Nous sommes immergés dans un cycle planétaire de désordres et de violences dont nul ne peut prévoir les développements. Le pire, désormais, ne peut plus être exclu. Les pivots d’une relance vertueuse existent pourtant. Mais leur éparpillement et leur incertitude de projet limitent dangereusement leur mise en mouvement concertée. C’est ce travail de nouvelle articulation qui devrait être au cœur de toute vision stratégique, nationale comme transnationale. Il suppose de faire fonctionner le principe de réalité ; il implique de tourner le dos à un « réalisme » qui évoque trop les tentations de la « guerre froide » et de sa logique des « deux camps ».
En fait, la réalité dans laquelle nous sommes tenus
d’agir est trop complexe pour que nous nous accommodions de visions trop
simplistes. Pour en prendre la mesure, nous devons tenir compte d’un faisceau
de déterminations qui s’entrecroisent, dans une dynamique à ce jour chaotique.
Les racines du désordre actuel
Le « court XXe siècle » (1914-1991)
est né deux fois : en 1914, avec le choc des impérialismes qui prolongea
la première mondialisation du capital ; en 1917, avec l’Octobre russe. La
conviction s’est alors installée qu’une concurrence duale opposait désormais
deux modes de régulation sociale, l’un capitaliste, l’autre communiste. Le
face-à-face était en trompe-l’œil : la force des choses (le communisme de
guerre, le socialisme dans un seul pays, puis la guerre froide) en firent l’affrontement
entre un modèle concurrentiel et un modèle étatiste. Le mode de production
capitaliste ne fut ainsi jamais contesté par un mode de production alternatif. La
méthode soviétique s’évertua à « rattraper » sa concurrente, au
travers d’un volontarisme d’État assorti d’une contrainte maximale, sans lui
substituer une logique radicalement innovante. Le « despotisme oriental »
contre le « marché libre » : le moins que l’on puisse dire est
que le combat était inégal. Il produisit de la puissance, pas de
l’émancipation…
Pendant quelques décennies, le capitalisme fut
simplement obligé, par peur de la révolution sociale, à intégrer une part de
régulation étatique. Ce fut le temps de l’État providence, où un certain rééquilibrage
s’opéra entre le capital et le travail, sans que cessât pour autant la
subordination du second au premier. Quand s’est effondré le soviétisme, le Welfare State était, de fait, déjà
moribond. La disparition de la superpuissance soviétique n’a fait qu’accélérer
le triomphe du projet ultralibéral ; elle n’en fut pas la cause.
Le quart de siècle qui suivit a été triplement
marqué, par l’expansion sans frein de l’ordre néolibéral, par une spectaculaire
mondialisation financière et par la fin de l’équilibre binaire des puissances. Ce
que nous vivons n’est pas le terme de cette période récente, mais l’épuisement
latent de sa dynamique propre, et cela pour trois grandes séries de raisons.
· La crise de 2008 a révélé en
grand la fragilité d’un système déconnectant absolument la création de valeur
et la production de richesse réelle. L’éclatement de la bulle financière a
redistribué les rapports de l’économique et du politique, accéléré la recherche
de gisements nouveaux de valorisation et modifié ainsi la distribution
territoriale de la mise en valeur.
· La mondialisation a universalisé
la logique marchande et concurrentielle, vers des territoires jusqu’alors
dominés et en marge du système. La concentration croissante des avoirs, des
savoirs et des pouvoirs qui en est résultée a, tout à la fois, accentué la
polarisation inhérente au capitalisme (accumulation de richesse à un pôle, de
pauvreté à l’autre pôle) et l’a complexifiée. Les modèles dualistes simples – Nord
et Sud, centre et périphérie - ont laissé la place à une polarisation
généralisée de tous les territoires sans exception, du planétaire jusqu’au
local. Il y a partout du Nord et du Sud, du centre et de la périphérie, du in et du out…
· Cette phase nouvelle de la
mondialisation a ainsi redistribué les rapports de puissance. La prépondérance
étasunienne demeure, mais elle n’a plus l’aspect que lui donnaient l’équilibre déséquilibré
de la guerre froide et l’hyperpuissance du début des années 1990. La simplicité
des modèles unipolaire et bipolaire a été remplacée par une instable
multipolarité. De nouvelles puissances émergent, au sein de ce qui fut le
Tiers-Monde. Les regroupements continentaux peinent à parvenir à un équilibre
pertinent, tandis que les dispositifs onusiens, laissés en déshérence par les
plus puissants, sont plongés dans une phase ininterrompue de déclin.
Le XXIe siècle a commencé dans une étonnante configuration
globale. La régulation de guerre froide (les conflits limités de périphérie) a
disparu, au profit d’une nébuleuse de conflits où s’évanouit la frontière de la
guerre et de la paix, de l’intérieur et de l’extérieur, de la guerre civile et
de la guerre tout court, de l’informationnel et du guerrier. La logique
impériale classique (la prédation des ressources naturelles et le contrôle d’un
surtravail faiblement rémunéré) persiste lourdement, mais elle s’entremêle avec
une concurrence accrue pour la maîtrise technologique de l’information et avec de
nouveaux conflits dont l’enjeu est la définition de ce qui est légitime et de
ce qui ne l’est pas. Dans un « état de guerre » devenu latent, la
désignation de l’ennemi fonctionne comme une condition de l’influence voire de
l’hégémonie. Le symbolique et le religieux, soigneusement recouverts par le
concept ambigu de « civilisation », sont aujourd’hui les oripeaux du
bon camp et du mauvais, comme l’étaient le « monde libre » et le « camp
impérialiste » dans les années de guerre froide. Leur force est un état de
fait, qui perturbe la lecture des conflits contemporains et qui rend plus
difficile leur issue.
