samedi 7 janvier 2017

Emancipation. le devoir d'invention, par Roger Martelli


Nous sommes immergés dans un cycle planétaire de désordres et de violences dont nul ne peut prévoir les développements. Le pire, désormais, ne peut plus être exclu. Les pivots d’une relance vertueuse existent pourtant. Mais leur éparpillement et leur incertitude de projet limitent dangereusement leur mise en mouvement concertée. C’est ce travail de nouvelle articulation qui devrait être au cœur de toute vision stratégique, nationale comme transnationale. Il suppose de faire fonctionner le principe de réalité ; il implique de tourner le dos à un « réalisme » qui évoque trop les tentations de la « guerre froide » et de sa logique des « deux camps ».


En fait, la réalité dans laquelle nous sommes tenus d’agir est trop complexe pour que nous nous accommodions de visions trop simplistes. Pour en prendre la mesure, nous devons tenir compte d’un faisceau de déterminations qui s’entrecroisent, dans une dynamique à ce jour chaotique.


Les racines du désordre actuel


Le « court XXe siècle » (1914-1991) est né deux fois : en 1914, avec le choc des impérialismes qui prolongea la première mondialisation du capital ; en 1917, avec l’Octobre russe. La conviction s’est alors installée qu’une concurrence duale opposait désormais deux modes de régulation sociale, l’un capitaliste, l’autre communiste. Le face-à-face était en trompe-l’œil : la force des choses (le communisme de guerre, le socialisme dans un seul pays, puis la guerre froide) en firent l’affrontement entre un modèle concurrentiel et un modèle étatiste. Le mode de production capitaliste ne fut ainsi jamais contesté par un mode de production alternatif. La méthode soviétique s’évertua à « rattraper » sa concurrente, au travers d’un volontarisme d’État assorti d’une contrainte maximale, sans lui substituer une logique radicalement innovante. Le « despotisme oriental » contre le « marché libre » : le moins que l’on puisse dire est que le combat était inégal. Il produisit de la puissance, pas de l’émancipation…


Pendant quelques décennies, le capitalisme fut simplement obligé, par peur de la révolution sociale, à intégrer une part de régulation étatique. Ce fut le temps de l’État providence, où un certain rééquilibrage s’opéra entre le capital et le travail, sans que cessât pour autant la subordination du second au premier. Quand s’est effondré le soviétisme, le Welfare State était, de fait, déjà moribond. La disparition de la superpuissance soviétique n’a fait qu’accélérer le triomphe du projet ultralibéral ; elle n’en fut pas la cause.


Le quart de siècle qui suivit a été triplement marqué, par l’expansion sans frein de l’ordre néolibéral, par une spectaculaire mondialisation financière et par la fin de l’équilibre binaire des puissances. Ce que nous vivons n’est pas le terme de cette période récente, mais l’épuisement latent de sa dynamique propre, et cela pour trois grandes séries de raisons.


·       La crise de 2008 a révélé en grand la fragilité d’un système déconnectant absolument la création de valeur et la production de richesse réelle. L’éclatement de la bulle financière a redistribué les rapports de l’économique et du politique, accéléré la recherche de gisements nouveaux de valorisation et modifié ainsi la distribution territoriale de la mise en valeur.


·       La mondialisation a universalisé la logique marchande et concurrentielle, vers des territoires jusqu’alors dominés et en marge du système. La concentration croissante des avoirs, des savoirs et des pouvoirs qui en est résultée a, tout à la fois, accentué la polarisation inhérente au capitalisme (accumulation de richesse à un pôle, de pauvreté à l’autre pôle) et l’a complexifiée. Les modèles dualistes simples – Nord et Sud, centre et périphérie - ont laissé la place à une polarisation généralisée de tous les territoires sans exception, du planétaire jusqu’au local. Il y a partout du Nord et du Sud, du centre et de la périphérie, du in et du out


·       Cette phase nouvelle de la mondialisation a ainsi redistribué les rapports de puissance. La prépondérance étasunienne demeure, mais elle n’a plus l’aspect que lui donnaient l’équilibre déséquilibré de la guerre froide et l’hyperpuissance du début des années 1990. La simplicité des modèles unipolaire et bipolaire a été remplacée par une instable multipolarité. De nouvelles puissances émergent, au sein de ce qui fut le Tiers-Monde. Les regroupements continentaux peinent à parvenir à un équilibre pertinent, tandis que les dispositifs onusiens, laissés en déshérence par les plus puissants, sont plongés dans une phase ininterrompue de déclin.


Le XXIe siècle a commencé dans une étonnante configuration globale. La régulation de guerre froide (les conflits limités de périphérie) a disparu, au profit d’une nébuleuse de conflits où s’évanouit la frontière de la guerre et de la paix, de l’intérieur et de l’extérieur, de la guerre civile et de la guerre tout court, de l’informationnel et du guerrier. La logique impériale classique (la prédation des ressources naturelles et le contrôle d’un surtravail faiblement rémunéré) persiste lourdement, mais elle s’entremêle avec une concurrence accrue pour la maîtrise technologique de l’information et avec de nouveaux conflits dont l’enjeu est la définition de ce qui est légitime et de ce qui ne l’est pas. Dans un « état de guerre » devenu latent, la désignation de l’ennemi fonctionne comme une condition de l’influence voire de l’hégémonie. Le symbolique et le religieux, soigneusement recouverts par le concept ambigu de « civilisation », sont aujourd’hui les oripeaux du bon camp et du mauvais, comme l’étaient le « monde libre » et le « camp impérialiste » dans les années de guerre froide. Leur force est un état de fait, qui perturbe la lecture des conflits contemporains et qui rend plus difficile leur issue.


