mardi 3 janvier 2017

Asli Erdogan: «Pour défendre la liberté d’expression nous devons nous unir» (RFI). Le procès est repoussé au 14 mars.

Les oeuvres de la romancière turque Asli Erdogan sont traduites dans une quinzaine de langues. De nombreux écrivains et journalistes avaient répondu à l'appel du quotidien Ozgür Gündem en écrivant dans le journal ou en participant aux comités de rédaction. DR Jeudi 29 décembre, la célèbre romancière Asli Erdogan a été remise en liberté sous contrôle judiciaire après 136 jours en prison. Sa détention avait provoqué une vague d'indignation dans le monde entier. Lundi 2 janvier, son procès se poursuit. L'intellectuelle est accusée d'appartenance à une organisation terroriste pour avoir collaboré au journal prokurde, Ozgür Gündem. RFI a pu joindre Asli Erdogan en Turquie. Propos recueillis par Stefanie Schüler.

Asli Erdogan, jeudi 29 décembre vous avez été libérée sous contrôle judiciaire après 136 jours en détention. Dans quel état d’esprit êtes-vous ? 


Asli Erdogan : Je pense qu’une grande partie de moi est toujours en prison. [Depuis ma sortie] j’ai rencontré des gens et je me suis rendue compte que je ne faisais que parler de la prison. Ma mémoire est restée en prison. C’est difficile à expliquer. Pendant quatre mois et demi je n’ai pas vu un seul arbre. Et maintenant il y a des milliers d’arbres. C’est trop d’un coup. Trop d’arbres, trop de gens. Vous savez, en prison tout est très limité. Donc c’est comme un énorme choc. Le monde est si vaste, si bruyant. La réadaptation est difficile… vraiment.

Mais c’était très chouette de caresser un chat par exemple. Chose que vous ne pouvez pas faire en prison. Vous ne pouvez pas toucher un animal. Le ciel y est très réduit. Hier j’ai contemplé la mer. C’est la mer d’hiver. Elle est très sombre. J’essaye d’y aller doucement.


Mais j’ai toujours peur. Chaque nuit je me dis : vont-ils revenir ? Peut-être dans trois jours ils vont encore m’arrêter… En fait je revis le traumatisme initial d’avoir été arrêtée. La nuit dernière je ne pouvais pas dormir. J’attendais la police…


Quelles étaient vos conditions de détention ?

Les cinq premiers jours après mon incarcération ils m’ont mise à l’isolement. Et ça c’était vraiment très dur. Les premiers trois jours surtout ils ont été très durs avec moi. Ils ne m’ont pas donné à boire pendant 48 heures. Mais ces traitements ont filtré dans la presse. J’ai rencontré les autorités carcérales tardivement. Ils ont réalisé que je n’étais ni membre du PKK, ni Kurde. Ces choses-là font la différence. Et petit à petit, les autorités carcérales se sont montrées protectrices envers moi. Mais être en détention restait difficile pour moi, bien que Bakirköy soit la prison la moins dure de Turquie. Seules des femmes y sont incarcérées. 

Un jour je suis tombée très malade, c’était un mardi. Et ils m’ont dit que je ne pourrais aller à l’infirmerie que le vendredi. J’avais beaucoup de fièvre. J’ai donc vu le médecin le vendredi. Mais je n’ai reçu les médicaments que le lundi. Tout est comme ça.


En ce moment, les prisons sont encore plus dures que d’habitude. Nous avons eu le droit de passe un coup de fil de cinq minutes toutes les deux semaines. Des rumeurs circulaient comme quoi des personnes de l’extérieur allaient attaquer des prisonniers. La peur est donc omniprésente. Sans parler du fait que les cellules sont surpeuplées, car quelque 50 mille personnes ont été arrêtées durant les cinq derniers mois. Et ils ne cessent de changer de manière arbitraire les détenues de prison. Donc chaque matin vous vous réveillez avec la peur au ventre : vais-je rester dans cette prison, ou vont-ils me transférer dans une autre, pire que celle-là ? C’est difficile d’être en prison.


Vous êtes accusée d’ « appartenance à une organisation terroriste » pour avoir collaboré au journal prokurde, Ozgür Gündem. Votre procès se poursuit ce lundi. Etes-vous confiante ou avez-vous peur ? 