La situation que nous connaissons est ainsi inédite.
D’un côté, l’organisation planétaire de la vie sociale est dominée comme jamais
par une logique à trois faces : la concurrence, la gouvernance et le
primat de l’identité sur l’égalité. Mais cette dominante ne produit aucun ordre,
ni une entente entre puissances, ni un équilibre relatif entre dominants et
dominés. L’équilibre international ancien (ordre « westphalien » ou
impérial) s’est effacé et la volatilité est devenue le paradigme d’un monde
incertain.
Du côté des forces dotées de la puissance, deux
tentations semblent aujourd’hui à l’œuvre, conjointement ou concurremment, pour
maîtriser cette instabilité.
Les tentations du « nouvel ordre »
· D’un côté, se trouve le
mythe de « l’Empire global ». En principe, ses bases sont bien
constituées. Les institutions économiques supranationales assurent le respect
de l’hégémonie des marchés financiers sur la sphère de l’économie. Les
mécanismes de la gouvernance (le pouvoir des « compétences ») fondent
l’équilibre savant de l’économique et du politique. La légitimité des valeurs
et des institutions « occidentales » garantit le maintien d’un « ordre »
que la communauté onusienne n’est plus en état d’assurer. Qui veut bénéficier
des « bienfaits » de la mondialisation doit accepter les normes de « l’Empire » ;
qui les refuse s’expose à la vindicte et à la mise au ban. Ce projet n’est pas
sans épaisseur matérielle : la puissance persistante des États-Unis, le
poids d’une stratégie militaire atlantiste qui s’est universalisée après 1991,
le magistère des institutions du marché libre soutiennent de façon concrète un
tel projet, qui limite de facto
l’espace des souverainetés étatiques d’autrefois. Mais la complexité de la
polarisation contemporaine, les dysfonctionnements de toutes les régulations
publiques et privées et la réalité de la multipolarité font de l’Empire global
un universel symbolique davantage qu’un ordre matériel concret. Le couple d’une
mondialisation achevée et d’un État mondial reste du domaine du rêve.
· D’un autre côté, se trouve
l’apologie de la multipolarité. Elle intériorise l’impossibilité d’une
hégémonie, qu’elle soit monopolistique ou partagée. Dès lors, l’objectif des
acteurs est de s’appuyer sur l’existence persistante des souverainetés
territoriales pour contester la domination du bloc des pays de l’ancien « Nord ».
Les candidats à la domination partagée cherchent à conquérir des parts
avantageuses de la mondialisation, tout en s’affranchissant totalement ou en
partie des règles qui protègent encore les avantages, acquis dans les phases
précédentes par les ténors les plus anciens de l’ordre du capital. Il s’agit
dans ce cadre d’affaiblir au maximum le bloc « atlantique », en
utilisant ses contradictions et en jouant de coalitions variables entre
nouveaux venus, en fonction des moments et des enjeux régionaux particuliers. La
gestion concertée des interdépendances devient seconde, par rapport à la
valorisation maximale du territoire que l’on veut promouvoir. « America first » et la « fierté
russe » n’ont plus besoin du voile de l’intérêt universaliste. L’affirmation
nationale, aux confins du nationalisme, redevient la vertu première.
D’un côté, on
trouve plutôt les constructions à vocation planétaire des États-Unis, secondés
plus ou moins solidement par l’Union européenne ; de l’autre côté, les
stratégies plus pragmatiques et mobiles de la Chine et surtout de la Russie. Dans
les deux cas, le « réalisme » est la règle, les plus puissants se
permettant le luxe de le légitimer par les discours de l’éthique, les moins
puissants recouvrant leurs faiblesses d’un cynisme généralement assumé.
Il se trouve que ni l’une ni l’autre de ces
constructions ne laissent envisager une situation d’équilibre et une réduction
des tensions à l’échelle régionale ou planétaire. La méthode intégratrice de
l’Empire global, en élargissant le champ de la concurrence et de la gouvernance,
accélère la spirale des inégalités et des discriminations, creuse le gouffre
entre les « peuples » et la « caste dominante globale »,
stimule les ressentiments et nourrit la perspective d’une guerre sans buts et
sans fin, sans vainqueur ni vaincu. Quant à la logique stato-nationale, elle
vise essentiellement à des repartages d’hégémonie, pousse au réalisme de la fin
qui justifie les moyens, relance le heurt des concurrences nationales, attise
les tensions locales ou régionales et contourne l’exigence de nouvelles
régulations planétaires fondées sur le droit.
Un mouvement qui se fixe pour but l’émancipation humaine
ne peut tabler ni sur l’une ni sur l’autre de ces méthodes ; elle ne doit
avoir de complaisance pour aucune d’entre elles. Toute accélération des
processus d’intégration fédéraliste accroît les risques de mécanismes
technocratiques, de dérives sécuritaires et de monopoles renforcés des pouvoirs
de décision et d’information. Toute logique multipolaire subordonne le
mouvement à des buts de redistribution de la puissance qui ne sont même plus
camouflés par l’aspiration au bien commun.
L’intégration par en haut est l’opérateur par
excellence d’une mondialisation de la finance et des technocraties ; l’exacerbation
nationale, elle, affaiblit la solidarité des peuples et réduit la frontière qui
sépare l’esprit national du nationalisme. Le cosmopolitisme théorique de la
mondialisation et la tentation nationale tournent également le dos à la
mondialité. Or, plus que jamais, le caractère stratégique de notre communauté
planétaire de destin exclut de la confier aux calculs étroits de la gouvernance
technocratique ou au jeu dangereux des puissances. Une souveraineté qui ne se
construirait pas sur ce terrain de la mise en commun transnationale serait une
souveraineté réduite aux acquêts.
