samedi 26 décembre 2015

Contre les islamophobes, en défense de l’Autre, par Edwy Plenel. Mediapart.fr


Une salle de prière musulmane a été saccagée à Ajaccio, le 25 décembre, jour de Noël, aux cris de « Arabi Fora » (« Arabes dehors »), « On est chez nous » et « Il faut les tuer ». Attisée par des discours politiques et médiatiques qui lui donnent droit de cité, l’islamophobie passe des paroles aux actes, ouvrant la voie à toutes les haines de l’Autre, quel qu’il soit.


« Pour la première fois, l’Autre devient réellement un problème interne à la culture européenne, un problème éthique concernant chacun de nous. »


Cette phrase est d’un journaliste européen, et pas n’importe lequel. D’un immense reporter qui sillonna le monde entier, dans une vie passée en voyages à la découverte généreuse des autres justement, autres hommes, autres peuples, autres cultures, notamment en Afrique. D’un citoyen polonais, né en 1932 et n’ayant pas oublié que sa terre fut choisie par les nazis comme territoire des camps d’extermination, marquée à jamais par l’assassinat d’hommes, de femmes et d’enfants parce qu’ils avaient le tort d’être nés autres – juifs, tziganes…

Le livre d’où je l’extrais s’intitule Cet Autre (Plon, 2009), et c’est un propos testamentaire, comme un legs aux générations futures. Ryszard Kapuscinski l’a publié l’année qui a précédé sa mort, en janvier 2007, à Varsovie. Rassemblant plusieurs conférences, il y transforme son expérience professionnelle en réflexion politique. Le chemin toujours incertain du grand reportage, où « chaque rencontre avec l’Autre est une énigme, une inconnue, un mystère même », lui a notamment appris que « nous sommes responsables du voyage que nous effectuons ». Autrement dit que cet Autre, dont la rencontre nous surprend, nous dérange ou nous désoriente, dépend en définitive de nous. De notre approche, de notre regard, de notre curiosité. De notre « bienveillance à son égard », résume-t-il. De notre refus de céder « à cette indifférence qui crée un climat susceptible de mener à Auschwitz ».

« Arrête-toi ! Regarde ! lance Kapuscinski à son lecteur dans une évocation de la pensée du philosophe Emmanuel Levinas. A côté de toi se trouve l’Autre. Va à sa rencontre. La rencontre est l’épreuve, l’expérience la plus importante. Regarde le visage que l’Autre te propose ! A travers ce visage, il te transmet sa propre personne, mieux encore il te rapproche de Dieu. » La froideur, l’insensibilité, l’ignorance qui amènent à négliger l’Autre sont autant de pas qui nous éloignent du bien, alors que la découverte de sa différence, « cette altérité qui est une richesse et une valeur », nous en rapproche.

Mais cette démarche ne va pas de soi, elle suppose un effort, « un don de soi et de l’héroïsme », va jusqu’à écrire Kapuscinski. Car il nous faut penser contre nous-mêmes, nos habitudes, nos héritages, contre ces cinq siècles où l’Europe a dominé le monde, politiquement, économiquement, culturellement, nouant des relations avec l’Autre profondément asymétriques, dominatrices, paternalistes. Nous vivons ce retour à l’envoyeur où l’Autre s’invite définitivement au banquet du monde, alors même que notre continent, l’Europe, ne peut plus prétendre « y trôner à titre exclusif, à l’abri de toute menace, autocrate comme naguère ».

Tel est le grand défi qui nous attend, où nous sommes requis et où nous serons jugés, selon que nous traiterons l’Autre en frère ou en étranger. Cet Autre qui, dans nos sociétés, a pris figure de musulman. Cet Autre du sort duquel dépend notre relation au monde. Notre adversaire n’est autre que la peur, et c’est pourquoi il faut lui opposer le courage, un courage dont l’exemple redonne confiance – courage des principes, courage des audaces, courage des résistances, courage des hauteurs, courage des solidarités.

