dimanche 12 janvier 2014

Ariel SHARON : une vie comme une traînée de sang, par Raoul-Marc Jernnar

 
Les propos de François Hollande à propos de la mort d’Ariel Sharon sont conformes au parti-pris du PS en faveur des politiques menées par le gouvernement d’Israël. Les commentaires d’un grand nombre de médias gomment bien entendu ce qui fut pourtant la réalité de la vie de cet homme qui aurait dû être jugé pour crimes contre l’humanité. Mais qui, comme tout Isrélien responsable de ce crime de masse, bénéficie scandaleusement de l’impunité la plus totale et de la complaisance d’un très grand nombre de journalistes. 

C’est bien pour échapper à la Justice et protéger Sharon que les USA et Israël ont exercé des pressions intenses sur la Belgique afin qu’elle vide de son sens sa loi dite de compétence universelle qui aurait permis à des survivants des massacres de Sabra et Chatila d’obtenir justice devant les tribunaux belges. C’est bien pour que les crimes commis par l’armée israélienne au Liban et dans les territoires palestiniens occupés échappent à toute justice que les USA ont exigé que la Cour Pénale Internationale ne puisse être compétente que pour des faits commis après sa création alors que le droit pénal international consacre l’imprescriptibilité des crimes de génocide, crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Des USA qui, comme Israël, ont finalement refusé de ratifier le traité créant la CPI. 


Voici la biographie de la vie de Sharon telle que je l’ai résumée en 2002 dans un document qui aurait du servir au procès de Bruxelles si les autorités belges n’avaient pas cédé aux USA et à Israël. J’avais entre 1999 et 2002, effectué une enquête approfondie sur les massacres de Sabra et Chatila, y compris en me rendant à plusieurs reprises au Liban. Le 18 juin 2001, à Bruxelles, 23 personnes ont déposé plainte avec constitution de partie civile en application de la législation belge relative à la répression des violations graves du droit international humanitaire du chef de : actes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes portant atteinte aux personnes et aux biens protégés par les conventions de Genève signées à Genève le 12 août . Les plaignants se sont constitués parties civiles contre MM. Ariel Sharon, Amos Yaron et autres responsables israéliens et libanais des massacres, tueries, viols et disparitions de populations civiles qui ont eu lieu à Beyrouth, du jeudi 16 au samedi 18 septembre 1982 dans la région des camps de Sabra et Chatila. Il n’y a pas eu de suite. 

Raoul Marc Jennar

QUAND LA FIN JUSTIFIE TOUS LES MOYENS… 

Pendant la campagne électorale, début 2001, Yitzhak Berman, qui fut ministre de l’Energie dans le deuxième gouvernement présidé par Menachem Begin et collègue de Sharon, confiait au journal Ha’aretz « Pensai-je que Sharon serait un jour candidat au poste de Premier Ministre ? La réponse est non. Je ne crois pas que Sharon ait changé. Mais la majorité des citoyens de ce pays ne se sentent pas concernés par l’Histoire. Ce qui s’est passé avant n’a aucune espèce d’importance. Je ne pense même pas que les gens se souviennent encore de la guerre du Liban. » 

On a envie de nuancer le propos en indiquant que la mémoire des peuples est très souvent sélective et qu’on s’empresse, sous toutes les latitudes, d’oublier ce qui gène, de la même manière qu’on ne néglige rien dans le rappel de ce qui peut servir le présent. On doit aussi constater que l’actuel gouvernement israélien ne fait rien pour restituer fidèlement le récit des évènements de 1982-1983. 

La biographie officielle du Premier Ministre Sharon est étrangement muette sur les actes et propos du Ministre de la Défense Sharon en 1982-1983. Il convient donc, avant de tenter de cerner cette personnalité, de restituer d’abord toutes les étapes de sa vie en se servant de sa propre autobiographie, mais également de toutes les autres sources disponibles. 

De l’Unité 101 à Sabra et Chatila : le parcours d’un homme de guerre (Les numéros entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition de 2001, en anglais, de l’autobiographie de Sharon, intitulée de manière très significative Warrior, New York, Simon and Schuster, 1984 et Touchstone, 2001) Ariel Scheirnerman naît en 1928 dans le village – un moshav – de Kfar Malal, à 25 kilomètres au nord-est de Tel Aviv, préféré par ses parents à un kibbutz parce qu’ils « pourraient posséder leurs propres terres » (p.14). 