D’une manière ou d’une autre, ni la logique « impériale »
ni la logique « multipolaire » ne nous sortent de « l’état de
guerre ». Or cet état est absolument contradictoire avec une logique
d’émancipation. Si les lendemains de la Seconde Guerre mondiale furent porteurs
d’une vague conséquente d’avancées démocratiques et sociales, ils le durent à
l’existence d’un mouvement ouvrier international en expansion et au caractère
spécifique d’une guerre entremêlant des intérêts de puissances et un antifascisme
de fait. L’état de guerre actuel, couplé aux thématiques du « choc des
civilisations » et à l’obsession identitaire, pousse au renforcement des
clôtures, à la course à la prédation marchande des ressources et à la
concentration des logiques étatistes. Il y parvient dans des configurations
variables, avec des dominantes diverses entre pente concurrentielle et
régulation d’État. Mais le point d’arrivée n’est pas la rupture avec la longue
durée de l’histoire du capitalisme.
C’est en cela que, contrairement aux apparences, le « réalisme »,
quels que soient ses fondements théoriques (Machiavel, Hobbes, Spinoza, Schmidt,
Morgenthau…), ne peut pas être au cœur de stratégies de transformation sociale
radicale. Les politiques d’émancipation ne doivent pas se fonder sur une
intériorisation des logiques de la tension internationale, au profit d’un camp
ou de l’autre. Les tentations du socialisme dans un seul pays, de la forteresse
assiégée, de classe contre classe, de la lutte des deux camps entraînèrent
l’Union soviétique dans un engrenage qui précipita sa crise systémique et sa
chute finale. Dans le monde instable qui est le nôtre, elle subordonnerait le
mouvement critique à des finalités qui contrediraient ses dynamiques et ses
valeurs.
Se résigner à la guerre est une impasse ; il
n’est pas d’autre voie raisonnable que de tout faire pour s’en sortir. Y
parvenir suppose de penser un mouvement complexe et de long souffle autour de
finalités, d’objectifs concrets et de méthodes en rupture franche avec
l’ordre-désordre existant. Elle implique, toujours sur la longue durée, une
mobilisation de la totalité des acteurs capables de formaliser et d’imposer
cette rupture. Dans cette voie, il n’y a pas de raccourci possible, ni dans des
intégrations à marches forcées, ni dans des exacerbations nationales.
Se sortir de la guerre
1. Le substrat de l’état de guerre est le
face-à-face de la peur des nantis et du ressentiment des déshérités. Son
ressort est l’inégale distribution des ressources et des pouvoirs. S’attaquer
aux mécanismes de cette polarité est la condition première d’une désescalade de
la violence. Retarder la mise en œuvre concrète de cette priorité ou la
subordonner à des rapports de force entre grands États, c’est accepter de
s’enfoncer dans la spirale du désordre et de la violence.
2. Sur une planète de bientôt 9 milliards
d’êtres humains, réduire l’inégalité ne peut se faire par une simple
redistribution des richesses : la logique de leur production doit être
mise en question de façon massive, potentiellement universelle. En ce sens, si
l’abandon du Welfare State fut une
régression absolue, une nouvelle dynamique vertueuse ne proviendra pas d’un
retour à la méthode keynésienne d’hier.
· L’objectif commun doit se
chercher dans la direction désignée à plusieurs reprises par des organisations
internationales (le PNUD, par exemple) : des changements substantiels
devraient s’imposer dans les finalités mêmes assignées à la « communauté
internationale ». Malgré les mises en garde répétées, la croissance des
indicateurs marchands prime toujours sur un développement des capacités
humaines économe en ressources. Or le plus raisonnable serait, à tout le moins,
de subordonner le premier terme à la réalisation du second. Cela implique entre
autres : d’abandonner la libéralisation du commerce prônée par l’OMC ;
d’annuler les dettes illégitimes ; d’établir une fiscalité internationale
permettant de préserver et d’élargir les communs ; de faire de la
responsabilité sociale et environnementale des firmes multinationales un
impératif contraignant ; d’instaurer de nouveaux outils de régulation pour
lutter contre la spéculation financière, le dumping et la concurrence entre les
États.
· À cet effet, l’architecture
institutionnelle devrait être bouleversée volontairement. La tendance
historique, depuis plusieurs décennies, est à l’autonomie croissante des organismes
financiers et bancaires, à toutes les échelles de territoire. Plus encore, on
constate qu’ils tendent à prédominer sur toutes les autres institutions, au nom
du primat de l’économie. Il est temps de commencer de défaire ce qui a été
construit indûment dans les dernières décennies : le politique (l’exercice
de la volonté commune) doit l’emporter sur la rationalité économique ; les
organismes économiques doivent être subordonnés aux instances politiques de
décision collectives ; les missions et les structures de ces organismes devraient
être réorientées en conséquence.
3. Dans l’accélération de la
spirale inégalitaire depuis plus de trente ans, la dérégulation et la
privatisation de tout l’espace social ont été des facteurs déterminants, au nom
de l’impératif de propriété. Il serait utile que cette tendance soit contredite.
La régulation par les droits primerait utilement sur les impératifs de la
concurrence. L’impératif de l’usage partagé pourrait l’emporter sur celui de la
propriété. Préférons l’idée que l’appropriation sociale vaut mieux que
l’appropriation privée et que le service public est l’instrument par excellence
de l’exercice des missions publiques.
