"Nous ne sommes pas du côté de la loi, mais de celui de la révolte !" Asli Erdogan
vendredi 15 juin 2012
Quel programme d’urgence face à la crise ? par Damien Millet et Eric Toussaint (CADTM)
En accord avec les exigences du FMI, les gouvernements des pays européens ont fait le choix d’imposer à leurs peuples des politiques de stricte austérité, avec des coupes claires dans les dépenses publiques : licenciements dans la fonction publique, gel voire baisse des salaires des fonctionnaires, réduction de l’accès à certains services publics vitaux et de la protection sociale, recul de l’âge de l’accès à la retraite… Le coût des prestations des services publics augmente (transports, eau, santé, éducation…). Le recours à des hausses d’impôts indirects particulièrement injustes, notamment la TVA, s’accroît. Les entreprises publiques du secteur concurrentiel sont massivement privatisées. Les politiques de rigueur mises en place sont poussées à un niveau jamais vu depuis la Seconde Guerre mondiale. Les effets de la crise sont ainsi décuplés par des prétendus remèdes, qui visent surtout à protéger les intérêts des détenteurs de capitaux. L’austérité aggrave nettement le ralentissement économique et a déclenché l’effet boule de neige : vu la faible croissance, quand elle existe, la dette publique croît de manière mécanique. Comme l’écrit Jean-Marie Harribey, le triptyque Austérité salariale + Austérité monétaire + Austérité budgétaire donne leur formule du triple A.
Mais les peuples supportent de moins en moins l’injustice de ces réformes marquées par une régression sociale de grande ampleur. En termes relatifs, ce sont les salariés, les chômeurs et les foyers les plus modestes qui sont mis le plus à contribution pour que les États continuent d’engraisser les créanciers. Et parmi les populations les plus touchées, les femmes occupent le premier rang, car l’organisation actuelle de l’économie et de la société patriarcale fait peser sur elles les effets désastreux de la précarité, du travail partiel et sous-payé. Directement concernées par les dégradations des services publics sociaux, elles paient le prix fort. La lutte pour imposer une autre logique est indissociable de la lutte pour le respect absolu des droits des femmes. Esquissons les grandes lignes de ce que nous voulons pour cette autre logique.
La réduction du déficit public n’est pas un but en soi. Dans certaines circonstances, il peut être utilisé pour relancer l’activité économique et réaliser des dépenses afin d’améliorer les conditions de vie des victimes de la crise. Une fois l’activité économique relancée, la réduction des déficits publics doit se faire non pas en réduisant les dépenses sociales publiques, mais par la hausse des recettes fiscales, en luttant contre la grande fraude fiscale et en taxant davantage le capital, les transactions financières, le patrimoine et les revenus des ménages riches. Pour réduire le déficit, il faut aussi réduire radicalement les dépenses entraînées par le remboursement de la dette publique dont la partie illégitime doit être annulée. La compression des dépenses doit aussi porter sur le budget militaire ainsi que sur d’autres dépenses socialement inutiles et dangereuses pour l’environnement. En revanche, il est fondamental d’augmenter les dépenses sociales, notamment pour pallier les effets de la dépression économique. Il faut également accroître les dépenses dans les énergies renouvelables et dans certaines infrastructures comme les transports en commun, les établissements scolaires, les installations de santé publique. Une politique de relance par la demande publique et par la demande de la majorité des ménages génère également une meilleure rentrée des impôts. Mais au-delà, la crise doit donner la possibilité de rompre avec la logique capitaliste et de réaliser un changement radical de société. La nouvelle logique à construire devra tourner le dos au productivisme, intégrer la donne écologique, éradiquer les différentes formes d’oppression (raciale, patriarcale…) et promouvoir les biens communs.
Pour cela, il faut construire un vaste front anticrise, tant à l’échelle européenne que localement, afin de réunir les énergies pour créer un rapport de force favorable à la mise en pratique de solutions radicales centrées sur la justice sociale et climatique.