J’ai peur bien sûr. Ils m’ont laissée sortir de prison mais ils ne m’ont pas acquittée. Les chefs d’accusation peuvent me valoir des peines allant de deux ans et demi de détention jusqu’à la prison à perpétuité. Toutefois il est probable que je sois acquittée de la plupart des chefs d’accusation à mon encontre. Mais je pressens qu’ils me condamneront quand même à une peine de deux ans de prison ou quelque chose dans le genre. Et la situation peut changer du jour au lendemain. Peut-être demain, ils passeront un coup de fil et j’aurais une peine plus sévère… donc bien sûr que j’appréhende ce procès. Rien n’est encore joué. Je suis juste sortie de prison. 

Et puis il y a ces rumeurs qui prédisent de futurs assassinats d’écrivains, de journalistes et d’avocats. Des listes circulent sur internet. Donc en ce moment personne ne peut se sentir en sécurité en Turquie. Sincèrement : j’ai peur. 


En revanche je pense que le soutien et la mobilisation internationale a été pour beaucoup. Je vous en remercie, vous les écrivains et journalistes européens et notamment français. Sans vous je serais toujours en prison. Vraiment, ils ne m’auraient pas laissée sortir.


La liberté d’expression est-elle encore garantie dans la Turquie d’aujourd’hui ?
Lors d'une manifestation à Cracovie en soutien à Asli Erdogan, en septembre 2016 
C’est une blague. La liberté d’expression en Turquie n’est plus qu’une blague ! Ils nous ont laissées sortir et le lendemain ils ont arrêté un journaliste très réputé, accusé d’aider trois organisations terroristes différentes [Ahmet Sik NDLR]. Il avait déjà été en prison. Actuellement, quelque 150 journalistes sont emprisonnés, voire même plus. Aujourd’hui, des gens sont arrêtés pour avoir posté un message sur twitter. Beaucoup d’académiciens aussi sont menacés. Même les gens du cinéma qui sont très populaires : un procès s’ouvre contre des réalisateurs et d’autres artistes. A partir du moment où vous vous exprimez sur twitter vous pouvez déjà vous attendre à ce que la police vienne vous chercher. Les gens ont extrêmement peur. Même de parler au téléphone. Et je les comprends.

Quelle peut être dans ces conditions la marge de manœuvre de gens comme vous, les défenseurs de la liberté d’expression ? 

Chacun doit décider pour soi-même. Mais je pense que la seule chose qui peut aider à changer la situation est la solidarité. Je veux lancer un appel. Où que vous soyez, quelles que soient vos convictions : pour défendre la liberté d’expression nous devons nous unir. Nous devons mener des campagnes pour ceux qui sont emprisonnés pour des raisons diverses. C’est la seule voie : être ensemble.

http://www.rfi.fr/europe/20170101-asli-erdogan-turquie-liberte-expression-nous-unir-exclu-rfi

 A suivre, entretien le 2 janvier au journal Le Point

http://www.lepoint.fr/monde/turquie-asli-erdogan-je-n-etais-absolument-pas-preparee-a-devenir-un-symbole-03-01-2017-2094337_24.php

Lundi 2 janvier, lors de la seconde audience du procès du journal pro-kurde Özgür Gündem et de ses collaborateurs à Istanbul, c'est le statu quo pour Asli Erdogan et la linguiste Necmiye Alpay : liberté conditionnelle avec interdiction de sortie du territoire. Bilge (Oykut) Contepe, militante écologiste et féministe, a été relaxée, tandis que l'un des rédacteurs en chef du journal, Inan Kizilkaya, reste en détention. La troisième audience se tiendra le 14 mars. La romancière nous a accordé une interview téléphonique au lendemain de la deuxième audience.




Le Point.fr : Il a beaucoup été question de votre santé très fragile, comment allez-vous après plus de quatre mois en prison ?
 