4. Soumise jusqu’à ce jour aux
contraintes de la régulation concurrentielle et de la norme administrative, la
régulation par les droits individuels et collectifs pourrait devenir
prépondérante. L’affirmation d’un droit commun planétaire est en ce sens le
grand œuvre des prochaines décennies. En matière de droits de l’homme et
d’écologie, il conviendrait qu’il s’impose très vite comme étant de nature
supérieure à toutes les conventions de portée territoriale plus réduite. Il est
des domaines cruciaux pour l’environnement, la santé, la guerre et la paix, où
le droit national devrait s’incliner devant l’intérêt commun planétaire.
L’articulation du droit
international et des droits nationaux est certes complexe et nécessairement évolutive,
mais la gestion concertée et donc la régulation commune des enjeux planétaires vitaux sont trop
stratégiques pour rester la chasse gardée des marchés et des gouvernements. Le
droit international actuel est par nature ambigu et contradictoire. Il reste le
jouet des forces dominantes. Lui tourner le dos, parce qu’il est faible et
imparfait, reviendrait à l’abandonner à ceux qui en usent et mésusent. Au
contraire, stimuler un mouvement capable de disputer le terrain international
du droit aux forces qui le malmènent est un objectif fondamental.
La critique nécessaire des modalités contemporaine
de production du droit international ne doit pas s’accompagner d’une
dévalorisation théorique d’un champ de lutte désormais fondamental. Opposer
l’irréalisme supposé du « cosmopolitisme » et le réalisme pourtant
improbable du seul cadre national est une aberration tout aussi grave que le
verbiage « fédéraliste » de trop de responsables.
5. Le jeu des puissances (sanctionné par le
fonctionnement actuel du Conseil de sécurité et de ses membres permanents),
l’intervention constante des « lobbies » et la gouvernance sont les
pivots de la régulation politique à toutes les échelles de territoire. Il
convient de leur substituer une autre logique, dans une restructuration
d’envergure de tout le dispositif onusien. L’effacement de l’organisation
depuis un quart de siècle ôte toute légitimité à l’action internationale,
surtout quand il s’agit d’user de la force pour assurer la protection des
populations ou pour combattre des foyers de destructions. Restaurer la capacité
de représentation de l’ONU est une ambition fondamentale ; sa
revalorisation et sa refonte se penseront et se conduiront ensemble.
· La source de la légitimité
n’est plus, comme on le jugeait nécessaire en 1945, dans le consensus supposé
des puissances qui terrassèrent les fascismes. Elle ne peut aujourd’hui se
trouver que dans l’Assemblée générale. Ses pouvoirs doivent donc être
renforcés, pour l’instituer en Assemblée délibérative réelle, exerçant son
contrôle sur les instances exécutives. À côté d’elle, pour être au plus près
des populations toujours organisées politiquement en États, pourrait être
instituée une Assemblée des parlements nationaux.
· En outre, le Conseil de
sécurité serait transformé en augmentant le nombre de ses membres, notamment
vers le « Sud », en généralisant le principe de rotation et en
supprimant le droit de veto, qui donne aux cinq membres permanents un pouvoir
exorbitant renvoyant à une époque résolument périmée. Des dispositifs intermédiaires
pourraient être mis en place pour aller dans cette direction. Par exemple,
comme cela a été proposé, l’Assemblée générale pourrait décider, dans l’urgence
humanitaire, des cas où l’utilisation du droit de veto serait immédiatement
suspendue.
· Par ailleurs, on gagnerait à
mettre en place des instances d’arbitrage, pour la régulation économique et
sociale comme pour la prévention et le règlement des conflits. Elles seraient
ouvertes à l’intervention des associations citoyennes, préciseraient les
compétences universelles des tribunaux nationaux, définiraient les modalités et
les limites de la mondialisation des juges. Elles fonderaient les possibilités
d’une intervention internationale sur le principe de subsidiarité qui
respecterait la souveraineté des peuples. Elle permettrait de lutter
efficacement contre l’impunité.
· Au total, le rôle des
citoyens serait ainsi renforcé, sur l’ensemble des domaines qui dépassent l’échelle
nationale. Par exemple, le rôle du Conseil économique et social de l’ONU
(ECOSOC) serait élargi, en y renforçant la participation des forces politiques,
des parlementaires nationaux et des ONG. Un droit d’initiative serait alors
instauré en faveur des sociétés civiles, auquel les institutions
internationales seraient tenues de répondre dans les formes appropriées.
Les méthodes et les acteurs des changements
Politiser ouvertement les enjeux de politique
internationale, revaloriser l’esprit du commun contre toutes les tentations de
promotion de la concurrence ou d’exaltation de la puissance, rendre ainsi
compatibles les combats à toutes les échelles de territoire : telles sont
les clés des avancées démocratiques de demain. Cela implique des ruptures
franches avec les dispositifs existants.
1. Le sentiment d’éloignement
et d’étrangeté du niveau supranational se nourrit de deux évolutions parallèles :
la mondialisation a laissé entendre que la régulation supranationale relevait
d’une rationalité économico-administrative et non du libre débat sur des choix
de société ; l’anémie des logiques démocratiques a légitimé l’idée que le
seul espace possible de la citoyenneté était au mieux un & échelon
microlocal.
Renverser cette représentation
implique de revaloriser partout la mission du politique. La clé d’une
réappropriation démocratique des enjeux internationaux suppose donc que l’on
travaille consciemment à la compatibilité des politiques suivies, du local au
planétaire. Quel que soit le lieu d’exercice d’une volonté collective, elle se
déploie nécessairement autour des mêmes enjeux, des mêmes objectifs et des
mêmes méthodes. Partout, quatre grands chantiers devraient être au cœur des
relances civiques : la réduction du champ de décision des exécutifs ;
l’amélioration sensible de la représentation des populations, y compris
étrangères ; la déprofessionnalisation de l’activité politique ; l’essor
d’une démocratie d’implication, directe et/ou participative. Concrètement, ces
pistes peuvent se décliner du local au planétaire. Nul besoin de modèle
passe-partout, fédéral ou confédéral. La forme de la réorientation
démocratique ne sera pas nécessairement la même, le jeu de la représentation et
de l’implication variera selon le contexte territorial, tout comme la
distribution des assemblées et des pouvoirs, du législatif et de l’exécutif. Mais
l’efficacité démocratique dépendra de la capacité assumée à aller, partout,
dans la même direction.