La situation que nous connaissons est ainsi inédite. D’un côté, l’organisation planétaire de la vie sociale est dominée comme jamais par une logique à trois faces : la concurrence, la gouvernance et le primat de l’identité sur l’égalité. Mais cette dominante ne produit aucun ordre, ni une entente entre puissances, ni un équilibre relatif entre dominants et dominés. L’équilibre international ancien (ordre « westphalien » ou impérial) s’est effacé et la volatilité est devenue le paradigme d’un monde incertain.


Du côté des forces dotées de la puissance, deux tentations semblent aujourd’hui à l’œuvre, conjointement ou concurremment, pour maîtriser cette instabilité.

Les tentations du « nouvel ordre »


·       D’un côté, se trouve le mythe de « l’Empire global ». En principe, ses bases sont bien constituées. Les institutions économiques supranationales assurent le respect de l’hégémonie des marchés financiers sur la sphère de l’économie. Les mécanismes de la gouvernance (le pouvoir des « compétences ») fondent l’équilibre savant de l’économique et du politique. La légitimité des valeurs et des institutions « occidentales » garantit le maintien d’un « ordre » que la communauté onusienne n’est plus en état d’assurer. Qui veut bénéficier des « bienfaits » de la mondialisation doit accepter les normes de « l’Empire » ; qui les refuse s’expose à la vindicte et à la mise au ban. Ce projet n’est pas sans épaisseur matérielle : la puissance persistante des États-Unis, le poids d’une stratégie militaire atlantiste qui s’est universalisée après 1991, le magistère des institutions du marché libre soutiennent de façon concrète un tel projet, qui limite de facto l’espace des souverainetés étatiques d’autrefois. Mais la complexité de la polarisation contemporaine, les dysfonctionnements de toutes les régulations publiques et privées et la réalité de la multipolarité font de l’Empire global un universel symbolique davantage qu’un ordre matériel concret. Le couple d’une mondialisation achevée et d’un État mondial reste du domaine du rêve.


·       D’un autre côté, se trouve l’apologie de la multipolarité. Elle intériorise l’impossibilité d’une hégémonie, qu’elle soit monopolistique ou partagée. Dès lors, l’objectif des acteurs est de s’appuyer sur l’existence persistante des souverainetés territoriales pour contester la domination du bloc des pays de l’ancien « Nord ». Les candidats à la domination partagée cherchent à conquérir des parts avantageuses de la mondialisation, tout en s’affranchissant totalement ou en partie des règles qui protègent encore les avantages, acquis dans les phases précédentes par les ténors les plus anciens de l’ordre du capital. Il s’agit dans ce cadre d’affaiblir au maximum le bloc « atlantique », en utilisant ses contradictions et en jouant de coalitions variables entre nouveaux venus, en fonction des moments et des enjeux régionaux particuliers. La gestion concertée des interdépendances devient seconde, par rapport à la valorisation maximale du territoire que l’on veut promouvoir. « America first » et la « fierté russe » n’ont plus besoin du voile de l’intérêt universaliste. L’affirmation nationale, aux confins du nationalisme, redevient la vertu première.


D’un côté, on trouve plutôt les constructions à vocation planétaire des États-Unis, secondés plus ou moins solidement par l’Union européenne ; de l’autre côté, les stratégies plus pragmatiques et mobiles de la Chine et surtout de la Russie. Dans les deux cas, le « réalisme » est la règle, les plus puissants se permettant le luxe de le légitimer par les discours de l’éthique, les moins puissants recouvrant leurs faiblesses d’un cynisme généralement assumé.


Il se trouve que ni l’une ni l’autre de ces constructions ne laissent envisager une situation d’équilibre et une réduction des tensions à l’échelle régionale ou planétaire. La méthode intégratrice de l’Empire global, en élargissant le champ de la concurrence et de la gouvernance, accélère la spirale des inégalités et des discriminations, creuse le gouffre entre les « peuples » et la « caste dominante globale », stimule les ressentiments et nourrit la perspective d’une guerre sans buts et sans fin, sans vainqueur ni vaincu. Quant à la logique stato-nationale, elle vise essentiellement à des repartages d’hégémonie, pousse au réalisme de la fin qui justifie les moyens, relance le heurt des concurrences nationales, attise les tensions locales ou régionales et contourne l’exigence de nouvelles régulations planétaires fondées sur le droit.


Un mouvement qui se fixe pour but l’émancipation humaine ne peut tabler ni sur l’une ni sur l’autre de ces méthodes ; elle ne doit avoir de complaisance pour aucune d’entre elles. Toute accélération des processus d’intégration fédéraliste accroît les risques de mécanismes technocratiques, de dérives sécuritaires et de monopoles renforcés des pouvoirs de décision et d’information. Toute logique multipolaire subordonne le mouvement à des buts de redistribution de la puissance qui ne sont même plus camouflés par l’aspiration au bien commun.


L’intégration par en haut est l’opérateur par excellence d’une mondialisation de la finance et des technocraties ; l’exacerbation nationale, elle, affaiblit la solidarité des peuples et réduit la frontière qui sépare l’esprit national du nationalisme. Le cosmopolitisme théorique de la mondialisation et la tentation nationale tournent également le dos à la mondialité. Or, plus que jamais, le caractère stratégique de notre communauté planétaire de destin exclut de la confier aux calculs étroits de la gouvernance technocratique ou au jeu dangereux des puissances. Une souveraineté qui ne se construirait pas sur ce terrain de la mise en commun transnationale serait une souveraineté réduite aux acquêts.


