Maître de conférences à l’Université de Bordeaux Montaigne, Maria Santos-Sainz a dirigé de 2006 à 2012 l’Institut de journalisme Bordeaux Aquitaine. Elle publie ces jours-ci en Espagne, son pays natal, un essai revigorant sur Albert Camus journaliste. Sollicité pour en écrire la préface, j’ai saisi cette occasion pour défendre notre conception de ce métier comme une forme d’engagement existentiel.
Edité par les éditions Libros.com dans une collection dirigée par le journaliste d’investigation et professeur de journalisme Antonio Rubio (@ARubioCampana sur Twitter), Albert Camus, periodista est en vente sur le site de l’éditeur (c’est ici).
Pour son lancement, un débat est organisé à Madrid le mercredi 26 octobre à la Fondation Diario Madrid où je vais avoir le plaisir de retrouver, outre son auteur Maria Santos-Sainz (@SantosSainzM), notre ami Jesús Maraña (@jesusmarana), fondateur et directeur d’InfoLibre, le partenaire espagnol de Mediapart.
En avant-première et en invite à soutenir ce livre, voici donc le texte de ma préface à cet essai plus que bienvenu.
Préface
C’était le 10 décembre 1957, à Stockholm, lors de la cérémonie d’attribution des Nobel. Lauréat du plus prestigieux d’entre eux, le prix de littérature, Albert Camus prononce, selon la tradition, un discours de remerciement, à la fin du banquet officiel. Il y dit notamment ceci : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »
Dans le contexte de l’époque, celui de la guerre froide, des luttes anticoloniales, des impérialismes et des indépendances, des dictatures jusqu’en Europe même, du communisme militant et des jeunesses révoltées, en somme des émancipations et des résistances, le propos a pu sembler frileux, comme en retrait ou en réserve. Pourtant, entendu aujourd’hui, à bientôt soixante ans de distance, il semble plus actuel que jamais. Et, loin de paraître une invitation à la prudence ou à l’indifférence, il sonne tel un appel à l’engagement.
Non pas l’engagement étroitement partisan de ceux qui voudraient plier le réel à leur dogme, cet engagement aveugle de ceux qui, parce qu’ils croient penser politiquement juste, se croient aussi certains de dire vrai.
C’est à un engagement plus essentiel qu’invite Camus : un engagement existentiel, celui de notre condition d’hommes et de femmes libres. Notre liberté nous requiert, et exige notre responsabilité. Nous sommes comptables du monde, et d’abord de son sens. De sa compréhension, donc de sa cohésion. De sa raison, contre les déraisons qui le ruinent.
Etre au rendez-vous de notre liberté, ce n’est pas ajouter au désordre du monde l’affolement des peurs et l’excitation des haines, ce voile d’opacité et d’ignorance qui accroît notre désarroi et accentue notre malheur. C’est, au contraire, chercher à comprendre, exiger de savoir, affronter la vérité, fût-elle douloureuse et dérangeante.
Pour être vraiment libres dans nos choix et autonomes dans nos décisions, nous avons besoin d’y voir clair. Sinon, nous ne serons que les jouets de nos illusions, emportés par la catastrophe qu’elles accompagnent et précipitent.
Cet Albert Camus, journaliste est donc bien plus qu’une rigoureuse monographie, précise et documentée.
En montrant combien l’activité de journaliste de l’écrivain fut le principal terrain d’exercice pratique de cet engagement dont la vérité est l’enjeu premier, Maria Santos-Sainz lance un appel au sursaut. Son essai est en effet une invite à ce que le journalisme se relève et s’élève, retrouve hauteur et grandeur, refuse les facilités et combatte les corruptions qui le minent et le discréditent.
Partant des premières enquêtes d’Alger Républicain et allant jusqu’aux dernières chroniques de L’Express, son livre nous donne à voir les diverses facettes d’une fidélité entêtée à la promesse énoncée dans les premiers éditoriaux de Combat, lors de la libération de Paris à l’été 1944 – dont j’aime rappeler que les combattants républicains espagnols de la Division Leclerc en furent aussi les héros.