Hier comme aujourd’hui, la peur du monde est toujours au ressort des xénophobies et des racismes. Incapables de relever les défis du monde, de les comprendre et de les maîtriser, les gouvernants qui font commerce de ces haines cherchent à survivre par la désignation de boucs émissaires de façon que se libère et s’épuise la peur qui les habite et les paralyse.

« C’est un homme qui a peur », écrivait dès 1946 Jean-Paul Sartre à propos de l’antisémite dans ses Réflexions sur la question juive. Mais ce portrait vaut aussi bien pour l’islamophobe, le négrophobe ou le romanophobe d’aujourd’hui : « C’est un homme qui a peur. Non des Juifs, certes : de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde ; de tout sauf des Juifs. […] Le Juif n’est ici qu’un prétexte, ailleurs on se servira du nègre, ailleurs du Jaune. Son existence permet simplement à l’antisémite d’étouffer dans l’œuf ses angoisses en se persuadant que sa place a toujours été marquée dans le monde, qu’elle l’attendait et qu’il a, de tradition, le droit de l’occuper. L’antisémitisme, en un mot, c’est la peur devant la condition humaine. »

Les réflexions de Sartre avaient déjà débusqué ce qui est toujours le nœud du blocage français, et qu’il est bien temps de déverrouiller : le refus d’admettre l’Autre comme tel, le souci de l’assimiler à soi, cet universel abstrait qui n’admet le Juif, le Noir, l’Arabe qu’à condition qu’il se dépouille de son histoire et de sa mémoire. Sartre brocardait ainsi ce faux ami des Juifs, « le démocrate » qui, au Juif, reproche « volontiers de se considérer comme juif » tandis que l’antisémite lui reproche plus radicalement « d’être juif ». « Il ne connaît ni le Juif, ni l’Arabe, ni le nègre, ni le bourgeois, ni l’ouvrier, ajoutait-il, mais seulement l’homme, en tout temps, en tout lieu pareil à lui-même », et c’est ainsi qu’il « manque le singulier : l’individu n’est pour lui qu’une somme de traits universels. Il s’ensuit que sa défense du Juif sauve le juif en tant qu’homme et l’anéantit en tant que Juif. »

C’est précisément ce que vivent, depuis si longtemps, nos compatriotes musulmans qui, dans le même mouvement, sont assignés à leur origine et empêchés de la revendiquer. A la fois, ethnicisés et stigmatisés. Réduits à une identité univoque, où devraient s’effacer leur propre diversité et la pluralité de leurs appartenances, et rejetés dès qu’ils veulent l’assumer en se revendiquant comme tels.

Nous voici au cœur d’un défi français depuis trop longtemps en souffrance : apprendre enfin à penser à la fois l’universel et le singulier, la solidarité et la diversité, l’unité et la pluralité. Et, par conséquent, refuser résolument l’injonction néocoloniale d’assimilation qui entend contraindre une partie de nos compatriotes (de culture musulmane, d’origine arabe, de peau noire, etc.) à s’effacer pour se dissoudre, à se blanchir en somme. Bref, qui ne les accepte que s’ils disparaissent.

Le nœud qui, aujourd’hui, entrave la France et qu’il nous faut dénouer tous ensemble est cette nostalgie d’un modèle intégrateur qui fut certes formidablement efficace mais qui n’a fonctionné que dans un rapport dissymétrique, du fort au faible. C’était celui de cette « très grande France » assurée, par son empire colonial, d’un rapport au monde qu’elle pensait stable et durable, sinon immuable. Dominée et opprimée, reconnue ou célébrée, folklorisée dans tous les cas, la diversité y avait apparemment sa place. Mais, refusant les émancipations des égalités véritables, cette visibilité n’était qu’un bienfait de la puissance, qu’il s’agisse de la promotion assimilationniste ou de la solidarité fraternaliste. L’autre n’était reconnu tel que selon le bon vouloir dominateur, et à la seule condition de s’y soumettre.