D’une manière ou d’une autre, ni la logique « impériale » ni la logique « multipolaire » ne nous sortent de « l’état de guerre ». Or cet état est absolument contradictoire avec une logique d’émancipation. Si les lendemains de la Seconde Guerre mondiale furent porteurs d’une vague conséquente d’avancées démocratiques et sociales, ils le durent à l’existence d’un mouvement ouvrier international en expansion et au caractère spécifique d’une guerre entremêlant des intérêts de puissances et un antifascisme de fait. L’état de guerre actuel, couplé aux thématiques du « choc des civilisations » et à l’obsession identitaire, pousse au renforcement des clôtures, à la course à la prédation marchande des ressources et à la concentration des logiques étatistes. Il y parvient dans des configurations variables, avec des dominantes diverses entre pente concurrentielle et régulation d’État. Mais le point d’arrivée n’est pas la rupture avec la longue durée de l’histoire du capitalisme.


C’est en cela que, contrairement aux apparences, le « réalisme », quels que soient ses fondements théoriques (Machiavel, Hobbes, Spinoza, Schmidt, Morgenthau…), ne peut pas être au cœur de stratégies de transformation sociale radicale. Les politiques d’émancipation ne doivent pas se fonder sur une intériorisation des logiques de la tension internationale, au profit d’un camp ou de l’autre. Les tentations du socialisme dans un seul pays, de la forteresse assiégée, de classe contre classe, de la lutte des deux camps entraînèrent l’Union soviétique dans un engrenage qui précipita sa crise systémique et sa chute finale. Dans le monde instable qui est le nôtre, elle subordonnerait le mouvement critique à des finalités qui contrediraient ses dynamiques et ses valeurs.


Se résigner à la guerre est une impasse ; il n’est pas d’autre voie raisonnable que de tout faire pour s’en sortir. Y parvenir suppose de penser un mouvement complexe et de long souffle autour de finalités, d’objectifs concrets et de méthodes en rupture franche avec l’ordre-désordre existant. Elle implique, toujours sur la longue durée, une mobilisation de la totalité des acteurs capables de formaliser et d’imposer cette rupture. Dans cette voie, il n’y a pas de raccourci possible, ni dans des intégrations à marches forcées, ni dans des exacerbations nationales.

Se sortir de la guerre


1. Le substrat de l’état de guerre est le face-à-face de la peur des nantis et du ressentiment des déshérités. Son ressort est l’inégale distribution des ressources et des pouvoirs. S’attaquer aux mécanismes de cette polarité est la condition première d’une désescalade de la violence. Retarder la mise en œuvre concrète de cette priorité ou la subordonner à des rapports de force entre grands États, c’est accepter de s’enfoncer dans la spirale du désordre et de la violence.


2. Sur une planète de bientôt 9 milliards d’êtres humains, réduire l’inégalité ne peut se faire par une simple redistribution des richesses : la logique de leur production doit être mise en question de façon massive, potentiellement universelle. En ce sens, si l’abandon du Welfare State fut une régression absolue, une nouvelle dynamique vertueuse ne proviendra pas d’un retour à la méthode keynésienne d’hier.


·       L’objectif commun doit se chercher dans la direction désignée à plusieurs reprises par des organisations internationales (le PNUD, par exemple) : des changements substantiels devraient s’imposer dans les finalités mêmes assignées à la « communauté internationale ». Malgré les mises en garde répétées, la croissance des indicateurs marchands prime toujours sur un développement des capacités humaines économe en ressources. Or le plus raisonnable serait, à tout le moins, de subordonner le premier terme à la réalisation du second. Cela implique entre autres : d’abandonner la libéralisation du commerce prônée par l’OMC ; d’annuler les dettes illégitimes ; d’établir une fiscalité internationale permettant de préserver et d’élargir les communs ; de faire de la responsabilité sociale et environnementale des firmes multinationales un impératif contraignant ; d’instaurer de nouveaux outils de régulation pour lutter contre la spéculation financière, le dumping et la concurrence entre les États.


·       À cet effet, l’architecture institutionnelle devrait être bouleversée volontairement. La tendance historique, depuis plusieurs décennies, est à l’autonomie croissante des organismes financiers et bancaires, à toutes les échelles de territoire. Plus encore, on constate qu’ils tendent à prédominer sur toutes les autres institutions, au nom du primat de l’économie. Il est temps de commencer de défaire ce qui a été construit indûment dans les dernières décennies : le politique (l’exercice de la volonté commune) doit l’emporter sur la rationalité économique ; les organismes économiques doivent être subordonnés aux instances politiques de décision collectives ; les missions et les structures de ces organismes devraient être réorientées en conséquence.


3. Dans l’accélération de la spirale inégalitaire depuis plus de trente ans, la dérégulation et la privatisation de tout l’espace social ont été des facteurs déterminants, au nom de l’impératif de propriété. Il serait utile que cette tendance soit contredite. La régulation par les droits primerait utilement sur les impératifs de la concurrence. L’impératif de l’usage partagé pourrait l’emporter sur celui de la propriété. Préférons l’idée que l’appropriation sociale vaut mieux que l’appropriation privée et que le service public est l’instrument par excellence de l’exercice des missions publiques.