Son père, Samuel, est agronome de formation. Sa mère, Véra, n’a pas pu achever des études de médecine, suite à leur départ de Russie. Le jeune Ariel participe activement aux travaux de la ferme. Vingt ans plus tard, lorsque Ben Gourion exigera que les officiers portent un nom hébreu, il choisira de s’appeler Sharon. Il a quatorze ans lorsqu’il prête le serment d’adhésion à la Haganah tout en éprouvant une grande admiration pour les groupes terroristes juifs Irgoun et Stern qu’il appelle des « organisations militantes clandestines» (p. 33 et 37). Trois ans plus tard, il participe à un cours secret de formation militaire de deux mois organisé par la Haganah en bordure du désert du Néguev. Au terme de ce cours, destiné à de futurs chefs d’équipe, il est reçu comme « soldat de première classe » et non comme caporal, ainsi qu’espéré (p.35). Il rejoint la police qui protège les zones juives de peuplement. 

Après des études secondaires dans un lycée de Tel Aviv, il vient de s’inscrire à la Faculté d’Agronomie de l’Université Hébraïque de Jérusalem lorsqu’en décembre 1947, il est mobilisé en permanence au sein de la Haganah suite à l’adoption du plan de partage de la Palestine par l’ONU. Suite à son rôle dans la prise du village palestinien de Bir Addas, il est promu chef de section. 

Après la déclaration d’indépendance d’Israël, le 14 mai 1948, sa section, qui fait partie du 32e bataillon de la Brigade Alexandroni, est transférée au sein de la 7e Brigade créée pour prendre le contrôle de Latrun, une ville stratégique sur la route de Jérusalem. La bataille de Latrun est la plus importante de la guerre 1948-1949. Sharon est blessé pendant la première attaque, le 26 mai. Il réintègre son bataillon en juillet et participe à tous les combats, en qualité d’officier de reconnaissance, jusqu’au cessez-le feu, en 1949. Le nouvel Etat hébreu organise son armée baptisée Forces de Défense d’Israël (FDI). Sharon commande la compagnie de reconnaissance de la Brigade Golani. En 1950, sa maîtrise des « techniques agressives de reconnaissance et de renseignement » (p. 69) lui valent d’être promu au grade de capitaine. Il est ensuite affecté comme officier de renseignement au quartier général du commandement militaire central. L’année suivante, il nommé chef du renseignement du commandement du secteur Nord. 

En 1952, il s’inscrit à la Faculté d’Histoire du Moyen-Orient à l’Université Hébraïque de Jérusalem tout en commandant un bataillon de réserve. Qibya, Gaza Un an plus tard, fin juillet, il fait un choix décisif. Il renonce à ses études et accepte la proposition du Commandant en chef des FDI de créer une unité spéciale antiterroriste hautement qualifiée dont il reçoit le commandement. Cette unité est baptisée « Unité 101». Après un entraînement intensif, cette unité opère contre ce que Sharon appelle les « gangs arabes » et les « terroristes » (p. 85-86). Fin août, elle tue vingt réfugiés du camp de Burayj, dans la bande de Gaza. Le 13 octobre 1953, une grenade est lancée dans une maison de la colonie israélienne Yehud, non loin de la frontière avec la Jordanie (aujourd’hui, la Cisjordanie). Une mère et ses deux enfants sont tués. Ben Gourion et les chefs des FDI confient une opération de représailles à Sharon sur le village palestinien de Qibya. L’Unité 101 pénètre dans le village dans la nuit du 14 au 15 octobre et jette des grenades dans les maisons. Un massacre collectif s’en suit dont rend compte le journal Ha’aretz du 26 octobre : « ils ont tiré sur chaque homme, femme et enfant qu’ils trouvèrent. Et pour finir sur les troupeaux de vaches. Ils dynamitèrent ensuite quarante-deux maisons, une école et une mosquée. » Soixante-neuf personnes trouvent la mort, en majorité des femmes et des enfants. Le Département d’Etat US, le 18 octobre, déclare que les responsables « devraient être amenés à rendre des comptes»

Le 25 novembre, le Conseil de Sécurité de l’ONU, unanime, condamne Israël pour ce massacre. Ben Gourion félicite Sharon. L’Unité 101 incarne la volonté d’Israël de s’imposer dans la région (p.90-91). L’Unité 101 fusionne avec une unité de parachutistes. Sous le commandement de Sharon, ces commandos vont s’illustrer dans des opérations particulièrement meurtrières. En représailles à des attaques de fedayin provenant de Gaza, les commandos de Sharon, fin février 1955, attaquent le quartier général de l’Armée égyptienne à Gaza, au cours d’une opération baptisée « flèche noire». Trente-huit soldats égyptiens sont tués dans leur sommeil. 