Depuis plus d’un demi-siècle que cette illusion s’est dissipée, dans la déchirure violente des guerres coloniales qu’elle enfanta, la France, du moins celle de ses élites politiques, économiques et académiques, n’arrive pas à assumer notre nation telle qu’elle est devenue, telle qu’elle vit et travaille, telle qu’elle grandit et s’épanouit. Plutôt que d’allumer des phares pour éclairer le futur qui s’y invente, ceux qui nous gouvernent ne regardent que dans le rétroviseur d’un passé révolu. Au mot « multiculturalisme », qui n’est que le constat de la diversité française et de la richesse des relations qui s’y nouent, ils s’effraient d’un « communautarisme » supposé destructeur auquel ils opposent, avec un empressement affolé, le bouclier d’un laïcisme crispé, infidèle à la laïcité originelle.

Une immense violence a été libérée

S’opposer au coup par coup aux virulences et aux violences islamophobes, racistes, xénophobes ne suffira donc pas : il faut faire barrage d’un imaginaire concurrent, créateur et mobilisateur. Qui élève et libère. Cet imaginaire alternatif fut fort bien défini, toujours  par Jean-Paul Sartre, dans cette vigoureuse interpellation de nos silences, oublis et aveuglements, que constituaient ses Réflexions sur la question juive écrites au lendemain de la catastrophe génocidaire.

« Ce que nous proposons, résumait le philosophe, est un libéralisme concret. Nous entendons par là que toutes les personnes qui collaborent, par leur travail, à la grandeur d’un pays, ont droit plénier de citoyen dans ce pays. Ce qui leur donne ce droit n’est pas la possession d’une problématique et abstraite “nature humaine”, mais leur participation active à la vie de la société. Cela signifie donc que les Juifs, comme aussi bien les Arabes ou les Noirs, dès lors qu’ils sont solidaires de l’entreprise nationale, ont droit de regard sur cette entreprise ; ils sont citoyens. Mais ils ont ces droits à titre de Juifs, de Noirs, ou d’Arabes, c’est-à-dire comme personnes concrètes. »

Plus d’un demi-siècle a passé, et cet horizon de réconciliation avec nous-mêmes, notre peuple et sa diversité, est toujours au lointain : ce qui fut douloureusement et difficilement conquis par nos compatriotes juifs – être admis comme français et juifs –, par le détour nécessaire d’un réveil de mémoire et d’une vérité de l’histoire, reste à conquérir durablement pour nos compatriotes musulmans, arabes et noirs. Vérité de l’histoire, réconciliation des mémoires : qui ne voit combien ce chemin, assumé pour les Juifs de France, tarde à être emprunté avec clarté et détermination par nos dirigeants dès qu’il s’agit des autres blessures de notre histoire, nos aveuglements et crimes coloniaux, et des victimes qui en témoignent ?

Et le temps presse… Face à la triple crise – démocratique, économique, sociale – qui mine notre pays, une droite extrême a surgi, en renfort de l’extrême droite, qui a choisi, avec entêtement, d’emprunter une voie de division où la France est montée contre elle-même, dans une guerre des identités, des origines, des religions, etc. L’oligarchie qui, depuis une trentaine d’années, a pris ses aises dans la dérégulation et la financiarisation veut des pauvres (c’est-à-dire tout ce qui est moins riche qu’elle) qui la laissent tranquille en se faisant bataille les uns les autres, plutôt qu’en retrouvant ce qui les rassemble – leur condition sociale, leur situation salariale, leur habitat commun, leurs conditions de vie, etc.

C’est bien pourquoi la présidence de Nicolas Sarkozy n’a eu de cesse de répandre ce poison idéologique de l’inégalité des hommes et de la hiérarchie des cultures : du débat avorté sur une identité nationale au singulier jusqu’au discours de Grenoble visant les Français d’origine étrangère, en passant par l’éloge des civilisations supérieures, sans oublier des politiques migratoires de plus en plus répressives et injustes ni la stigmatisation, à travers les Roms européens, de tous ceux qui refusent d’être assignés à une identité ou un lieu unique.