4. Soumise jusqu’à ce jour aux contraintes de la régulation concurrentielle et de la norme administrative, la régulation par les droits individuels et collectifs pourrait devenir prépondérante. L’affirmation d’un droit commun planétaire est en ce sens le grand œuvre des prochaines décennies. En matière de droits de l’homme et d’écologie, il conviendrait qu’il s’impose très vite comme étant de nature supérieure à toutes les conventions de portée territoriale plus réduite. Il est des domaines cruciaux pour l’environnement, la santé, la guerre et la paix, où le droit national devrait s’incliner devant l’intérêt commun planétaire.


L’articulation du droit international et des droits nationaux est certes complexe et nécessairement évolutive, mais la gestion concertée et donc la régulation commune des enjeux planétaires vitaux sont trop stratégiques pour rester la chasse gardée des marchés et des gouvernements. Le droit international actuel est par nature ambigu et contradictoire. Il reste le jouet des forces dominantes. Lui tourner le dos, parce qu’il est faible et imparfait, reviendrait à l’abandonner à ceux qui en usent et mésusent. Au contraire, stimuler un mouvement capable de disputer le terrain international du droit aux forces qui le malmènent est un objectif fondamental.


La critique nécessaire des modalités contemporaine de production du droit international ne doit pas s’accompagner d’une dévalorisation théorique d’un champ de lutte désormais fondamental. Opposer l’irréalisme supposé du « cosmopolitisme » et le réalisme pourtant improbable du seul cadre national est une aberration tout aussi grave que le verbiage « fédéraliste » de trop de responsables.


5. Le jeu des puissances (sanctionné par le fonctionnement actuel du Conseil de sécurité et de ses membres permanents), l’intervention constante des « lobbies » et la gouvernance sont les pivots de la régulation politique à toutes les échelles de territoire. Il convient de leur substituer une autre logique, dans une restructuration d’envergure de tout le dispositif onusien. L’effacement de l’organisation depuis un quart de siècle ôte toute légitimité à l’action internationale, surtout quand il s’agit d’user de la force pour assurer la protection des populations ou pour combattre des foyers de destructions. Restaurer la capacité de représentation de l’ONU est une ambition fondamentale ; sa revalorisation et sa refonte se penseront et se conduiront ensemble.


·       La source de la légitimité n’est plus, comme on le jugeait nécessaire en 1945, dans le consensus supposé des puissances qui terrassèrent les fascismes. Elle ne peut aujourd’hui se trouver que dans l’Assemblée générale. Ses pouvoirs doivent donc être renforcés, pour l’instituer en Assemblée délibérative réelle, exerçant son contrôle sur les instances exécutives. À côté d’elle, pour être au plus près des populations toujours organisées politiquement en États, pourrait être instituée une Assemblée des parlements nationaux.


·       En outre, le Conseil de sécurité serait transformé en augmentant le nombre de ses membres, notamment vers le « Sud », en généralisant le principe de rotation et en supprimant le droit de veto, qui donne aux cinq membres permanents un pouvoir exorbitant renvoyant à une époque résolument périmée. Des dispositifs intermédiaires pourraient être mis en place pour aller dans cette direction. Par exemple, comme cela a été proposé, l’Assemblée générale pourrait décider, dans l’urgence humanitaire, des cas où l’utilisation du droit de veto serait immédiatement suspendue.


·       Par ailleurs, on gagnerait à mettre en place des instances d’arbitrage, pour la régulation économique et sociale comme pour la prévention et le règlement des conflits. Elles seraient ouvertes à l’intervention des associations citoyennes, préciseraient les compétences universelles des tribunaux nationaux, définiraient les modalités et les limites de la mondialisation des juges. Elles fonderaient les possibilités d’une intervention internationale sur le principe de subsidiarité qui respecterait la souveraineté des peuples. Elle permettrait de lutter efficacement contre l’impunité.


·       Au total, le rôle des citoyens serait ainsi renforcé, sur l’ensemble des domaines qui dépassent l’échelle nationale. Par exemple, le rôle du Conseil économique et social de l’ONU (ECOSOC) serait élargi, en y renforçant la participation des forces politiques, des parlementaires nationaux et des ONG. Un droit d’initiative serait alors instauré en faveur des sociétés civiles, auquel les institutions internationales seraient tenues de répondre dans les formes appropriées.

Les méthodes et les acteurs des changements


Politiser ouvertement les enjeux de politique internationale, revaloriser l’esprit du commun contre toutes les tentations de promotion de la concurrence ou d’exaltation de la puissance, rendre ainsi compatibles les combats à toutes les échelles de territoire : telles sont les clés des avancées démocratiques de demain. Cela implique des ruptures franches avec les dispositifs existants.


1. Le sentiment d’éloignement et d’étrangeté du niveau supranational se nourrit de deux évolutions parallèles : la mondialisation a laissé entendre que la régulation supranationale relevait d’une rationalité économico-administrative et non du libre débat sur des choix de société ; l’anémie des logiques démocratiques a légitimé l’idée que le seul espace possible de la citoyenneté était au mieux un & échelon microlocal.