1. Stopper les plans d’austérité, ils sont injustes et approfondissent la crise
Mettre fin aux mesures antisociales d’austérité constitue une priorité absolue. Par la mobilisation dans la rue, sur les places publiques, par la grève, par le refus des impôts et taxes impopulaires, il faut forcer les gouvernements à désobéir aux autorités européennes et abroger les plans d’austérité.
2. Annuler la dette publique illégitime
La réalisation d’un audit de la dette publique effectué sous contrôle citoyen, combinée, dans certains cas, à une suspension unilatérale et souveraine du remboursement de la dette publique, permettra d’aboutir à une annulation/répudiation de la partie illégitime de la dette publique et de réduire fortement le reste de la dette.
Tout d’abord, il n’est pas question de soutenir les allégements de dette décidés par les créanciers, notamment à cause des sévères contreparties qu’ils impliquent. Le plan de réduction d’une partie de la dette grecque mis en pratique à partir de mars 2012 est lié à l’application d’une dose supplémentaire de mesures piétinant les droits économiques et sociaux de la population grecque et la souveraineté du pays. Selon une étude réalisée par la Troïka, malgré la réduction de dette concédée par les créanciers privés, l’endettement public de la Grèce atteindra 164% du PIB en 2013 !
Il faut donc dénoncer l’opération de réduction de la dette grecque telle qu’elle a été menée, et y opposer une alternative : l’annulation de dette, c’est-à-dire sa répudiation par le pays débiteur, est un acte souverain unilatéral très fort.
Pourquoi l’État endetté doit-il réduire radicalement sa dette publique en procédant à l’annulation des dettes illégitimes ? D’abord pour des raisons de justice sociale, mais aussi pour des raisons économiques que tout un chacun peut comprendre et s’approprier. Pour sortir de la crise par le haut, on ne peut pas se contenter de relancer l’activité économique grâce à la demande publique et à celle des ménages. Car si on se contentait d’une telle politique de relance combinée à une réforme fiscale redistributive, le supplément de recettes fiscales serait siphonné très largement par le remboursement de la dette publique. Les contributions qui seraient imposées aux ménages les plus riches et aux grandes entreprises privées seraient largement compensées par la rente qu’ils tirent des obligations d’État dont ils sont de très loin les principaux détenteurs et bénéficiaires (raison pour laquelle ils ne veulent pas entendre parler d’une annulation de dette). Il faut donc bel et bien annuler une très grande partie de la dette publique. L’ampleur de cette annulation dépendra du niveau de conscience de la population victime du système de la dette (à ce niveau, l’audit citoyen joue un rôle crucial), de l’évolution de la crise économique et politique et surtout des rapports de force concrets qui se construisent dans la rue, sur les places publiques et sur les lieux de travail au travers des mobilisations actuelles et à venir. Dans certains pays comme la Grèce, le Portugal, l’Irlande, l’Espagne et la Hongrie, la question de l’annulation de la dette est une question de la plus grande actualité. Pour l’Italie, la France, le Belgique, elle est en passe de le devenir. Et bientôt, le thème sera un point central du débat politique dans le reste de l’Europe.
Pour les nations d’ores et déjà soumises au chantage des spéculateurs, du FMI et d’autres organismes comme la Commission européenne, il convient de recourir à un moratoire unilatéral du remboursement de la dette publique. Cette proposition devient populaire dans les pays les plus touchés par la crise. Un tel moratoire unilatéral doit être combiné à la réalisation d’un audit citoyen des emprunts publics, qui doit permettre d’apporter à l’opinion publique les preuves et les arguments nécessaires à la répudiation de la partie de la dette identifiée comme illégitime. Comme l’a montré le CADTM dans plusieurs publications, le droit international et le droit interne des pays offrent une base légale pour une telle action souveraine unilatérale.
