gouvernantes du pays sont rétives à l’idée de parti de masse et de mobilisation générale de la société. On y préfère les clubs et les organisations d’avant-garde, ou encore des partis dont les responsables se construisent par leur capacité à conserver un appareil et à faire une carrière d’élu.

Un exemple ? Depuis vingt ans, les écologistes français n’ont jamais pris soin de faire de leur formation un mouvement de masse, attirant, intégrant des militants en nombre, mais aussi sachant apprendre des innombrables formes nouvelles de mobilisation et d’engagement. EELV demeure un petit jeu à quelques milliers de militants, pratiqué selon des règles incompréhensibles, et dont la conquête électorale semble être le seul carburant.

Le résultat ? La production, comme dans les autres partis, de « professionnels de la politique » et de quelques graves incongruités comme Jean-Vincent Placé. À qui fera-t-on croire que l’actuel président du groupe EELV au Sénat est écologiste, quand il est depuis un quart de siècle en politique avec un parcours digne d’un mini Edgar Faure de la IVe République ? Ce serait faire un mauvais procès que de décrire EELV absent des luttes locales, désertant les grands combats écologistes et aveugle aux mouvements sociaux. Mais force est de constater qu’il n’en fait rien et que chacune de ses tentatives de s’ouvrir en grand aux forces de la société ont été bloquées par des manœuvres d’appareil visant d’abord à préserver les équilibres de pouvoir internes.

« Changer les personnes, trouver des réponses à l’extérieur du champ politique », dit Monedero. Aux tentatives sans lendemain d’EELV s’ajoutent le surplace du parti de gauche et l’épuisement de son partenariat avec d’autres formations au sein du Front de gauche. Orateur de talent, animateur charismatique de la campagne présidentielle 2012, Jean-Luc Mélenchon et les siens n’auront pu transformer l’essai réussi au premier tour de la dernière présidentielle. « Le Front de gauche ressort considérablement affaibli électoralement, moralement et financièrement des élections régionales ! » notait récemment Jean-Luc Mélenchon sur son blog. « Il est d’autant plus urgent de proposer une méthode de rechange que celle-ci s’est épuisée de l’avis général. »

Tout occupé à construire un espace entre le PS et le PC (lui-même d’abord obsédé par son nombre d’élus qu’il doit à ses alliances avec le PS), Mélenchon s’est battu selon les règles obsolètes de la vieille démocratie partidaire quand les engagements collectifs se font désormais ailleurs. L’a-t-il compris trop tard en abandonnant la présidence du parti de gauche pour lancer le mouvement pour la VIe République ? Lui aussi obsédé par la présidentielle, tenant d’une conception verticale et avant-gardiste de la lutte politique, l’ancien dirigeant socialiste n’est pas plus parvenu à fédérer ce qui aurait pu constituer une alternative large et plurielle.

Nouvelles mobilisations

Le constat est aujourd’hui sinistre pour les forces se positionnant à la gauche du parti socialiste. Le quinquennat de François Hollande, s’il laisse le PS exsangue, les aura également dissoutes. 

Évoque-t-on la façon dont Podemos s’est appuyé sur le mouvement des indignés, et les responsables français soupirent en soulignant qu’aucune mobilisation sociale comparable n’a eu lieu en France. L’explication est un peu courte.

Podemos ne s’est pas seulement construit sur les immenses mobilisations des Indignados. Partout en Espagne ont émergé des collectifs citoyens nés de luttes locales sur des questions aujourd’hui largement négligées par les partis français : santé, éducation, aménagement, logement et expulsions, banques. Et ce sont ces dynamiques venues de la société, entretenues par ces collectifs qui ont construit des débouchés politiques (lire ici le reportage de Ludovic Lamant sur les « marées citoyennes » en Galice).
 
Opération des «faucheurs de chaises», en novembre pour protester contre les pratiques de BNP Paribas dans les paradis fiscaux.