Renverser cette représentation implique de revaloriser partout la mission du politique. La clé d’une réappropriation démocratique des enjeux internationaux suppose donc que l’on travaille consciemment à la compatibilité des politiques suivies, du local au planétaire. Quel que soit le lieu d’exercice d’une volonté collective, elle se déploie nécessairement autour des mêmes enjeux, des mêmes objectifs et des mêmes méthodes. Partout, quatre grands chantiers devraient être au cœur des relances civiques : la réduction du champ de décision des exécutifs ; l’amélioration sensible de la représentation des populations, y compris étrangères ; la déprofessionnalisation de l’activité politique ; l’essor d’une démocratie d’implication, directe et/ou participative. Concrètement, ces pistes peuvent se décliner du local au planétaire. Nul besoin de modèle passe-partout, fédéral ou confédéral. La forme de la réorientation démocratique ne sera pas nécessairement la même, le jeu de la représentation et de l’implication variera selon le contexte territorial, tout comme la distribution des assemblées et des pouvoirs, du législatif et de l’exécutif. Mais l’efficacité démocratique dépendra de la capacité assumée à aller, partout, dans la même direction.


2. La forme globale de l’organisation des pouvoirs (fédérative ou centralisatrice) est seconde par rapport à l’essentiel : l’implication directe des peuples. Sans doute la pratique de la « souveraineté » est-elle marquée par la tradition étatique de sa définition et de ses pratiques. Toutefois, si les catégories populaires veulent échapper à la tutelle régulatrice du marché et de l’État, elles doivent d’une certaine façon s’affirmer comme souveraines, ne pas fonctionner seulement comme multitude, mais comme peuple. Le plus décisif est alors que cette « souveraineté populaire » ne puisse à aucun moment s’extérioriser et devenir force étrangère en se cristallisant sur un individu, un groupe d’individus ou une institution. La multiplication des mécanismes citoyens de délibération, de contrôle et d’évaluation aura pour rôle de s’en assurer.


La souveraineté doit être populaire, qu’elle s’inscrive à l’intérieur des États-nations ou au niveau supranational. Contrairement aux apparences, y parvenir n’est ni plus simple ni plus difficile à tel ou tel niveau d’organisation sociale. Ni le local ni le national ne sont les cadres exclusifs de la politisation populaire ; pas plus que le supranational, ils ne sont protégés des méfaits de la concurrence et de la gouvernance. En sens inverse, la solidarité continentale et planétaire n’est pas a priori moins mobilisatrice que la proximité du local ou que la familiarité de l’histoire nationale.


3. La « communauté internationale » n’est aujourd’hui rien d’autre que le jeu combiné des logiques économiques libérales et des rapports de puissance. À l’échelon supranational, il n’existe pas de peuple politique constitué. Des forces existent pourtant qui pourraient peser dans le sens d’une réorientation radicale des finalités et des méthodes de l’action planétaire. Des États cherchent à s’émanciper des règles drastiques édictées par les grands organismes financiers et les multinationales. Dans chaque pays, des associations et mouvements divers essaient d’esquisser une logique du commun contre les normes dominantes de la propriété et du pouvoir. Des ONG et des organismes internationaux attachés aux normes de sobriété et de développement humain se confrontent aux structures attachées aux logiques concurrentielles et à la gouvernance. Enfin, malgré ses difficultés, l’altermondialisme reste un lieu de concertation et d’élaboration pour penser des alternatives globales.


Le problème est que ces quatre pivots possibles d’une relance ne parviennent pas encore à se coordonner. Ce faisant, la maîtrise globale des institutions et du droit reste entre les mains de ceux qui contrôlent richesses, savoirs et pouvoirs. Dès lors, toute avancée partielle peut se trouver récupérée et contredite à terme. S’il est une urgence, elle n’est pas de savoir laquelle de ces composantes alternatives doit jouer un rôle organisateur, mais comment permettre que convergent sciemment les efforts des uns et des autres pour faire mouvement. Ce serait l’honneur d’une politique refondée que de rendre possible cette convergence, contre tous les « réalismes » qui poussent à la guerre.

Des cohérences inadaptées


Aux XIXe et XXe siècles, la force principale de contestation du capitalisme dominant s’est organisée autour du mouvement ouvrier. Au fil des décennies, ce mouvement s’est constitué en force intégrée, agissant sur tous les registres, de l’économique jusqu’au symbolique. Au XXe siècle, une part de ce mouvement ouvrier put penser que l’action subversive de la classe pouvait s’appuyer sur un État, puis sur un système d’États. Certes, c’était sous-estimer la déconnexion qui s’était établie entre ces structures étatiques et l’idéal communiste fondateur. Mais il est vrai que l’existence d’une puissance dotée des attributs de l’État a pesé concrètement sur le rapport des forces entre capital et travail. Et il n’est pas faux de souligner le paradoxe qui fit que les grands bénéficiaires du système étatisé soviétique ne furent pas les ouvriers russes, mais les ouvriers et salariés du monde capitaliste occidental.


La dynamique du mouvement ouvrier n’a pas disparu corps et biens. Mais sa force propulsive s’est essoufflée. La distribution des classes et le profil des catégories populaires se sont complexifiés. Le capitalisme est devenu un système intégré de normes de production, de rapports sociaux, de structures politiques et de formes symboliques. 

Au fil des décennies, il s’est universalisé à tous les sens du terme, s’étendant sur des espaces et dans des domaines d’exercice autrefois délaissés. En s’universalisant, il a en même temps élargi d’autant le champ de ses contradictions fondamentales. Mais, jusqu’à ce jour, il a plutôt montré sa capacité à s’adapter et à dominer tout espace territorial, sans qu’aucune forme d’organisation alternative ait fait la démonstration de sa supériorité. Les activités critiques, plus ou moins radicales, ont été isolées ou se sont vues contraintes de se replier sur la vieille forme éprouvée de régulation, celle de l’État administré. Or, nulle part, la régulation par l’État n’a montré qu’elle pouvait durablement concurrencer celle du marché. Au mieux, elle a suggéré un temps qu’elle était en mesure d’en atténuer provisoirement les défauts.