L’audit doit aussi permettre de déterminer les différentes responsabilités dans le processus d’endettement et d’exiger que les responsables tant nationaux qu’internationaux rendent des comptes à la justice. Dans tous les cas de figure, il est légitime que les institutions privées et les individus à hauts revenus qui détiennent des titres de ces dettes supportent le fardeau de l’annulation de dettes souveraines illégitimes car ils portent largement la responsabilité de la crise, dont ils ont de surcroît profité. Le fait qu’ils doivent supporter cette charge n’est qu’un juste retour vers davantage de justice sociale. Il est donc important de dresser un cadastre des détenteurs de titres afin d’indemniser parmi eux les citoyens et citoyennes à faibles et moyens revenus. Si l’audit démontre l’existence de délits liés à l’endettement illégitime, leurs auteurs devront être sévèrement condamnés à payer des réparations et ne devront pas échapper à des peines d’emprisonnement en fonction de la gravité de leurs actes. Il faut demander des comptes en justice à l’encontre des autorités ayant lancé des emprunts illégitimes.
En ce qui concerne les dettes qui ne sont pas frappées d’illégitimité selon l’audit, il conviendra d’imposer un effort aux créanciers en termes de réduction du stock et des taux d’intérêt, ainsi que par un allongement de la période de remboursement. Ici aussi, il sera utile de réaliser une discrimination positive en faveur des petits porteurs de titres de la dette publique qu’il faudra rembourser normalement. Par ailleurs, la part du budget de l’État destinée au remboursement de la dette devra être plafonnée en fonction de la santé économique, de la capacité des pouvoirs publics à rembourser et du caractère incompressible des dépenses sociales. Il faut s’inspirer de ce qui avait été fait pour l’Allemagne après la Seconde Guerre mondiale : l’accord de Londres de 1953 qui consistait notamment à réduire de 62 % le stock de la dette allemande stipulait que la relation entre service de la dette Service de la dette Somme des intérêts et de l’amortissement du capital emprunté. et revenus d’exportations ne devait pas dépasser 5 %. On pourrait définir un ratio de ce type : la somme allouée au remboursement de la dette ne peut excéder 5 % des recettes de l’État. Il faut également adopter un cadre légal afin d’éviter la répétition de la crise qui a débuté en 2007-2008 : interdiction de socialiser des dettes privées, obligation d’organiser un audit permanent de la politique d’endettement public avec participation citoyenne, imprescriptibilité des délits liés à l’endettement illégitime, nullité des dettes illégitimes, adoption d’une règle d’or qui consiste à dire que les dépenses publiques qui permettent de garantir les droits humains fondamentaux sont incompressibles et priment sur les dépenses relatives au remboursement de la dette… Les pistes alternatives ne manquent pas.
3. Pour une juste redistribution de la richesse
Depuis 1980, les impôts directs n’ont cessé de baisser sur les revenus les plus élevés et sur les grandes entreprises. Ces centaines de milliards d’euros de cadeaux fiscaux ont pour l’essentiel été orientées vers la spéculation et l’accumulation de richesses de la part des plus riches.
Il faut combiner une réforme en profondeur de la fiscalité dans un but de justice sociale (réduire à la fois les revenus et le patrimoine des plus riches pour augmenter ceux de la majorité de la population) avec son harmonisation sur le plan européen afin d’empêcher le dumping fiscal. Le but est une augmentation des recettes publiques, notamment via l’impôt progressif sur le revenu des personnes physiques les plus riches (le taux marginal de l’impôt sur le revenu peut tout à fait être porté à 90 % ), l’impôt sur le patrimoine à partir d’un certain montant et l’impôt sur les sociétés. Cette augmentation des recettes doit aller de pair avec une baisse rapide du prix d’accès aux biens et services de première nécessité (aliments de base, eau, électricité, chauffage, transports publics, matériel scolaire…), notamment par une réduction forte et ciblée de la TVA sur ces biens et services vitaux. Il s’agit également d’adopter une politique fiscale qui favorise la protection de l’environnement en taxant de manière dissuasive les industries polluantes.
Plusieurs pays peuvent s’associer pour adopter une taxe sur les transactions financières, notamment sur les marchés des changes, afin d’augmenter les recettes des pouvoirs publics, de limiter la spéculation et de favoriser la stabilité des taux de change.