Ce ne furent pas que des mots : une immense violence, qui n’est pas seulement symbolique, a ainsi été libérée. Or, loin de s’apaiser depuis l’alternance de 2012, elle a continué à s’étendre et croître par la faute d’un pouvoir lui-même habité par la peur de l’inconnu et de l’inédit, incapable de porter ce nouvel imaginaire dont nous avons tant besoin, de l’énoncer et de le défendre. Toutes celles et tous ceux qu’elle vise et désigne, à raison de leur origine, de leur apparence ou de leur religion, la vivent et la supportent, dans leur chair et dans leur âme. Allons-nous les laisser seuls, comme si c’était affaire de sensibilité individuelle et non pas de principes collectifs ? Allons-nous rester indifférents à la remontée, non plus à la périphérie du débat public mais en son centre, des idéologies meurtrières d’hier, cette barbarie nichée dans le délire pathologique de civilisations égarées ? Allons-nous rester silencieux ?

Dans Causes communes (Stock, 2011), un essai sur les solidarités nouées entre des Juifs et des Noirs autour de la conscience partagée des persécutions qui les visaient, la socio-anthropologue Nicole Lapierre indique ce que pourrait être un sursaut véritable, celui d’un humanisme concret qui se refuse à uniformiser ou banaliser : l’empathie, suggère-t-elle. L’empathie, c’est-à-dire « la capacité à prendre et à comprendre le point de vue d’autrui, à concevoir son expérience, sa pensée, ses sentiments, sans pour autant se fondre ni se confondre avec lui ». Cet humanisme concret, insiste-t-elle, qui « va à l’encontre de la vieille et détestable recette des pouvoirs incertains consistant à stigmatiser des populations ou à les dresser les unes contre les autres, pour faire diversion ou servir d’exutoire. Noirs contre Juifs, chrétiens contre musulmans, gens d’ici contre gens du voyage, ou d’autres encore, peu importent les protagonistes, dans ce dangereux jeu de dupes ».

Illustrant ce chemin d’élévation, elle cite le romancier André Schwarz-Bart, narrateur avec Le Dernier des justes (Seuil, 1959) de la persécution juive, puis avec La Mulâtresse solitude (Seuil, 1972) de la persécution noire, qui évoquait « le pouvoir qu’a le Moi de dire Tu ». Auquel fait écho l’œuvre-vie de Frantz Fanon, ce Martiniquais, ancien soldat de la France Libre, qui épousa la cause de l’indépendance algérienne jusqu’à en tirer ce cri immense, Les damnés de la terre (François Maspero, 1961), où se retrouvèrent tous les peuples du Tiers-Monde luttant pour leur souveraineté retrouvée. Fanon qui s’engagea pour l’émancipation de ceux que la langue officielle nommait alors les « Français musulmans d’Algérie » mais qui combattait tout enfermement de l’homme dans son origine : « Il ne faut pas essayer de fixer l’homme puisque son destin est d’être lâché ». Fanon qui, avec préscience, mettait en garde contre la concurrence des victimes et la nécrose des mémoires, disant à la fois refuser d’être l’esclave de l’esclavage de ses ancêtres et vouloir relier toutes les discriminations entre elles – « Un antisémite est forcément négrophobe ».

Fanon, donc, qui, dans les dernières lignes de son premier livre, Peau noire, masques blancs (Seuil, 1952), lançait cette interpellation dont l’écho résonne encore dans notre présent : « Supériorité ? Infériorité ? Pourquoi tout simplement ne pas essayer de trouver l’autre, de sentir l’autre, de me révéler l’autre ? Ma liberté ne m’est-elle donc pas donnée pour édifier le monde du Toi ? » Et d’ajouter : « Qu’il me soit permis de découvrir et de vouloir l’homme, où qu’il se trouve ».

Tel est le chemin qu’il nous faut réemprunter, retrouver et réinventer.

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