La force du mouvement ouvrier tint à ce qu’il était à la fois une force matérielle et un support d’espérance sociale, un acteur social « global » et un « principe Espérance ». Le problème est que, à ce jour, aucune force n’a atteint à ce pouvoir d’intégration. Tout se passe donc comme si, après la fermeture de la parenthèse soviétique, dans la trace de ce qui fut le mouvement ouvrier historique, on se trouvait contraint de choisir entre trois grandes méthodes.


·       La voie sociale-libérale est celle qui s’est esquissée au début de la décennie 1990, quand l’essoufflement du conservatisme thatchérien a ouvert la voie au « néotravaillisme » prôné par Tony Blair. La social-démocratie décida alors de troquer la référence « démocratique » contre le qualificatif de « libéral ». Il ne s’agissait plus alors d’accepter seulement « l’économie de marché », comme l’avait décidé le socialisme de Bad-Godesberg, mais d’intérioriser la primauté de la concurrence et de la mondialisation sur tout projet social. L’économie de marché impliquait l’acceptation d’une société de marché. Le travaillisme variante Tony Blair se contentait d’y accoler la revendication de la mise au travail (l’emploi précaire plutôt que le chômage) et celle d’un « ordre juste » qui le poussa en pratique du côté du tropisme sécuritaire, sur le plan intérieur comme en matière de politique internationale.


·       La voie que j’appellerai ici « constructiviste » ou « néoproudhonienne » se situe plutôt dans la continuité des traditions libertaires et mutuellistes des siècles précédents. Méfiante à l’égard de toute contrainte étatique et administrative, hostile à tout excès de concentration, industrielle comme urbaine, cette voie privilégie les expérimentations alternatives, à la marge du système marchand ou en dehors de lui. Constituer des espaces expérimentaux, s’il le faut sous forme de communautés protégées, chercher à les mettre en réseau, les accompagner par un discours de légitimation qui leur donne une valeur potentiellement généralisable : cet ensemble devient la clé du combat politique. Le rapport aux institutions politiques n’est pas toujours ignoré, mais toujours tenu pour second. Dans la seconde moitié des années 1990, cette pente critique s’est fortement corrélée avec la montée de la demande écologiste et avec l’essor de l’altermondialisme. Sur le plan théorique, ce furent les « années Negri ». Les forces anti-systémiques du mouvement populaire, selon Michael Hardt et Toni Negri, devraient se constituer en « multitude » contre la force de « l’Empire ». Mais elles ne devraient pas aspirer à être « peuple » et, a fortiori, ne devraient pas vouloir être peuple « souverain ». Le « peuple » renvoie en effet à l’Un et donc à une uniformité contrainte, tandis que la « souveraineté » renvoie par essence à la domination étouffante de l’État.


·       La voie « populiste-étatiste » est la plus récente. Elle s’appuie, tout à la fois, sur l’expansion d’une gauche latino-américaine (Venezuela, Bolivie, Pérou…) à la recherche de nouvelles mobilisations populaires et sur l’essoufflement du mouvement altermondialiste, après le succès flamboyant des premiers Forums mondiaux. L’impossibilité de peser sur la mondialisation et sur les formes continentales de la « gouvernance » (celle de l’Union européenne, par exemple) pousse alors vers un réalisme à plusieurs faces. La délocalisation ou même la « démondialisation » apparaissent comme un horizon combatif, recentré sur des dynamiques de développement nationales et locales. Quant au retour à la régulation d’État, là encore appuyé sur la vieille tradition éprouvée de « l’État-nation », il semble être la seule manière concrète d’opacifier la fluidité délétère des marchés financiers. Enfin, la construction de dynamiques populaires, centrée sur la dénonciation des élites transnationales (la « caste » ou le « parti de Davos »), devient un opérateur de reconquête d’une souveraineté moribonde, dont le déclin est attribué, à parts égales, à la droite et à la gauche. Tout ce qui renvoie à la domination de l’élite, « mondialisation », « cosmopolitisme », « européisme », rassemblement de la gauche, système partisan, doit laisser la place à une impulsion populaire (un « populisme de gauche ») permettant à la multitude des « nous » de se constituer en « peuple » face aux « eux » profiteurs du système. Après les « années Negri », les « années Mouffe » ?


Telles sont, à mes yeux, les trois grandes cohérences qui s’expriment aujourd’hui. Pour l’instant, il n’y en a pas d’autre. Or le dispositif qu’elles dessinent est insuffisant. La première cohérence ne doit être bien sûr retenue ; elle doit être même combattue. Pour les deux autres, les choses sont plus compliquées : elles contiennent chacune un noyau de vérité absolue ; pour autant leur cohérence fragilise la construction d’un véritable mouvement pour l’émancipation.


·       La méthode « néoproudhonienne » intériorise à juste raison la nécessité de rompre avec l’étatisme qui montra plus que ses limites au XXe siècle. Elle met l’accent sur le lien nécessaire de la fin et des moyens, sur le caractère stratégique de l’autonomie et sur l’obsolescence et la dangerosité des pratiques centralisatrices et délégataires. Elle insiste à juste raison sur l’idée que nulle alternative au capital n’a d’avenir si elle ne s’expérimente pas en temps réel. Mais cette méthode ignore ce qui, dès le XIXe siècle, marqua les limites du projet libertaire. Toute société est en même temps diversité, contradiction et cohérence ; toute société est à la fois plurielle, imprévisible et dominée. De ce fait, toute stratégie émancipatrice se doit d’agir en même temps sur l’expérience concrète et sur la globalité des déterminations sociales. Or c’est le rôle du politique au sens large que de travailler à la formalisation et à la préservation de cette globalité. S’inscrire dans le champ politique réel, avec ses normes et ses institutions, est toujours gros du risque de l’absorption et de l’inefficacité ; mais penser que l’on peut en contourner les contraintes reste une illusion. La juxtaposition des expériences alternatives est insuffisante ; leur mise en relation par le discours est de portée limitée ; la revendication de leur « fédération » est inopérante sans un travail pratique de long souffle sur et dans l’État.