4. Lutter contre les paradis fiscaux
Les différents sommets du G20 ont refusé, malgré leurs déclarations d’intention, de s’attaquer réellement aux paradis judiciaires et fiscaux. Une mesure simple afin de lutter contre les paradis fiscaux (qui font perdre chaque année aux pays du Nord, mais également à ceux du Sud, des ressources vitales pour le développement des populations) consiste pour un Parlement à interdire à toutes les personnes physiques et à toutes les entreprises présentes sur son territoire de réaliser quelque transaction que ce soit passant par des paradis fiscaux, sous peine d’une amende d’un montant équivalent. Au-delà, il faut éradiquer ces gouffres noirs de la finance, des trafics criminels, de la corruption, de la délinquance en col blanc. Les grandes puissances, qui les cautionnent depuis des années, en ont tout à fait les moyens.
La grande fraude fiscale prive la collectivité de moyens considérables et joue contre l’emploi. Des moyens publics conséquents doivent être alloués aux services des finances pour lutter efficacement et en priorité contre la fraude organisée par les grandes entreprises et les ménages les plus riches. Les résultats doivent être rendus publics et les coupables lourdement sanctionnés.
5. Remettre au pas les marchés financiers
La spéculation à l’échelle mondiale représente plusieurs fois les richesses produites sur la planète. Les montages sophistiqués la rendent totalement incontrôlable. Les engrenages qu’elle suscite déstructurent l’économie réelle. L’opacité sur les transactions financières est la règle. Pour taxer les créanciers à la source, il faut les identifier. La dictature des marchés financiers doit cesser. Il convient d’interdire la spéculation sur les titres de la dette publique, sur les monnaies, sur les aliments . Les ventes à découvert
les Credit Default Swaps doivent être également interdits. Il faut fermer les marchés de gré à gré de produits dérivés qui sont de vrais trous noirs, échappant à toute réglementation et à toute surveillance. Le secteur des agences de notation doit également être strictement réformé et encadré. Il doit être interdit aux agences de notation de noter les États. Loin d’être l’outil d’une estimation scientifique objective, ces agences sont structurellement parties prenantes de la mondialisation néolibérale et ont déclenché à plusieurs reprises des catastrophes sociales. En effet, la dégradation de la note d’un pays peut impliquer une hausse des taux d’intérêt que l’État doit payer pour réussir à emprunter sur les marchés financiers. De ce fait, la situation économique du pays concerné se détériore. Le comportement moutonnier des spéculateurs décuple les difficultés qui pèseront encore plus lourdement sur les populations. La forte soumission des agences de notation aux milieux financiers fait de ces agences un acteur majeur au niveau international, dont la responsabilité dans le déclenchement et l’évolution des crises n’est pas assez mise en lumière par les médias. La stabilité économique des pays européens a été placée entre leurs mains, sans garde-fous, sans moyens de contrôle sérieux de la part de la puissance publique, c’est pourquoi il faut leur interdire de continuer à nuire. Afin d’interdire d’autres manœuvres de déstabilisation des Etats, il faut restaurer un contrôle strict des mouvements de capitaux.