2. La forme globale de l’organisation des pouvoirs
(fédérative ou centralisatrice) est seconde par rapport à l’essentiel : l’implication
directe des peuples. Sans doute la pratique de la « souveraineté »
est-elle marquée par la tradition étatique de sa définition et de ses pratiques.
Toutefois, si les catégories populaires veulent échapper à la tutelle
régulatrice du marché et de l’État, elles doivent d’une certaine façon s’affirmer
comme souveraines, ne pas fonctionner seulement comme multitude, mais comme
peuple. Le plus décisif est alors que cette « souveraineté populaire »
ne puisse à aucun moment s’extérioriser et devenir force étrangère en se
cristallisant sur un individu, un groupe d’individus ou une institution. La
multiplication des mécanismes citoyens de délibération, de contrôle et
d’évaluation aura pour rôle de s’en assurer.
La souveraineté doit être populaire, qu’elle
s’inscrive à l’intérieur des États-nations ou au niveau supranational. Contrairement
aux apparences, y parvenir n’est ni plus simple ni plus difficile à tel ou tel
niveau d’organisation sociale. Ni le local ni le national ne sont les cadres
exclusifs de la politisation populaire ; pas plus que le supranational, ils
ne sont protégés des méfaits de la concurrence et de la gouvernance. En sens
inverse, la solidarité continentale et planétaire n’est pas a priori moins mobilisatrice que la
proximité du local ou que la familiarité de l’histoire nationale.
3. La « communauté internationale » n’est
aujourd’hui rien d’autre que le jeu combiné des logiques économiques libérales
et des rapports de puissance. À l’échelon supranational, il n’existe pas de
peuple politique constitué. Des forces existent pourtant qui pourraient peser
dans le sens d’une réorientation radicale des finalités et des méthodes de
l’action planétaire. Des États cherchent à s’émanciper des règles drastiques
édictées par les grands organismes financiers et les multinationales. Dans
chaque pays, des associations et mouvements divers essaient d’esquisser une
logique du commun contre les normes dominantes de la propriété et du pouvoir. Des
ONG et des organismes internationaux attachés aux normes de sobriété et de
développement humain se confrontent aux structures attachées aux logiques
concurrentielles et à la gouvernance. Enfin, malgré ses difficultés,
l’altermondialisme reste un lieu de concertation et d’élaboration pour penser
des alternatives globales.
Le problème est que ces quatre
pivots possibles d’une relance ne parviennent pas encore à se coordonner. Ce
faisant, la maîtrise globale des institutions et du droit reste entre les mains
de ceux qui contrôlent richesses, savoirs et pouvoirs. Dès lors, toute avancée
partielle peut se trouver récupérée et contredite à terme. S’il est une
urgence, elle n’est pas de savoir laquelle de ces composantes alternatives doit
jouer un rôle organisateur, mais comment permettre que convergent sciemment les
efforts des uns et des autres pour faire mouvement. Ce serait l’honneur d’une
politique refondée que de rendre possible cette convergence, contre tous les « réalismes »
qui poussent à la guerre.
Des cohérences inadaptées
Aux XIXe et XXe siècles,
la force principale de contestation du capitalisme dominant s’est organisée
autour du mouvement ouvrier. Au fil des décennies, ce mouvement s’est constitué
en force intégrée, agissant sur tous les registres, de l’économique jusqu’au
symbolique. Au XXe siècle, une part de ce mouvement ouvrier put penser que
l’action subversive de la classe pouvait s’appuyer sur un État, puis sur un
système d’États. Certes, c’était sous-estimer la déconnexion qui s’était établie
entre ces structures étatiques et l’idéal communiste fondateur. Mais il est
vrai que l’existence d’une puissance dotée des attributs de l’État a pesé
concrètement sur le rapport des forces entre capital et travail. Et il n’est
pas faux de souligner le paradoxe qui fit que les grands bénéficiaires du
système étatisé soviétique ne furent pas les ouvriers russes, mais les ouvriers
et salariés du monde capitaliste occidental.
La dynamique du mouvement
ouvrier n’a pas disparu corps et biens. Mais sa force propulsive s’est
essoufflée. La distribution des classes et le profil des catégories populaires
se sont complexifiés. Le capitalisme est devenu un système intégré de normes de
production, de rapports sociaux, de structures politiques et de formes
symboliques.
Au fil des décennies, il s’est universalisé à tous les sens du
terme, s’étendant sur des espaces et dans des domaines d’exercice autrefois
délaissés. En s’universalisant, il a en même temps élargi d’autant le champ de
ses contradictions fondamentales. Mais, jusqu’à ce jour, il a plutôt montré sa
capacité à s’adapter et à dominer tout espace territorial, sans qu’aucune forme
d’organisation alternative ait fait la démonstration de sa supériorité. Les activités
critiques, plus ou moins radicales, ont été isolées ou se sont vues contraintes
de se replier sur la vieille forme éprouvée de régulation, celle de l’État
administré. Or, nulle part, la régulation par l’État n’a montré qu’elle pouvait
durablement concurrencer celle du marché. Au mieux, elle a suggéré un temps
qu’elle était en mesure d’en atténuer provisoirement les défauts.