·       La méthode « populiste-étatiste » part d’un état de fait, l’échec des formes classiques de la critique radicale. Elle intériorise à juste titre la crise profonde d’un système qui entremêle l’économique, le social, le politique et l’affectif. Elle tient ainsi compte de la crise des médiations politiques historiques (les partis, la gauche…). Elle a le mérite de chercher à relancer les « affects » de mobilisation collective en désignant l’ennemi (l’élite, le « eux », la caste, le 1 %) et en se tournant directement vers la majorité dominée (le peuple, le « nous », les 99 %). Mais elle sous-estime les contradictions à l’intérieur du peuple. Elle contourne le risque que la dialectique du eux-nous masque la possibilité que le « nous » ne soit un « nous » d’exclusion, qu’elle entérine la domination d’une fraction du peuple sur les autres, qu’elle porte la détestation du « eux » vers les boucs émissaires plutôt que vers les responsables des maux sociaux. La méthode ne veut pas voir que le « nous » populaire ne peut s’imposer à long terme sur une logique de communauté, mais qu’il doit se placer sur le terrain universaliste des projets de société. C’est le projet d’une société d’émancipation et non la désignation de l’adversaire qui fait des catégories populaires dispersées, de la « multitude » un « peuple » politique capable de disputer les cohérences sociales aux forces dominantes.


Néo-proudhonisme et populisme-étatisme s’opposent terme à terme. Or leur opposition frontale fragilise le mouvement critique. Une stratégie politique conséquente doit permettre de dépasser cette opposition. Elle ne se fera pas sur la base d’un compromis plus ou moins boiteux. En revanche, elle suppose, partout, des ruptures mentales qui permettent d’aller vers une complexité plus fine, en évitant l’enfermement dans des dualismes simplistes et inopérants.

Ruptures mentales


1. Il faudrait tout d’abord s’habituer à penser en termes de contradictions. La plupart du temps, la réalité sociale n’est pas dans le « ou », mais dans le « et ». On trouve dans cette réalité le désir de décider et la peur de le faire, l’exigence de l’autonomie et l’angoisse de la solitude, le besoin d’agir par soi-même et la tentation de la délégation, le refus des médiations politiques et l’impossibilité de s’en passer. Bien des affirmations sont vraies en même temps : « la nation reste un cadre inégalé de politisation populaire » et « la constitution d’un espace démocratique transnational est une nécessité immédiate » ; « la forme-parti historique est obsolète » et « les médiations politiques spécialisées restent indispensables ». Agir politiquement implique de choisir la dominante que l’on veut promouvoir dans la société tout entière ; cela implique de ne pas ignorer l’existence des deux tendances antagonistes, jusqu’au niveau des individus eux-mêmes.


2. Il faudrait en second lieu s’habituer à penser des processus. S’il n’était pas juste, comme le voulait le « révisionnisme » du socialiste allemand Eduard Bernstein, d’affirmer que la fin n’est rien et que le mouvement est tout, il n’est pas plus juste de lui objecter la formulation inverse. Si la fin sans les moyens débouche sur l’abstraction et sur la nécrose, le moyen sans les fins voue à l’engluement dans le « système » et donc à l’inefficacité transformatrice. Nous voilà donc contraints de refonder la dialectique ancienne, toujours à la fois pertinente et obsolète, de la « réforme » et de la « révolution ». J’ai l’habitude de dire que sa maîtrise suppose de penser en même temps trois registres d’action sociale. À mes yeux, aucun changement social d’envergure n’est possible si, dans un temps plus ou moins long, ne se combinent pas des réformes simples (la réorientation des normes existantes), des réformes plus radicales (le début de changement des normes elles-mêmes) et des expérimentations franchement alternatives de normes, de méthodes et d’institutions autres que celles du capital dominant et de la marchandise. Du réformisme « simple », du réformisme plus « radical » et de l’alternative : non pas l’une ou l’autre, ou les unes contre les autres, mais les unes et les autres, dans tous les domaines, à toutes les échelles de territoire.


3. Qui dit « processus », dit « mixité ». Il est bien sûr des formes « molles » de la mixité. Souvenons-nous du « ni-ni » de François Mitterrand. Il était satisfait de sa formule du « ni le marché ni l’État ». En fait, il pratiquait plutôt le « un peu, un peu ». Il pouvait ainsi oublier que l’équilibre formel des termes cache toujours une dominante : il partait du « ni-ni » et, au bout du compte, il entérinait la victoire écrasante du marché. Se réclamer de la mixité est une nécessité évidente ; à condition d’y adjoindre le passage d’une dominante à une autre. Passage progressif, non-linéaire, à proprement parler non programmable, mais passage tout de même… et clé de la frontière entre esprit d’adaptation et esprit de rupture.