Asli Erdogan : Je souffre beaucoup de mon cou, de ma nuque, qui a été terriblement atteinte par le stress, et il faut que je me fasse soigner en kinésithérapie, mais à part cela, je ne vais pas si mal que ça. Le plus dur, c'était le froid, nous faisions sans arrêt bouillir de l'eau que nous conservions dans des bouteilles pour avoir chaud. Mais en effet il faut que je voie des médecins…

Le 29 décembre, le procureur a requis votre remise en liberté, vous y attendiez-vous ?
 
Pas du tout, c'était un choc incroyable. Je n'avais même pas vidé ma cellule, j'avais laissé mes vêtements à chauffer sur le radiateur tellement j'étais sûre de revenir. Et hier (lundi, NDLR) encore, je m'étais habillée pour l'audience avec le plus épais de mes sweaters au cas où je doive regagner la prison.
Je suis entrée dans une histoire digne de Kafka dès le tout début 
 
Pourquoi tant de pessimisme par rapport à l'issue du procès ?
 
Vous savez, un jour, la police vous arrête et votre vie change du tout au tout. Tout le monde sait que ma collaboration au journal était parfaitement légale mais cela n'a aucune importance, je suis entrée dans une histoire digne de Kafka dès le tout début. Pendant cinq ans, j'ai envoyé mes chroniques et, du jour au lendemain, lors d'une énorme opération de police, je me retrouve derrière les barreaux… Il y a de quoi être traumatisée et de quoi perdre tout optimisme.

Pour vous défendre, vous avez écrit un texte de douze pages en prison, mais comment se défendre d'une accusation irrecevable ?
 
C'était un exercice difficile, et j'ai d'emblée misé sur l'ironie. Parce que même les juges, la police, tout le monde savait que ce procès ne reposait sur rien… Donc j'ai construit ma défense sur l'ironie de la situation, en prouvant l'innocence de la littérature. À ce niveau-là, c'était un procès très intéressant où le pouvoir de la littérature était en jeu, mais ce pouvoir était entre les mains de quelqu'un d'innocent, donc c'était très étrange, et même totalement ridicule d'écrire pour se défendre sans avoir rien à défendre… En réalité, il aurait fallu que pour avoir bafoué mes droits et ceux de tant d'autres, et m'avoir fait subir tout cela, ils s'excusent…

Vous partagiez votre cellule avec la linguiste et traductrice Necmiye Alpay, remise en liberté comme vous. Cette cohabitation vous a-t-elle aidée ?
 
C'est une situation très compliquée de voir son destin lié à ce point à celui d'une autre personne, c'est très stressant et je pense que c'est une des relations humaines les plus délicates que j'aie jamais connues. Mais en même temps, cela m'a été d'une grande aide, seule je pense que cela aurait été beaucoup plus difficile. Et puis, Necmiye est une personne plus expérimentée, et cela aussi était précieux.
Ce matin, pour la première fois, j’ai fait un rêve où je me retrouvais en liberté et je me suis réveillée ainsi, libre, avec mon premier sourire 
 
Comment avez-vous vécu les premiers instants, les premiers jours de votre liberté ?
 
Comme je ne m'y attendais pas du tout, j'ai d'abord fondu en larmes, je me suis écroulée dans la petite pièce très sombre où les prisonniers attendent au tribunal. Et puis vous savez, en ce moment encore, je pense tout le temps à la prison, au transfert, à la police, tous mes rêves sont encore pleins de ces images de quatre mois qui ne s'effacent pas en un jour. Mais ce matin, pour la première fois, j'ai fait un rêve où je me retrouvais en liberté et je me suis réveillée ainsi, libre, avec mon premier sourire. Ensuite, pour se remettre à vivre au quotidien, c'est comme un réapprentissage de chaque chose. Un peu comme ces enfants qui, dans une boulangerie avec vingt sortes de pains différents, ne savent pas lequel choisir. On perd la capacité de prendre une décision, car la prison est une régression, on doit réapprendre à grandir, à choisir, à parler aux gens, à téléphoner, car je n'avais que dix minutes de communication autorisée par semaine, et avec une seule personne, ma mère. Il faut de nouveau être capable de faire face. Cela prendra du temps encore…

Avez-vous pu écrire, en dehors des lettres et du texte de votre défense ?
 