La force du mouvement ouvrier
tint à ce qu’il était à la fois une force matérielle et un support d’espérance
sociale, un acteur social « global » et un « principe Espérance ».
Le problème est que, à ce jour, aucune force n’a atteint à ce pouvoir
d’intégration. Tout se passe donc comme si, après la fermeture de la parenthèse
soviétique, dans la trace de ce qui fut le mouvement ouvrier historique, on se
trouvait contraint de choisir entre trois grandes méthodes.
·
La voie sociale-libérale est celle qui s’est
esquissée au début de la décennie 1990, quand l’essoufflement du conservatisme
thatchérien a ouvert la voie au « néotravaillisme » prôné par Tony
Blair. La social-démocratie décida alors de troquer la référence « démocratique »
contre le qualificatif de « libéral ». Il ne s’agissait plus alors
d’accepter seulement « l’économie de marché », comme l’avait décidé
le socialisme de Bad-Godesberg, mais d’intérioriser la primauté de la
concurrence et de la mondialisation sur tout projet social. L’économie de
marché impliquait l’acceptation d’une société de marché. Le travaillisme
variante Tony Blair se contentait d’y accoler la revendication de la mise au
travail (l’emploi précaire plutôt que le chômage) et celle d’un « ordre
juste » qui le poussa en pratique du côté du tropisme sécuritaire, sur le
plan intérieur comme en matière de politique internationale.
·
La voie que j’appellerai ici « constructiviste »
ou « néoproudhonienne » se situe plutôt dans la continuité des
traditions libertaires et mutuellistes des siècles précédents. Méfiante à
l’égard de toute contrainte étatique et administrative, hostile à tout excès de
concentration, industrielle comme urbaine, cette voie privilégie les
expérimentations alternatives, à la marge du système marchand ou en dehors de
lui. Constituer des espaces expérimentaux, s’il le faut sous forme de
communautés protégées, chercher à les mettre en réseau, les accompagner par un
discours de légitimation qui leur donne une valeur potentiellement
généralisable : cet ensemble devient la clé du combat politique. Le
rapport aux institutions politiques n’est pas toujours ignoré, mais toujours
tenu pour second. Dans la seconde moitié des années 1990, cette pente critique
s’est fortement corrélée avec la montée de la demande écologiste et avec
l’essor de l’altermondialisme. Sur le plan théorique, ce furent les « années
Negri ». Les forces anti-systémiques du mouvement populaire, selon Michael
Hardt et Toni Negri, devraient se constituer en « multitude » contre
la force de « l’Empire ». Mais elles ne devraient pas aspirer à être « peuple »
et, a fortiori, ne devraient pas
vouloir être peuple « souverain ». Le « peuple » renvoie en
effet à l’Un et donc à une uniformité contrainte, tandis que la « souveraineté »
renvoie par essence à la domination étouffante de l’État.
·
La voie « populiste-étatiste » est la
plus récente. Elle s’appuie, tout à la fois, sur l’expansion d’une gauche
latino-américaine (Venezuela, Bolivie, Pérou…) à la recherche de nouvelles
mobilisations populaires et sur l’essoufflement du mouvement altermondialiste,
après le succès flamboyant des premiers Forums mondiaux. L’impossibilité de
peser sur la mondialisation et sur les formes continentales de la « gouvernance »
(celle de l’Union européenne, par exemple) pousse alors vers un réalisme à
plusieurs faces. La délocalisation ou même la « démondialisation »
apparaissent comme un horizon combatif, recentré sur des dynamiques de
développement nationales et locales. Quant au retour à la régulation d’État, là
encore appuyé sur la vieille tradition éprouvée de « l’État-nation »,
il semble être la seule manière concrète d’opacifier la fluidité délétère des
marchés financiers. Enfin, la construction de dynamiques populaires, centrée
sur la dénonciation des élites transnationales (la « caste » ou le « parti
de Davos »), devient un opérateur de reconquête d’une souveraineté
moribonde, dont le déclin est attribué, à parts égales, à la droite et à la
gauche. Tout ce qui renvoie à la domination de l’élite, « mondialisation »,
« cosmopolitisme », « européisme », rassemblement de la
gauche, système partisan, doit laisser la place à une impulsion populaire (un « populisme
de gauche ») permettant à la multitude des « nous » de se
constituer en « peuple » face aux « eux » profiteurs du
système. Après les « années Negri », les « années Mouffe » ?
Telles sont, à mes yeux, les
trois grandes cohérences qui s’expriment aujourd’hui. Pour l’instant, il n’y en
a pas d’autre. Or le dispositif qu’elles dessinent est insuffisant. La première
cohérence ne doit être bien sûr retenue ; elle doit être même combattue. Pour
les deux autres, les choses sont plus compliquées : elles contiennent
chacune un noyau de vérité absolue ; pour autant leur cohérence fragilise
la construction d’un véritable mouvement pour l’émancipation.
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La méthode « néoproudhonienne »
intériorise à juste raison la nécessité de rompre avec l’étatisme qui montra
plus que ses limites au XXe siècle. Elle met l’accent sur le lien
nécessaire de la fin et des moyens, sur le caractère stratégique de l’autonomie
et sur l’obsolescence et la dangerosité des pratiques centralisatrices et
délégataires. Elle insiste à juste raison sur l’idée que nulle alternative au
capital n’a d’avenir si elle ne s’expérimente pas en temps réel. Mais cette
méthode ignore ce qui, dès le XIXe siècle, marqua les limites du projet libertaire.