6. Transférer sous contrôle citoyen les banques et les assurances au secteur public
À cause des choix qu’elles ont faits, la plupart des banques font face à une situation d’insolvabilité et non à une crise passagère de liquidités. La décision des banques centrales de leur accorder un accès illimité au crédit sans leur imposer un changement des règles du jeu aggrave le problème. Il faut revenir aux fondamentaux. Les banques doivent être considérées comme des services publics, du fait, précisément, de leur importance et de l’effet dévastateur que leur mauvaise gestion peut avoir sur l’économie. Le métier de la banque est trop sérieux pour être confié à des banquiers privés. Comme elle utilise de l’argent public, bénéficie de garanties de la part de l’État et rend un service de base fondamental à la société, la banque doit devenir un service public. Les États doivent retrouver leur capacité de contrôle et d’orientation de l’activité économique et financière. Ils doivent également disposer d’instruments pour réaliser des investissements et financer les dépenses publiques en réduisant au minimum le recours à l’emprunt auprès d’institutions privées. Pour cela, il faut exproprier sans indemnisation les banques pour les socialiser en les transférant au secteur public sous contrôle citoyen. Dans certains cas, l’expropriation des banques privées peut représenter un coût pour l’État en raison des dettes qu’elles ont pu accumuler et des produits toxiques qu’elles ont conservés. Le coût en question doit être récupéré sur le patrimoine général des grands actionnaires. En effet, les sociétés privées qui sont actionnaires des banques et qui les ont menées vers l’abîme tout en faisant de juteux profits détiennent une partie de leur patrimoine dans d’autres secteurs de l’économie. Il faut donc faire une ponction sur le patrimoine général des actionnaires. Il s’agit d’éviter au maximum de socialiser les pertes. L’exemple irlandais est emblématique, la manière dont la nationalisation d’Irish Allied Banks a été effectuée est inacceptable car elle s’est faite aux dépens de la population. L’option que nous défendons implique l’élimination du secteur bancaire capitaliste, tant dans le crédit et l’épargne (banques de dépôt) que dans le domaine de l’investissement (banques d’affaire ou d’investissement). Dans cette option, il ne resterait que deux types de banques : des banques publiques avec un statut de service public (sous contrôle citoyen) et des banques coopératives de taille modérée.
Même si son état de santé est moins médiatisé, le secteur des assurances est aussi au cœur de la crise actuelle. Les grands groupes d’assurance ont mené des opérations aussi risquées que les banques privées avec lesquelles nombre d’entre eux sont étroitement liés. Une grande partie de leurs actifs est constituée de titres de la dette souveraine et de produits dérivés. A la recherche du maximum de profit immédiat, ils ont spéculé dangereusement avec les primes payées par les assurés, avec l’épargne récoltée sous la forme d’assurance vie ou de cotisations volontaires en vue d’une retraite complémentaire. L’expropriation des assurances permettra d’éviter une débâcle dans ce secteur et protègera épargnants et assurés. Cette expropriation des assurances doit aller de pair avec une consolidation du système de retraite par répartition.
7. Socialiser les entreprises privatisées depuis 1980
Une caractéristique de ces trente dernières années a été la privatisation de nombre d’entreprises et services publics. Des banques au secteur industriel en passant par la poste, les télécommunications, l’énergie et les transports, les gouvernements ont livré au privé des pans entiers de l’économie, perdant au passage toute capacité de régulation de l’économie. Ces biens publics, issus du travail collectif, doivent revenir dans le domaine public. Il s’agira de créer de nouvelles entreprises publiques et d’adapter les services publics selon les besoins de la population, par exemple pour répondre à la problématique du changement climatique par la création d’un service public d’isolation des logements.
8. Réduire radicalement le temps de travail pour garantir le plein emploi et adopter une politique des revenus pour réaliser la justice sociale
Répartir autrement les richesses est la meilleure réponse à la crise. La part destinée aux salariés dans les richesses produites a nettement baissé depuis plusieurs décennies, tandis que les créanciers et les entreprises ont accru leurs profits pour les consacrer à la spéculation. En augmentant les salaires, non seulement on permet aux populations de vivre dignement, mais on renforce aussi les moyens qui servent au financement de la protection sociale et des régimes de retraite. En diminuant le temps de travail sans réduction de salaire et en créant des emplois, on améliore la qualité de vie des travailleurs, on fournit un emploi à celles et ceux qui en ont besoin. La réduction radicale du temps de travail offre aussi la possibilité de mettre en pratique un autre rythme de vie, une manière différente de vivre en société en s’éloignant du consumérisme. Le temps gagné en faveur des loisirs doit permettre l’augmentation de la participation active des personnes à la vie politique, au renforcement des solidarités, aux activités bénévoles et à la création culturelle.