« Notre désir, écrivait ainsi Camus le 31 août 1944, d’autant plus fort qu’il était souvent muet, était de libérer les journaux de l’argent et de leur donner un ton et une vérité qui mettent le public à la hauteur de ce qu’il y a de meilleur en lui. Nous pensions alors qu’un pays vaut souvent ce que vaut sa presse. Et s’il est vrai que les journaux sont la voix d’une nation, nous étions décidés, à notre place et pour notre faible part, à élever ce pays en élevant son langage. »
Ce programme n’a pas pris une ride, et le grand mérite de Maria Santos-Sainz est de lui redonner toute son actualité, sinon son urgence. Son livre est un manuel de résistance pour journalistes (et citoyens, l’un n’allant pas sans l’autre) par gros temps médiatique, quand le métier est menacé et la profession déstabilisée. Elle nous invite à apprendre de Camus pour reprendre courage et retrouver dignité, dans l’exigence du droit de savoir du public et dans le souci de notre responsabilité devant les citoyens.
Quand le divertissement gangrène l’information, quand la concentration ruine le pluralisme, quand la propagande tue la vérité, le journalisme ne peut qu’entrer en résistance, sauf à se renier. Simplement par devoir professionnel. Sans prétention ni gloriole, juste par nécessité existentielle.
En lisant l’essai de Maria Santos-Sainz, je n’ai cessé de penser aux mises en garde de la philosophe Hannah Arendt dans Vérité et politique, ce texte de 1967 que je tiens pour le véritable manifeste philosophique de notre métier commun. Sans les journalistes, confiait-elle, « nous ne nous y retrouverions jamais dans un monde en changement perpétuel, et, au sens le plus littéral, nous ne saurions jamais où nous sommes ». Où l’on retrouve ce monde défait qu’évoquait Camus dès 1957, désorienté et égaré, privé de repères.
Mais, ajoutait Arendt, cet idéal démocratique ne vaut que si lesdits journalistes sont les serviteurs scrupuleux des « vérités politiquement les plus importantes », à savoir les vérités de fait, et non pas les zélateurs opportunistes des passions de l’opinion. « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie et si ce ne sont pas les faits eux-mêmes qui font l’objet du débat », proclamait la philosophe, avant d’énoncer ce constat : « L’histoire contemporaine est pleine d’exemples où les diseurs de vérité de fait ont passé pour plus dangereux, et même plus hostiles, que les opposants réels ».
Constat amplement vérifié aujourd’hui, en nos temps communicationnels de nouvelles immédiates, sans frontières ni délais, par le sort funeste réservé à tant de lanceurs d’alertes – Julian Assange, Chelsea Manning, Edward Snowden, pour ne citer que les plus mondialement connus –, héros d’un droit universel à l’information contre les secrets indus des pouvoirs, étatiques ou financiers.
Arendt et Camus étaient d’une génération brutalement déniaisée par les tragédies vécues – crimes, guerres, massacres, etc. Tous deux pensaient en ayant en surplomb cette lucidité exprimée par David Rousset, de retour de l’univers concentrationnaire, en 1946 : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible ». Tout est possible, y compris le pire de l’homme, négation de sa propre humanité.
Nous le savons, de nouveau, hélas, quand se célèbrent sous nos yeux, à l’échelle du monde depuis 2001, « les noces sanglantes du terrorisme et de la répression ».
Ces mots qui pourraient être d’aujourd’hui sont d’hier. Ce sont, pendant la guerre d’Algérie, ceux de Camus qui n’avait aucune complaisance pour le terrorisme, ce moyen de lutte qui cesse « d’être l’instrument contrôlé d’une politique pour devenir l’arme folle d’une haine élémentaire ».
Mais, tout comme il avait immédiatement vu dans l’anéantissement atomique de la ville d’Hiroshima ce moment où « la civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie » (Combat du 8 août 1945), il percevait ce basculement sans retour – jusqu’à la torture banalisée, jusqu’aux prisons secrètes, jusqu’à l’Etat d’exception, jusqu’aux libertés fondamentales piétinées – où « chacun s’autorise du crime de l’autre pour aller plus avant ».
Or comment oublier que, de nos jours, cette politique de la peur, qui parie sur la panique créée par le terrorisme pour congédier le peuple et affaiblir la démocratie, est née d’un mensonge d’Etat devenu mensonge médiatique, avant de se diffuser sous divers atours néoconservateurs au-delà des Etats-Unis d’Amérique ?