De telles luttes ont aussi lieu en France aujourd’hui. Pas seulement à Notre-Dame-des-Landes ou à Sivens. De nombreux collectifs ont émergé dans les quartiers populaires qui demeurent pourtant obstinément relégués dans l’angle mort de la politique française. Attac ou Transparency International ont porté le débat public contre les politiques des banques, les paradis offshore et l’évasion fiscale.
D’autres associations ont défendu les lanceurs d’alerte. D’autres encore ont expérimenté de nouvelles formes de lutte syndicale. D’autres ont popularisé et défendu les vrais enjeux de la COP21 (voir ici notre émission). D’autres enfin ont bataillé contre la loi instituant une surveillance généralisée et dénoncent aujourd’hui les innombrables excès de l’état d’urgence, état d’urgence pourtant voté par la quasi-totalité des parlementaires écologistes et communistes...

Ce sont ces types de lutte qui, à Grenoble, ont permis la construction d’un collectif politique capable d’emporter la ville lors des dernières municipales. C’est l’exemple unique en France d’une construction politique issue de telles mobilisations où une attention toute particulière fut portée à la mise en place de pratiques politiques nouvelles : renouvellement ; non cumul des mandats ; comptes rendus de mandat et procédures révocatoires.

D’ailleurs, s’il ne devait y avoir qu’une seule leçon à retenir de l’expérience Podemos pour les gauches françaises, c’est bien celle d’un Pablo Iglesias intervenant dimanche soir pour affirmer la priorité absolue de réformes institutionnelles en vue de mettre fin à une crise de régime (réforme du système électoral et droit de révocation du chef de gouvernement, à mi-mandat).

En France, un tel sujet s’est toujours heurté aux railleries des pouvoirs en place, au prétexte que « ça ne remplirait pas les frigos des gens ». Assertion imparable de la part de ceux qui n’ont, par cette pirouette, aucunement besoin de remettre en jeu le pouvoir qu’ils accaparent. C’est aussi sur le personnage même d’Iglesias que les élites de la gauche française feraient bien de s’interroger.

Un jeune universitaire, élu eurodéputé avant de laisser son siège pour cause de « mandat tournant », faisant l’impasse sur les municipales pour soutenir des plateformes citoyennes pourtant critiques à son égard, avant de venir concurrencer un parti social-démocrate sans exclure de pouvoir partager le pouvoir avec lui... Sans présumer de ce que sera l’avenir politique de Pablo Iglesias, un tel profil est tout simplement inexistant dans la gauche française aujourd’hui. Pire, il ne pourra surgir tant que la gauche française défendra ou justifiera la “professionnalisation politique”, faisant de la vie publique un métier et de l’indemnisation de son engagement une aliénation.
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De même, tant que son personnel politique ne mettra pas à bas la logique du cumul des mandats, y compris et surtout dans le temps, aucun renouvellement générationnel ni aucune diversification sociologique de la gauche française ne sera possible. Enfin, tant qu’elle fera de la démocratie représentative la seule expérience possible de l’exercice du pouvoir, elle se condamne à contempler un système médiatique et sondagier tout entier acquis à sa perte.

Étouffées dans leurs vieux habits partidaires, les formations de gauche ne peuvent seulement s’en prendre à la puissance mortifère des institutions et aux habiletés tactiques de François Hollande. Podemos est issu de dynamiques sociales mais aussi d’un long travail théorique et politique qui fait cruellement défaut à la gauche française (lire ici notre enquête La boîte à idées des intellos de Podemos).

S’appuyer sur la société et sur les nouvelles manières de s’engager ; renouveler en profondeur les pratiques politiques ; reconstruire un projet en s’adressant prioritairement à des populations aujourd’hui systématiquement ignorées (jeunes, salariés précaires, classes populaires issues de l’immigration) : les pistes sont là, évidentes et d’ailleurs souvent montrées par des responsables politiques. Mais des responsables qui les oublient aussitôt, pour préserver leur pré carré ou préparer une fois encore la prochaine échéance électorale. Dès lors, tant que la gauche française ne s’intéressera pas sérieusement à elle-même et à l’émergence de ceux qui la feront renaître sans ceux qui l’ont fait mourir, tirer des leçons d’expériences étrangères ne servira qu’à amuser une galerie de la non-évolution.

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