Toute société est en même temps diversité, contradiction et cohérence ; toute
société est à la fois plurielle, imprévisible et dominée. De ce fait, toute
stratégie émancipatrice se doit d’agir en même temps sur l’expérience concrète
et sur la globalité des déterminations sociales. Or c’est le rôle du politique
au sens large que de travailler à la formalisation et à la préservation de
cette globalité. S’inscrire dans le champ politique réel, avec ses normes et
ses institutions, est toujours gros du risque de l’absorption et de
l’inefficacité ; mais penser que l’on peut en contourner les contraintes
reste une illusion. La juxtaposition des expériences alternatives est
insuffisante ; leur mise en relation par le discours est de portée limitée ;
la revendication de leur « fédération » est inopérante sans un
travail pratique de long souffle sur et dans l’État.
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La méthode « populiste-étatiste » part
d’un état de fait, l’échec des formes classiques de la critique radicale. Elle
intériorise à juste titre la crise profonde d’un système qui entremêle
l’économique, le social, le politique et l’affectif. Elle tient ainsi compte de
la crise des médiations politiques historiques (les partis, la gauche…). Elle a
le mérite de chercher à relancer les « affects » de mobilisation
collective en désignant l’ennemi (l’élite, le « eux », la caste, le 1 %)
et en se tournant directement vers la majorité dominée (le peuple, le « nous »,
les 99 %). Mais elle sous-estime les contradictions à l’intérieur du
peuple. Elle contourne le risque que la dialectique du eux-nous masque la
possibilité que le « nous » ne soit un « nous »
d’exclusion, qu’elle entérine la domination d’une fraction du peuple sur les
autres, qu’elle porte la détestation du « eux » vers les boucs
émissaires plutôt que vers les responsables des maux sociaux. La méthode ne
veut pas voir que le « nous » populaire ne peut s’imposer à long
terme sur une logique de communauté, mais qu’il doit se placer sur le terrain
universaliste des projets de société. C’est le projet d’une société
d’émancipation et non la désignation de l’adversaire qui fait des catégories
populaires dispersées, de la « multitude » un « peuple »
politique capable de disputer les cohérences sociales aux forces dominantes.
Néo-proudhonisme et populisme-étatisme
s’opposent terme à terme. Or leur opposition frontale fragilise le mouvement
critique. Une stratégie politique conséquente doit permettre de dépasser cette
opposition. Elle ne se fera pas sur la base d’un compromis plus ou moins
boiteux. En revanche, elle suppose, partout, des ruptures mentales qui
permettent d’aller vers une complexité plus fine, en évitant l’enfermement dans
des dualismes simplistes et inopérants.
Ruptures mentales
1. Il faudrait tout d’abord
s’habituer à penser en termes de contradictions. La plupart du temps, la
réalité sociale n’est pas dans le « ou », mais dans le « et ».
On trouve dans cette réalité le désir de décider et la peur de le faire,
l’exigence de l’autonomie et l’angoisse de la solitude, le
besoin d’agir par soi-même et la tentation de la délégation, le
refus des médiations politiques et l’impossibilité de s’en passer. Bien
des affirmations sont vraies en même temps : « la nation reste un
cadre inégalé de politisation populaire » et « la constitution
d’un espace démocratique transnational est une nécessité immédiate » ;
« la forme-parti historique est obsolète » et « les médiations
politiques spécialisées restent indispensables ». Agir politiquement
implique de choisir la dominante que l’on veut promouvoir dans la société tout
entière ; cela implique de ne pas ignorer l’existence des deux tendances
antagonistes, jusqu’au niveau des individus eux-mêmes.
2. Il faudrait en second lieu
s’habituer à penser des processus. S’il n’était pas juste, comme le voulait le « révisionnisme »
du socialiste allemand Eduard Bernstein, d’affirmer que la fin n’est rien et
que le mouvement est tout, il n’est pas plus juste de lui objecter la
formulation inverse. Si la fin sans les moyens débouche sur l’abstraction et
sur la nécrose, le moyen sans les fins voue à l’engluement dans le « système »
et donc à l’inefficacité transformatrice. Nous voilà donc contraints de
refonder la dialectique ancienne, toujours à la fois pertinente et obsolète, de
la « réforme » et de la « révolution ». J’ai l’habitude de
dire que sa maîtrise suppose de penser en même temps trois registres d’action
sociale. À mes yeux, aucun changement social d’envergure n’est possible si,
dans un temps plus ou moins long, ne se combinent pas des réformes simples (la
réorientation des normes existantes), des réformes plus radicales (le début de
changement des normes elles-mêmes) et des expérimentations franchement
alternatives de normes, de méthodes et d’institutions autres que celles du
capital dominant et de la marchandise. Du réformisme « simple », du
réformisme plus « radical » et de l’alternative : non pas l’une
ou l’autre, ou les unes contre les autres, mais les unes et les autres, dans
tous les domaines, à toutes les échelles de territoire.
3. Qui dit « processus »,
dit « mixité ». Il est bien sûr des formes « molles » de la
mixité. Souvenons-nous du « ni-ni » de François Mitterrand. Il était
satisfait de sa formule du « ni le marché ni l’État ». En fait, il
pratiquait plutôt le « un peu, un peu ». Il pouvait ainsi oublier que
l’équilibre formel des termes cache toujours une dominante : il partait du
« ni-ni » et, au bout du compte, il entérinait la victoire écrasante
du marché. Se réclamer de la mixité est une nécessité évidente ; à
condition d’y adjoindre le passage d’une dominante à une autre. Passage
progressif, non-linéaire, à proprement parler non programmable, mais passage
tout de même… et clé de la frontière entre esprit d’adaptation et esprit de
rupture.