4. Nous sommes contraints de partir d’un constat : les pistes d’une alternative au capitalisme existent, mais aucune ne s’est montrée capable d’atteindre au niveau d’intégration globale qui fut celui du capital. Or, c’est la vertu du politique que d’articuler dans une visée commune ce qui, dans les sociétés bourgeoises, fonctionne sous la forme des champs séparés de l’économique, du social, du politique et du symbolique.


De ce point de vue, il est inutile de se cacher que le mouvement critique continue de buter sur le dilemme historique majeur : l’histoire ne nous a légué que deux grands modes de mise en cohérence globale des sociétés, celui du marché et celui de l’État. 

Aucune expérience concrète de transformation sociale n’a jusqu’à ce jour échappé au mouvement de balancier perpétuel entre les deux modes, le recours à l’un étant censé corriger les effets produits par l’exercice de l’autre. On régule les excès du marché libre par l’usage des mécanismes administratifs de l’État, ou on injecte de la concurrence dans les rouages de l’espace public… Le système soviétique s’est épuisé dans ce va-et-vient. Qui peut garantir qu’il en est immunisé ?


Formellement, on répond aujourd’hui que la sortie du dilemme se trouve dans la promotion du commun. Moins de marché, moins d’État et plus de commun : acceptons la formule. Mais convenons qu’en elle-même, elle est loin de régler tous les problèmes. 

Ainsi, beaucoup de penseurs du commun (Negri, Dardot-Laval) considèrent qu’il ne peut se construire que dans une extériorité complète à l’égard de l’État. Ils opposent de façon absolue le commun et le public, le second étant renvoyé du côté de l’État. La distinction n’est pas fausse : historiquement, la forme publique a été colorée par la prédominance de l’étatisme. Tant que n’existent que deux modèles de régulation globale, concurrentielle et administrative, le public est spontanément porté du côté de l’État. 

Néanmoins, la forme publique présente un double avantage. D’une part, elle est la manière la plus simple et la plus populaire de dire qu’il existe une autre logique que celle de l’appropriation privée. D’autre part, son histoire ne se confond pas avec celle de l’État. En fait, elle est à la fois celle d’une logique administrative dominante et celle d’un autre principe qui s’en écarte radicalement. Par exemple, la nationalisation à la française inclut à l’origine un rapport à ses salariés et à ses usagers qui la différencie d’une simple étatisation. Plus largement, les réformes de cette époque ouvraient la porte au développement d’une véritable démocratie sociale, celle qui attribuait par exemple aux comités d’entreprise nouvellement créés une responsabilité directe dans la gestion.


Si le possible de l’époque n’est pas devenu une réalité, ce n’est pas parce que la forme publique l’excluait par nature, mais parce que le rapport de forces ne resta pas favorable au mouvement ouvrier. Rien ne sert donc d’opposer de façon trop tranchée la logique du commun et celle du public. Au fond, il est moins ardu de débarrasser l’espace public de sa gangue étatiste que de charger l’espace privé de missions sociales qui ne correspondent pas à sa vocation. Mieux vaut donc se dire que la valorisation patiente du commun passera non pas par une voie unique, mais par la combinaison de trois pratiques simultanées : l’encadrement de la sphère privée pour la pousser vers les finalités d’un nouveau type de développement, la désétatisation de la sphère publique et l’expansion coordonnée de l’économie sociale et solidaire pour en faire une sphère à part entière de la dynamique sociale moderne.


5. Il faut accepter l’enjeu qui consiste à passer de la multitude au peuple souverain. Toni Negri récuse ce passage de façon absolue ; d’autres, comme Monique Chemillier-Gendreau, pourfendent pour les mêmes raisons le concept de souveraineté. Ils ont tort de refuser la grande translation : en le faisant, ils laissent à d’autres (les dominants) le privilège de se constituer en corps (ou classe) habilité à énoncer le possible et l’impossible, le dicible et l’indicible, le légitime et l’illégitime. La multitude qui répugne à devenir peuple politique renonce à la possibilité de faire socialement prévaloir des normes plus humaines d’historicité. Mais accepter le processus d’unification en « peuple » et la concentration des pouvoirs en « souveraineté » implique de les dégager des vertiges de l’unité sans contradictions.


C’est là que se retrouve la notion de commun. Le peuple n’est ni la simple juxtaposition des individus, ni celle des communautés particulières qui les rassemblent. Les individus se regroupent par proximité, par intérêt, par conviction ou par affinité. Les associations qu’ils forment permettent leur sociabilité et rendent possible leur identification. Mais ces associations, volontaires ou héritées, conjoncturelles ou inscrites dans une continuité historique, n’ont aucune raison de se penser comme des communautés, dont la définition intangible pousse inéluctablement vers la limite, la frontière ou le mur. La nation ne devrait pas échapper à cette relativisation.


6. Construire les bases émancipatrices de la mondialité est désormais notre horizon stratégique. Respecter les formes territoriales plus restreintes de l’association des individus (et donc respecter l’existence des déterminations et des appartenances nationales) est un impératif. Considérer que leur développement passe avant toute autre considération, y compris celle du destin commun de l’humanité, est une régression. Tout esprit national conséquent doit intégrer cette évidence : les êtres humains décideront ensemble de la survie, de l’asphyxie ou de l’apocalypse.


Le nationalisme défensif et protecteur n’a plus de sens : il ne peut être qu’offensif et dominateur. Toute concession à sa symbolique est désormais grosse d’une légitimation de ses formes régressives. Il n’est pas de populisme potentiellement victorieux qui ne soit pas de droite ; il n’est pas de priorité nationale qui, bon gré mal gré, ne conduise au nationalisme.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire