Contributeur du Club de Mediapart depuis l'origine, Paul Alliès, président de la Convention pour la Sixième République (C6R), publie aux éditions Don Quichotte un livre issu de ses chroniques. Ce "rêve d'autre chose" est l'outil indispensable pour accompagner la refondation démocratique qu'appelle l'actuelle crise de régime. C'est pourquoi j'ai accepté de le préfacer. Préface que voici.
" Dans un passage trop méconnu de son maître ouvrage, De la démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville s’alarme de l’avènement durable d’une « tyrannie douce » où « les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent ».
Pierre Mendès France aimait citer cette anticipation pour mieux souligner que « la démocratie, c’est beaucoup plus que la pratique des élections et le gouvernement de la majorité », mais « un type de mœurs, de vertu, de scrupule », autrement dit une culture politique.
L’un comme l’autre s’étaient efforcés de penser contre eux-mêmes. Homme d’Ancien Régime projeté aux jeunes Etats-Unis d’Amérique, Tocqueville s’était confronté à l’invention démocratique libérée par l’exigence d’égalité, capable de renverser les ordres les plus établis. Homme d’Etat, assumant l’ambition de gouverner, Mendès France s’était refusé à la satisfaire dans le mépris de ses idéaux et de ses principes.
Ce que nous dit, dans leur sillage, ce livre revigorant et passionnant de Paul Alliès, c’est que nous ne pensons pas suffisamment contre nous-mêmes.
Aux éditions Don Quichotte, 416 p., 21,50 euros. Aux éditions Don Quichotte, 416 p., 21,50 euros.
Le Rêve d’autre chose interpelle notre servitude, cette aliénation collective qui nous fait accepter encore, en ce début du XXIe siècle, que le sort de tous dépende du choix d’un seul. Hier septennale, aujourd’hui quinquennale, cette course des petits chevaux présidentiels est une misère dont nous ne sommes pas que les spectateurs. Nous en sommes aussi les premiers responsables, à force d’habitude et de résignation.
Pourtant, dans la diversité de nos sensibilités partisanes, nous témoignons tous de ses ravages tant ce présidentialisme est devenu la maladie de la République. Qui d’entre nous oserait nier qu’il dévitalise sa vie publique, décrédibilise ses partis politiques, discrédite son parlement, démoralise ses administrations et démobilise ses citoyen-ne-s ?
Néanmoins, de scrutin en scrutin, malgré les régulières déconvenues, entre trahisons et corruptions, que provoque son pouvoir personnel, à droite comme à gauche, nous semblons encore disposés à prolonger ce système qui nous égare et nous dépossède.
Et à lui offrir ainsi un délai de grâce alors même qu’il est à bout de souffle. En vue de l’élection de 2017, jamais il n’y a aura eu autant de prétendants potentiels tandis que les partis rendaient les armes, invitant les électeurs à arbitrer via des primaires des rivalités de personnes plutôt que des querelles de programmes.
Jamais la fonction présidentielle elle-même n’aura subi un tel discrédit quand, à droite, un ancien locataire du palais de l’Elysée prend inexorablement le chemin du palais de justice et quand, à gauche, son locataire momentané contemple sa solitude dans un miroir livresque, augmentant par ses confidences égoïstes le rejet dans son propre camp.
Tandis que le premier, Nicolas Sarkozy, voyait le sol électoral se dérober sous ses pas, balayé sans ménagement par les électeurs de la primaire de droite qui adoubaient son ancien « collaborateur », François Fillon, le second, François Hollande, était brutalement sorti de la scène par les siens, au premier chef le premier ministre qu’il avait promu et adoubé, Manuel Valls, dans un théâtre d’ombre où la traîtrise est devenue le fin mot de la politique.
La fatigue démocratique qui saisit nos concitoyens est à la mesure de ce désastre sans gloire ni honneur.
Il est bien temps d’en finir, nous dit ce livre en forme d’appel au réveil, avant que notre vilaine accoutumance ne donne la main à de nouvelles aventures personnelles, plus désastreuses encore, entre rêve de chef autoritaire et désir de sauveur populaire. « Comment il peut se faire que tant d’hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations endurent quelquefois un tyran seul, qui n’a puissance que celle qu’ils lui donnent » : faute d’être entendue, l’alarme d’Etienne de la Boétie, dans son Discours de la servitude volontaire, ne put hélas empêcher l’avènement de la monarchie absolue où s’enracine la longue durée de notre propension française au Grand Un du pouvoir et au Grand Même de l’identité.
Traité de la démocratie radicale, le livre de Paul Alliès renouvelle cette interpellation fondatrice de la volonté confisquée par la liberté souveraine. Loin d’être l’œuvre d’un converti de fraîche date, c’est celle d’un pédagogue engagé qui n’a cessé de creuser ce sillon.
Professeur de science politique, doyen de faculté, universitaire et chercheur, militant politique – de la Ligue communiste au Parti socialiste, sans reniement –, membre puis président de la Convention pour la VIe République depuis belle lurette, c’est-à-dire bien avant que son slogan ne se répande au point d’être revendiqué par des zélateurs plus récents, notre auteur a toujours pris au sérieux la question démocratique. Au sérieux, c’est-à-dire non pas comme un slogan de tribune ou un effet de manche, mais comme une matière concrète, précise et rigoureuse, qu’il faut étudier avec minutie et traiter avec précaution.
Son originalité est d’associer la compétence académique à l’engagement citoyen pour nous faire comprendre que la démocratie ne se proclame pas, qu’elle se vit, s’institue et se développe comme un écosystème complexe tissé de procédures et de protections, d’équilibres et de contrôles, d’institutions et de pratiques.
Converti à l’université populaire du numérique, Paul Alliès n’a donc eu aucune réticence à descendre de sa chaire universitaire afin de délivrer cet enseignement démocratique sur son blog d’abonné de Mediapart, dans le Club participatif qui est en quelque sorte l’agora du Journal.
Ici réunies pour la plupart, ses chroniques ne sont pas de bavardage ou de commentaire. Informées, nourries de rappels historiques et de comparaisons internationales, extrêmement pédagogiques comme le fut l’enseignement de leur auteur à la Faculté de droit de Montpellier, elles nous invitent à prendre en charge directement ces questions plutôt que de les délaisser à la politique professionnelle. Puisque s’y joue la souveraineté populaire, ses forces et ses faiblesses, la matière constitutionnelle est notre affaire à tous, nous dit le citoyen-professeur Alliès qui n’hésite pas à batailler avec son propre milieu, prenant plaisir à démasquer le crétinisme juridique qui, sous l’alibi de la compétence, vient souvent au secours du crétinisme présidentialiste.
Ce livre d’esprit participatif témoigne de la cohérence de son auteur, fidèle à l’exigence d’une République rendue à la démocratie, sans avoir jamais fait de cet engagement entêté un argument de carrière. Une persévérance méritoire qu’illustrent les ouvrages qui ont précédé celui-ci.
Il y a quinze ans déjà, en 2002, Paul Alliès publiait en pionnier un Pourquoi et comment une VIe République (Climats), mode d’emploi pour, selon son sous-titre, « en finir avec la crise de régime ». Puis, en 2005, il élargissait la démonstration à l’Union européenne dans un décorticage également pionnier de sa déchéance démocratique, Une Constitution contre la démocratie ? (Climats), sous-titré « portrait d’une Europe dépolitisée ».
Enfin, en 2006, il faisait, toujours posté à l’avant-garde de nos lucidités, l’inventaire des occasions manquées par sa propre famille politique avec Le grand renoncement (Textuel), tableau de la conversion de la gauche de gouvernement aux institutions de la Cinquième République.
On pourrait encore chercher plus loin, en retrouvant les premiers travaux universitaires de Paul Alliès. Décorticage des fausses évidences de notre « République une et indivisible », rétive au pluralisme et à la diversité, son premier livre, L’invention du territoire (1980), fut publié dans la collection du mouvement « Critique du droit » (Presses Universitaires de Grenoble), pour lequel les questions juridiques, institutionnelles et constitutionnelles, loin de relever de l’intendance technicienne, étaient éminemment politiques.
De même, dans la revue Pôle Sud qu’il a fondé, on trouvera maints exemples de son souci de politiser les questions institutionnelles afin de les rendre à la délibération citoyenne, au lieu d’accepter cette dépolitisation qui les installe comme une fatalité à laquelle il faudrait se soumettre sans débat.
« Toute révolution a sa question de banquet », glisse quelque part Karl Marx dans un commentaire à propos du cheminement des idéaux de la République démocratique et sociale en France. C’était sous le Second Empire, ce laboratoire moderne du bonapartisme absolutiste et oligarchique dont la boîte à outils ne cesse de servir, sous toutes les latitudes. Pensant à la revendication d’un véritable suffrage universel, il voulait dire par là que, pour libérer des énergies capables de renverser de longues servitudes et d’inventer de durables émancipations, il faut toujours faire levier d’une question simple, évidente et flagrante.
La question démocratique est aujourd’hui ce levier, dont dépendent tous les autres, ouvrant la voie à une réappropriation collective de l’avenir, de ses défis et de ses enjeux, dans tous les domaines – économiques, sociaux, écologiques, européens, militaires, etc. Elle détient la clé de tous les verrous qui, aujourd’hui, nous isolent, nous enferment et nous immobilisent, alors que s’installe une République à rebours, réduite à la force de l’Etat et à la loi du Marché et, de ce fait, infidèle à sa promesse trinitaire : autoritaire contre la liberté, oligarchique contre l’égalité, identitaire contre la fraternité.
Appel à faire de cette révolution démocratique l’urgence prioritaire, l’essai de Paul Alliès en est aussi le guide pratique, déjouant les pièges, dissipant les illusions.
Loin d’être un raccourci, comme voudraient le croire ceux qui, bien que convertis à la nécessité d’une nouvelle République, concourent à l’élection présidentielle, le présidentialisme est une impasse. Ils pensent – et pourquoi ne pas leur donner crédit ? – pouvoir changer les règles par la vertu du suffrage, dans le cas improbable où ils seraient victorieux.
Mais ils sous-estiment la force d’attraction du pouvoir exécutif, cette séduction institutionnelle qui finit toujours par être plus forte que les hommes, surtout s’ils sont livrés à eux-mêmes dans la solitude et le vertige de la puissance.
En les mettant loyalement en garde alors même qu’il peut lui arriver de les accompagner, comme ce fut le cas avec le socialiste Arnaud Montebourg, Paul Alliès nous invite à rester nous aussi sur nos gardes.
Quel que soit le futur, qui n’est jamais écrit, rien n’adviendra sans la mobilisation de nos propres volontés. Le Rêve d’autre chose donne envie de s’y atteler, et ce n’est pas son moindre mérite.
Il y souffle un vent de jeunesse, cette fraîcheur des idéaux intacts de l’égalité des droits. Nul hasard si, à au moins deux reprises, son auteur convoque d’emblée, comme un souvenir qui brille à l’instant du péril, la Constitution de l’An I de la République, sans doute la plus radicalement démocratique d’inspiration. Enoncée en 1793, elle n’eut guère le temps de vivre mais nous laisse, dans son préambule, une seconde Déclaration des droits de l’homme aux audaces nombreuses. Dont celle-ci : « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer la Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures. »
En 2018, la Cinquième République aura soixante ans, et ce mois de mai 1968 où la jeunesse et les travailleurs du pays tout entier, rassemblés autour des causes communes de la liberté et de l’égalité, criaient « Dix ans, ça suffit ! », fêtera son cinquantième anniversaire. Il est bien temps de mettre le calendrier à jour et de dérégler les horloges".
Edwy Plenel
Le 2 décembre 2016
https://blogs.mediapart.fr/edwy-plenel/blog/010217/contre-le-pouvoir-presidentiel-une-nouvelle-republique
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