Comment oublier que même la presse nord-américaine supposée de qualité a cru la fable du lien entre Al-Qaïda et l’Irak de Saddam Hussein, les bobards sur les armes de destruction massive, l’agenda idéologique de l’administration Bush qui n’avait aucun lien, fût-il infime, avec la réalité concrète ? Bref, comment oublier qu’alors, l’étouffement de vérités de fait a permis une aventure illégale et meurtrière, cette invasion et destruction de l’Irak sur les décombres duquel a surgi l’autoproclamé « Etat islamique », ce nouveau monstre totalitaire qui suscite, en retour, de nouvelles guerres de civilisations, de nouvelles stratégies du choc, de nouvelles noces barbares du terrorisme et de sa répression, Jihad contre Croisade, et inversement ?
Au risque de toujours déplaire, dans tous les camps, Camus refusait les demi-vérités consolantes qui n’entrevoient que ce qui convient aux préjugés dominants. De même que la fin ne saurait justifier les moyens, aucune juste cause ne saurait s’accommoder de l’injustice d’un mensonge, fût-ce par omission.
Dans l’instant, cette attitude d’indépendance isole, suscite des malentendus ou des éloignements, crée des ruptures et des détestations – la vie de Camus, libertaire inclassable, en témoigne surabondamment. Mais, sur la durée, elle sauve des vigilances sans âge dont sauront profiter les générations suivantes.
Cet Albert Camus, journaliste exhumé et revisité par Maria Santos-Sainz en est la preuve, ô combien nécessaire.
Car, en nos temps incertains, où l’improbable de l’événement côtoie le probable de la catastrophe, le journalisme risque d’être encore mis à l’épreuve, soumis aux embrigadements des propagandes, entravé par le poids des intérêts, pris aux pièges des offensives croisées de l’argent et du pouvoir.
Or l’antidote est dans ce précieux livre, ce « journalisme critique » qu’il nous invite à pratiquer sur les traces d’Albert Camus.
Il suppose, nous avertissait-il déjà, « une profonde mise en question du journalisme par les journalistes eux-mêmes ».
Autrement dit une réflexion sur le sens de leur métier, sur la responsabilité de leur profession. « Qu’est-ce qu’un journaliste ? demandait Camus dans le même éditorial de Combat du 1er septembre 1944. C’est un homme qui d’abord est censé avoir des idées ».
Non sans discrète ironie, cette réponse voulait dire : un homme qui s’interroge sur la signification de son travail. Qui se préoccupe, qui se questionne, qui doute toujours, et ceci d’autant plus qu’il sait l’importance de sa mission.
En ce sens, le journalisme selon Camus est à l’opposé du journalisme cynique et blasé, mercenaire ou aventurier, conformiste ou opportuniste. Son exigence professionnelle de vérité est aussi fidélité à un idéal de vie.
On en trouve les linéaments dans la conférence qu’il prononça le 28 mars 1946 à New York, dans les murs de l’université de Columbia, là même où fut créée la première école de journalisme. « Si l’on ne croit à rien, si rien n’a de sens et si nous ne pouvons affirmer aucune valeur, alors tout est permis et rien n’a d’importance, expliquait-il. Alors, il n’y a ni bien ni mal, et Hitler n’a eu tort, ni raison. » Dès lors, « celui qui a raison, c’est celui qui réussit, et il a raison pendant le temps qu’il réussit ».
A cette philosophie glorieuse des vainqueurs, toujours satisfaite de l’humiliation des vaincus, Albert Camus opposait la sagesse modeste des travailleurs. « Tenir sa place et bien faire son métier », répondait-il humblement dans la même conférence, afin de faire émerger un monde qui cessera « d’être celui de policiers, de soldats et de l’argent pour devenir celui de l’homme et de la femme, du travail fécond et du loisir réfléchi ».
On aura compris que l’engagement dont il est question ici est un parti pris radicalement démocratique, pour une démocratie à hauteur d’humanité quotidienne, de libre délibération et de large partage, de justice sociale et de liberté individuelle, de peuple réellement souverain et non pas de sourde privatisation oligarchique.
Sur ce chemin d’espérance et de résistance, le droit de savoir est, du faible au fort, l’arme pacifique de l’émancipation par la connaissance. Ouvriers du présent, les journalistes sont au service de ce droit fondamental, et c’est pourquoi ils sont inévitablement embarqués dans cette bataille. Encore faut-il qu’ils soient à la hauteur de cette responsabilité.
Associant journalisme et critique, légitime critique citoyenne des médias et nécessaire conscience critique des professionnels, le livre de Maria Santos-Sainz est une heureuse invitation à ne pas se dérober face à cette exigence.
https://blogs.mediapart.fr/edwy-plenel/blog/131016/albert-camus-ou-le-journalisme-comme-engagement
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