lundi 2 janvier 2017

Sobrement, personnellement, simplement : je ne veux pas être complice. Asli Erdogan

Des chroniques mais pas uniquement. Des textes d’une grande force politique mais pas seulement. Une écrivaine dit la répression, les mort-e-s, les ressentis en soi. Plus que des témoignages, une implication directe et exigeante, la poésie et les mots pour le dire. 

« Entre l’impossibilité de partir et celle de rester, je me suis repliée sur moi-même comme un point d’interrogation qui se tord le ventre ». 

Je mets l’accent, en laissant libre cours à ma subjectivité, sur quelques bribes et descriptions. J’espère que les citations choisies inciteront à entrer dans l’univers singulier d’une écrivaine qui ne saurait être réduite à la dénonciation politique des ignominies. 

« Je suis dans l’un des angles mort du destin, un nœud formé de toutes ces routes qui n’en finissent plus de se chevaucher, sans lumière, sans issue et sans retour comme un cercueil » 


Une porte à la sortie de la nuit, des instants fugaces où la réalité semble bien réelle, les ambulances, les tirs, se rendre invisible, s’enrouler dans un ultime bout d’étoffe arrachée aux lambeaux de la nuit, « la lumière ne promet rien aux vies qui ont été sauvées ou perdues ». 

Je souligne le texte « De la mémoire. Les grands charniers », le miroir que nous ne parvenons pas à regarder en face, les décombres fumants de villes pilonnées par les chars, les cadavre anonymes démembrés et putréfiés, la mémoire collective des charniers, l’entassement du passé et du présent, l’oreille sourde aux événements de 1915, de1938 et à ceux d’aujourd’hui, « Nous avons arraché les racines d’un peuple qui vivait sur ces terres depuis des milliers d’années »… 

Le mot « victime », la transformation des êtres en objet de curiosité « du type de ces mouches prises dans l’ambre », une femme écrivain, la suspicion intolérable, et la voix rauque de la vérité… 

L’auteure explicite des formes littéraires comme une virgule ou les trois points de suspension, « Un jour sans commencement ni fin, un jour de plus… », le passé, la douleur, les jours de crime, « Comme si nous marchions dans une interminable aube grise, dans les brumes, dans un purgatoire, dans un réduit élastique comme la langue, comme si nous marchions dans un lieu désormais hors de portée de tous les appels et de tous les cris », ce gouffre qui ne sépare plus nos regards des leurs… 

La force épuisante du titre du livre, « Le silence même n’est plus à toi », Georges Séféris, les mots pour refuser de se taire, les traces d’une voix, « être coincée dans un immeuble en feu », la fumée… « C’est l’histoire d’un voyage qui commence à cent kilomètres d’Auschwitz et s’achève cent kilomètres avant Cizre », la guerre, une nuit de cristal à la mesure de l’Etat turc, les éclats de l’inracontable, « chaque mémoire regorge désormais de cadavres refroidis, et le nôtre même… », un homme très ordinaire, pardonner aux tortionnaires mais la torture… Hrant Dink, le silence qui coupe la phrase en deux, chaque jour on assassine, l’étrange matière de la douleur, « revenir à cette vie quotidienne qu’on ne peut tordre aussi facilement que les mots »… 

Que faut-il écrire ?, hurler à l’infini, voler à un être humain jusqu’à ses traumatismes, la Grande Catastrophe, les mort-e-s, les inguérissables blessé-e-s, les irrémédiables estropié-e-s, « Nos concepts, nos mots, nos identités en lambeaux pendus autour du cou, à perpétuité complices du crime… », Kobanè, le camp de tentes d’Azin Mizra, la fête du Newroz, écrire contre la nuit… 

« Ecrire sur les mort du jour et non sur ceux d’hier » 

Il faut faire publicité à ce livre, en faire connaître la profonde humanité. Et participer, ainsi, à faire connaître l’auteure, ses écrits, ses combats, pour obtenir sa libération définitive comme celles des multiples prisonniers d’opinion du régime de Recep Tayyip Erdoğan. Sans oublier le combat des populations kurdes et la mémoire des populations arméniennes. 

« L’exil qui chasse l’homme hors de ses propres récits, de récits dont la réalité même est déniée » 

Actes Sud, Arles 2017, 176 pages, 16,50 euros 

Didier Epsztajn 


De l’auteure :

Le bâtiment de pierre, une-force-arrachee-a-lavenir/

En complément possible :

Actes Sud : Communiqué – Aslı Erdoğan, actes-sud-communique-asli-erdogan/
Non, ne laissons pas Aslı Erdoğan isolée, menacée et réduite au silence, non-ne-laissons-pas-asli-erdogan-isolee-menacee-et-reduite-au-silence/

Asli Erdogan – Communiqué de presse Actes Sud, asli-erdogan-communique-de-presse-actes-sud/

Communiqués de la Marche Mondiale des Femmes de Turquie et du Kongreya Jinen Azad Domisyon a Diplomasi (Congrès des femmes libres), communiques-de-la-marche-mondiale-des-femmes-de-turquie-et-du-kongreya-jinen-azad-domisyon-a-diplomasi-congres-des-femmes-libres/

Libération de Sultan Safak et de toutes les personnes arrêtées illégalement à Diyarbakir, liberation-de-sultan-safak-et-de-toutes-les-personnes-arretees-illegalement-a-diyarbakir/

Joelle Palmieri : Turquie : pôle expérimental mondial de la violence, turquie-pole-experimental-mondial-de-la-violence/
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Asli Erdoğan : Le silence même n’est plus à toi

Chroniques traduites du turc par Julien Lapeyre de Cabanes
Actes Sud, Arles 2017, 176 pages, 16,50 euros

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