Il faut également relever significativement le montant du salaire minimum légal, des salaires moyens et des allocations sociales. En revanche, il faut fixer un plafond très strict pour les rémunérations des dirigeants des entreprises, qu’elles soient privées ou publiques, rémunérations qui atteignent des sommets absolument inacceptables. Il s’agit d’interdire les bonus, les stock-options, les retraites « chapeau » et autres avantages injustifiés dérogatoires. Il convient d’instaurer un revenu maximum autorisé. Nous recommandons un écart maximum de 1 à 4 dans les revenus (comme le recommandait Platon voici environ 2400 ans) avec une globalisation de l’ensemble des revenus d’une personne afin de les soumettre à l’impôt.
9. Des emprunts publics favorables à l’amélioration des conditions de vie, à la promotion des biens communs et rompant avec la logique de destruction environnementale
Un État doit pouvoir emprunter afin d’améliorer les conditions de vie des populations, par exemple en réalisant des travaux d’utilité publique et en investissant dans les énergies renouvelables. Certains de ces travaux peuvent être financés par le budget courant grâce à des choix politiques affirmés, mais des emprunts publics peuvent en rendre possibles d’autres de plus grande envergure, par exemple pour passer du « tout automobile » à un développement massif des transports collectifs, fermer définitivement les centrales nucléaires et leur substituer des énergies renouvelables, créer ou rouvrir des voies ferrées de proximité sur tout le territoire en commençant par le territoire urbain et semi-urbain, ou encore rénover, réhabiliter ou construire des bâtiments publics et des logements sociaux en réduisant leur consommation d’énergie et en leur adjoignant des commodités de qualité. Il faut définir de toute urgence une politique transparente d’emprunt public. La proposition que nous avançons est la suivante : 1. la destination de l’emprunt public doit garantir une amélioration des conditions de vie, rompant avec la logique de destruction environnementale ; 2. le recours à l’emprunt public doit contribuer à une volonté redistributive afin de réduire les inégalités. C’est pourquoi nous proposons que les institutions financières, les grandes entreprises privées et les ménages riches soient contraints par voie légale d’acheter, pour un montant proportionnel à leur patrimoine et à leurs revenus, des obligations d’État à 0 % d’intérêt et non indexées sur l’inflation, le reste de la population pourra acquérir de manière volontaire des obligations publiques qui garantiront un rendement réel positif (par exemple, 3%) supérieur à l’inflation. Ainsi si l’inflation annuelle s’élève à 3%, le taux d’intérêt effectivement payé par l’Etat pour l’année correspondante sera de 6%. Une telle mesure de discrimination positive (comparable à celles adoptées pour lutter contre l’oppression raciale aux États-Unis, les castes en Inde ou les inégalités hommes-femmes) permettra d’avancer vers davantage de justice fiscale et vers une répartition moins inégalitaire des richesses.
10. Questionner l’euro
Le débat sur la sortie de l’euro pour une série de pays comme la Grèce est tout à fait nécessaire. Il est clair que l’euro est une camisole de force pour la Grèce, le Portugal ou encore l’Espagne. Si nous n’y accordons pas la même attention qu’aux autres propositions d’alternatives, c’est que le débat traverse et divise tant les mouvements sociaux que les partis de gauche. Notre préoccupation centrale est de rassembler sur le thème vital de la dette en laissant de côté temporairement ce qui nous divise.
11. Une autre Union européenne bâtie sur la solidarité
Plusieurs dispositions des traités qui régissent l’Union européenne, la zone euro et la BCE doivent être abrogées. Par exemple, il faut supprimer les articles 63 et 125 du traité de Lisbonne interdisant tout contrôle des mouvements de capitaux et toute aide à un État en difficulté. Il faut également abandonner le Pacte de stabilité et de croissance. Le MES (Mécanisme européen de stabilité) doit être éliminé. Au-delà, il faut remplacer les actuels traités par de nouveaux dans le cadre d’un véritable processus constituant démocratique afin d’aboutir à un pacte de solidarité des peuples pour l’emploi et l’environnement.