4. Nous sommes contraints de
partir d’un constat : les pistes d’une alternative au capitalisme
existent, mais aucune ne s’est montrée capable d’atteindre au niveau
d’intégration globale qui fut celui du capital. Or, c’est la vertu du politique
que d’articuler dans une visée commune ce qui, dans les sociétés bourgeoises,
fonctionne sous la forme des champs séparés de l’économique, du social, du
politique et du symbolique.
De ce point de vue, il est
inutile de se cacher que le mouvement critique continue de buter sur le dilemme
historique majeur : l’histoire ne nous a légué que deux grands modes de
mise en cohérence globale des sociétés, celui du marché et celui de l’État.
Aucune
expérience concrète de transformation sociale n’a jusqu’à ce jour échappé au
mouvement de balancier perpétuel entre les deux modes, le recours à l’un étant
censé corriger les effets produits par l’exercice de l’autre. On régule les
excès du marché libre par l’usage des mécanismes administratifs de l’État, ou
on injecte de la concurrence dans les rouages de l’espace public… Le système
soviétique s’est épuisé dans ce va-et-vient. Qui peut garantir qu’il en est
immunisé ?
Formellement, on répond
aujourd’hui que la sortie du dilemme se trouve dans la promotion du commun. Moins
de marché, moins d’État et plus de commun : acceptons la formule. Mais
convenons qu’en elle-même, elle est loin de régler tous les problèmes.
Ainsi, beaucoup
de penseurs du commun (Negri, Dardot-Laval) considèrent qu’il ne peut se
construire que dans une extériorité complète à l’égard de l’État. Ils opposent
de façon absolue le commun et le public, le second étant renvoyé du côté de
l’État. La distinction n’est pas fausse : historiquement, la forme
publique a été colorée par la prédominance de l’étatisme. Tant que n’existent
que deux modèles de régulation globale, concurrentielle et administrative, le
public est spontanément porté du côté de l’État.
Néanmoins, la forme publique
présente un double avantage. D’une part, elle est la manière la plus simple et
la plus populaire de dire qu’il existe une autre logique que celle de l’appropriation
privée. D’autre part, son histoire ne se confond pas avec celle de l’État. En
fait, elle est à la fois celle d’une logique administrative dominante et celle
d’un autre principe qui s’en écarte radicalement. Par exemple, la
nationalisation à la française inclut à l’origine un rapport à ses salariés et
à ses usagers qui la différencie d’une simple étatisation. Plus largement, les
réformes de cette époque ouvraient la porte au développement d’une véritable
démocratie sociale, celle qui attribuait par exemple aux comités d’entreprise
nouvellement créés une responsabilité directe dans la gestion.
Si le possible de l’époque
n’est pas devenu une réalité, ce n’est pas parce que la forme publique
l’excluait par nature, mais parce que le rapport de forces ne resta pas
favorable au mouvement ouvrier. Rien ne sert donc d’opposer de façon trop
tranchée la logique du commun et celle du public. Au fond, il est moins ardu de
débarrasser l’espace public de sa gangue étatiste que de charger l’espace privé
de missions sociales qui ne correspondent pas à sa vocation. Mieux vaut donc se
dire que la valorisation patiente du commun passera non pas par une voie
unique, mais par la combinaison de trois pratiques simultanées : l’encadrement
de la sphère privée pour la pousser vers les finalités d’un nouveau type de
développement, la désétatisation de la sphère publique et l’expansion
coordonnée de l’économie sociale et solidaire pour en faire une sphère à part
entière de la dynamique sociale moderne.
5. Il faut accepter l’enjeu qui
consiste à passer de la multitude au peuple souverain. Toni Negri récuse ce
passage de façon absolue ; d’autres, comme Monique Chemillier-Gendreau, pourfendent
pour les mêmes raisons le concept de souveraineté. Ils ont tort de refuser la
grande translation : en le faisant, ils laissent à d’autres (les
dominants) le privilège de se constituer en corps (ou classe) habilité à
énoncer le possible et l’impossible, le dicible et l’indicible, le légitime et
l’illégitime. La multitude qui répugne à devenir peuple politique renonce à la
possibilité de faire socialement prévaloir des normes plus humaines d’historicité.
Mais accepter le processus d’unification en « peuple » et la
concentration des pouvoirs en « souveraineté » implique de les
dégager des vertiges de l’unité sans contradictions.
C’est là que se retrouve la
notion de commun. Le peuple n’est ni la simple juxtaposition des individus, ni
celle des communautés particulières qui les rassemblent. Les individus se
regroupent par proximité, par intérêt, par conviction ou par affinité. Les
associations qu’ils forment permettent leur sociabilité et rendent possible
leur identification. Mais ces associations, volontaires ou héritées,
conjoncturelles ou inscrites dans une continuité historique, n’ont aucune
raison de se penser comme des communautés, dont la définition intangible pousse
inéluctablement vers la limite, la frontière ou le mur. La nation ne devrait
pas échapper à cette relativisation.
6. Construire les bases émancipatrices
de la mondialité est désormais notre horizon stratégique. Respecter les formes
territoriales plus restreintes de l’association des individus (et donc
respecter l’existence des déterminations et des appartenances nationales) est
un impératif. Considérer que leur développement passe avant toute autre
considération, y compris celle du destin commun de l’humanité, est une
régression. Tout esprit national conséquent doit intégrer cette évidence :
les êtres humains décideront ensemble de la survie, de l’asphyxie ou de
l’apocalypse.
Le nationalisme défensif et protecteur n’a plus de
sens : il ne peut être qu’offensif et dominateur. Toute concession à sa
symbolique est désormais grosse d’une légitimation de ses formes régressives.
Il n’est pas de populisme potentiellement victorieux qui ne soit pas de
droite ; il n’est pas de priorité nationale qui, bon gré mal gré, ne
conduise au nationalisme.
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