J'ai pris des notes sur la prison, mais c'est difficile de faire un travail continu, à peine vous vous posez que des soldats débarquent et vous interrompent, vous vivez dans l'angoisse de ce qui va arriver, donc c'est un peu difficile, pour moi en tout cas, de se fixer sur quelque chose. Peut-être au bout d'un an ou deux, je ne sais pas, je n'avais jamais été emprisonnée auparavant… J'avais laissé un livre en cours, un recueil de chroniques et de nouvelles, mais ne l'avais pas sur moi. Et puis j'ai deux romans en chantier, qui concernent la prison. Pas mes mémoires, non ! La prison comme métaphore, qui est un sujet récurrent pour moi, mais, maintenant, ce sera plus difficile d'y revenir en étant passée par cette réalité.

C'est pour avoir écrit dans un journal que vous avez été arrêtée : vous considérez-vous comme une journaliste aussi ?
 
Je ne me suis jamais considérée comme telle, parce que le journalisme suppose une réactivité que je n'ai pas, et la combinaison de plusieurs informations. Moi, je suis quelqu'un de lent, qui digère avec le temps, je suis passive, un film par semaine, c'est possible, deux, c'est déjà trop pour moi ! J'ai usé de techniques de journalisme, l'interview notamment, mais ne suis pas journaliste. Cela dit, journalisme et littérature peuvent s'entremêler pour rendre compte de la réalité et j'ai appris de ce métier en tant que littéraire. Mes chroniques n'étaient pas de la pure littérature puisque j'avais une "deadline" pour les rendre au journal, mais j'avais beaucoup plus de liberté dans mon propos. Quand j'ai travaillé pour un autre journal, Le Radical, j'ai été renvoyée au bout de deux papiers… Sans doute parce que j'en disais un peu trop… Là, de toutes façons, je n'ai aucun journal dans lequel écrire !
Pour moi, le seul moyen d’en sortir serait d’aller vers plus de démocratie, car la répression augmente la violence 
 
Avez-vous un début d'explication sur le véritable motif de votre incarcération ? Que veut le président au pouvoir ?
 
En fait, personne ne sait vraiment s'il s'agit de paranoïa, de désir de tout contrôler de la part du gouvernement. Il est difficile de savoir d'où vient cette logique de réduire au silence.

Quels vœux, à l'aube de cette année, pourriez-vous formuler pour votre pays ?
 
La situation est très, très sombre, chaque jour j'ai des amis qui sont arrêtés, on se retrouve comme dans les années 1980, et peut-être pire, donc je suis vraiment inquiète, parce que la Turquie est la cible des bombes, des attentats, des coups de feu, des arrestations. Pour moi, le seul moyen d'en sortir serait d'aller vers plus de démocratie, car la répression augmente la violence. Il nous faut ouvrir le dialogue entre les Turcs et les Kurdes, entre le HDP et les autres partis, tout sauf s'entretuer les uns les autres. Interdire les organisations citoyennes, 1 500 sont dans ce cas, c'est le contraire de ce qui pourrait nous faire avancer. Il faudrait en autoriser 1 500 de plus, pour faire circuler la parole entre citoyens, justement.

Comment envisagez-vous votre proche et plus lointain avenir en Turquie ou ailleurs, maintenant que vous êtes devenue un symbole ?
 
Plus ça va, plus on semble forcé à quitter le pays, même si le premier choix est bien évidemment de rester, mais comment rester si l'on risque la prison ou la mort à tout moment… ? Ce n'est pas aujourd'hui que je peux considérer cette option, de toute façon. Quant à ma fonction symbolique, il faut d'abord dire que ce qui m'a sortie de la dépression et de la tentation du suicide, c'est la solidarité internationale, que je ne pouvais même pas imaginer et que j'ai découverte en sortant de prison, avec ces groupes venus me soutenir en faisant le voyage jusqu'ici pour le procès. En fait, je n'étais absolument pas préparée à devenir un symbole ! Je suis une introvertie, pas du tout tournée vers la célébrité. Mais on m'a fait comprendre que je n'avais pas le droit de faiblir, ou de songer à me supprimer parce que je représentais quelque chose pour tous les autres, et qu'il me fallait endosser cette responsabilité. Alors maintenant je porte ma croix, Asli Erdogan comme symbole, pour être solidaire avec tous ceux qui sont en prison.

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