Il faut revoir complètement la politique monétaire ainsi que le statut et la pratique de la BCE. L’incapacité du pouvoir politique à lui imposer de créer de la monnaie est un handicap très lourd. En créant cette BCE au-dessus des gouvernements et donc des peuples, l’Union européenne a fait un choix désastreux, celui de soumettre l’humain à la finance, au lieu de l’inverse. Alors que de nombreux mouvements sociaux dénonçaient des statuts trop rigides et profondément inadaptés, la BCE a été contrainte de changer son fusil d’épaule au plus fort de la crise en modifiant en urgence le rôle qui lui a été octroyé. Malheureusement, elle a accepté de le faire pour de mauvaises raisons : non pas pour que les intérêts des peuples soient pris en compte, mais pour que ceux des créanciers soient préservés. C’est bien la preuve que les cartes doivent être rebattues : la BCE et les banques centrales des Etats doivent pouvoir financer directement des États soucieux d’atteindre des objectifs sociaux et environnementaux qui intègrent parfaitement les besoins fondamentaux des populations.
Aujourd’hui, des activités économiques très diverses, comme l’investissement dans la construction d’un établissement hospitalier ou un projet purement spéculatif, sont financées de manière similaire. Le pouvoir politique doit imposer des coûts très différents aux uns et aux autres : des taux bas doivent être réservés aux investissements socialement justes et écologiquement soutenables, des taux très élevés, voire rédhibitoires quand la situation l’exige, pour les opérations de type spéculatif, qu’il est également souhaitable d’interdire purement et simplement dans certains domaines.
Une Europe bâtie sur la solidarité et la coopération doit permettre de tourner le dos à la concurrence et à la compétition, qui tirent « vers le bas ». La logique néolibérale a conduit à la crise et révélé son échec. Elle a poussé les indicateurs sociaux à la baisse : moins de protection sociale, moins d’emplois, moins de services publics. La poignée de ceux qui ont profité de cette crise l’ont fait en piétinant les droits de la majorité des autres. Les coupables ont gagné, les victimes paient ! Cette logique, qui sous-tend tous les textes fondateurs de l’Union européenne, doit être battue en brèche. Une autre Europe, axée sur la coopération entre États et la solidarité entre les peuples, doit devenir l’objectif prioritaire. Pour cela, les politiques budgétaires et fiscales doivent être non pas uniformisées, car les économies européennes présentent de fortes disparités, mais coordonnées pour qu’enfin émerge une solution « vers le haut ». Des politiques globales à l’échelle européenne, comprenant des investissements publics massifs pour la création d’emplois publics dans des domaines essentiels (des services de proximité aux énergies renouvelables, de la lutte contre le changement climatique aux secteurs sociaux de base), doivent s’imposer. Une autre politique passe par un processus coordonné par les peuples afin d’adopter une Constitution pour construire une autre Europe. Cette autre Europe démocratisée doit œuvrer pour imposer des principes non négociables : renforcement de la justice fiscale et sociale, choix tournés vers l’élévation du niveau et de la qualité de vie de ses habitants, désarmement et réduction radicale des dépenses militaires, choix énergétiques durables sans recours au nucléaire, refus des organismes génétiquement modifiés (OGM). Elle doit aussi résolument mettre fin à sa politique de forteresse assiégée envers les candidats à l’immigration, pour devenir un partenaire équitable et véritablement solidaire à l’égard des peuples du sud de la planète. Le premier pas dans ce sens doit consister à annuler la dette du tiers-monde de manière inconditionnelle. L’annulation de la dette est décidément un dénominateur commun à toutes les luttes qu’il est urgent de mener au Nord comme au Sud.
Damien Millet (professeur de mathématique, porte-parole du CADTM France) et Eric Toussaint (docteur en sciences politiques, président du CADTM Belgique, membre du Conseil scientifique d’ATTAC France). Damien Millet et Eric Toussaint ont dirigé le livre collectif La Dette ou la Vie, Aden-CADTM, 2011, qui a reçu le Prix du livre politique à la Foire du livre politique de Liège en 2011.
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