En décembre, une opération baptisée « feuilles d’olive » contre des positions syriennes le long du lac de Tibériade se traduit par la mort de cinquante-six soldats syriens. Même Ben Gourion trouve que ces actions sont « trop réussies » (p.126), sans que Sharon indique les raisons de cette étrange appréciation dans Warrior. 

En octobre 1956, peu avant la campagne du Sinaï, une attaque israélienne conduite par Sharon contre le quartier général des forces jordaniennes à Kalkilia se traduit par un débat fondamental sur les méthodes de dissuasion à employer contre les opérations qualifiées de terroristes. Sharon plaide pour l’occupation de territoires nouveaux. Le Sinaï Pendant la campagne du Sinaï, Sharon, dont les unités sous son commandement forment désormais la brigade 202, désobéit aux ordres et fait entrer ses hommes, conduits par les commandants de bataillon Motta Gur et Rafael Eytan (bataillon 890), dans la Passe de Mitla où ils tombent dans une embuscade égyptienne. 

Lorsque leurs soldats, au prix de lourdes pertes, viennent à bout de leurs ennemis, ils massacrent les 49 Egyptiens qui ont été faits prisonniers et ligotés. Vingt-cinq ouvriers du département égyptien de la voirie, après avoir eu les mains ligotées, sont également abattus. Lorsque la brigade de Sharon poursuit son avance depuis la passe de Mitla vers le détroit de Charm el Cheik, à Ras Sudar, le bataillon 890 massacre les 56 occupants – civils – palestiniens d’un camion croisé sur la route. Peu après al-Tur, à 15 km du détroit, le 4 novembre, il rencontre un régiment égyptien en déroute et massacre les 168 soldats. 

Une enquête fut ouverte par les autorités militaires, mais elle ne concernait que l’acte de désobéissance de Sharon devant la Passe de Mitla. Protégé par Ben Gourion, il ne fut pas blâmé, même si sa carrière en fut considérablement ralentie. En septembre de l’année suivante, il effectue des études à l’Académie Militaire de Kimberley, dans le Surrey, en Grande-Bretagne et à son retour dix mois plus tard, il est promu Colonel. Comme il est d’usage à l’époque pour les officiers de son rang, il adhère au parti travailliste (p.224). Peu après, il est nommé Commandant de l’Ecole d’infanterie tout en exerçant le commandement d’une brigade d’infanterie de réserve. Il entreprend en même temps des études à la Faculté de Droit de l’Université Hébraïque de Tel-Aviv. 

En 1964, il est nommé Chef d’Etat-Major du commandement du secteur Nord et deux ans plus tard il reçoit le grade de Major-Général et exerce la direction du département de formation militaire tout en commandant une division blindée de réserve, ce qui ne l’empêche pas d’obtenir la même année son diplôme de droit. A la veille de la guerre des Six Jours, il est basé dans le Néguev. Ses exploits militaires pendant cette guerre-éclair lui valent une grande popularité en Israël et dans les communautés juives à l’étranger. Lorsqu’il reprend la direction du département de formation militaire, il procède au transfert immédiat dans les Territoires occupés (p.208-209) de tous les établissements sous son autorité (écoles d’infanterie, du génie, de la police militaire, des parachutistes, …). 

En conflit avec Bar-Lev, le Commandant en Chef des FDI, la reconduction de son engagement dans les FDI lui est refusée. Il fait connaître son intention d’adhérer au parti libéral associé au Herut, le parti de Menachem Begin et de participer aux élections qui doivent avoir lieu fin 1969. A la suite de quoi, il est maintenu dans les FDI et obtient, après les élections, le poste de Commandant du Secteur Sud, ce qui inclut l’autorité militaire sur la Bande de Gaza. 

 Lorsqu’en septembre 1970, l’armée jordanienne massacre des milliers de Palestiniens près d’Amman, la Syrie intervient militairement. Les USA demandent à Israël d’exercer une menace sur la Syrie qui, dès lors, se retire de Jordanie. Sharon désapprouve le soutien à la monarchie haschémite. Pour lui, la chute de celle-ci aurait permis la constitution d’un Etat palestinien (p.246) en Jordanie. 

 La Bande de Gaza En 1971, sous son autorité sont lancés ce que le journaliste israélien Yigal Mosko (Kol Ha’ir, du 30 juin 1995) appelle « les escadrons de la mort d’Ariel Sharon ». Il s’agit d’unités du Sayeret Matkal, composées de para commandos parlant l’arabe, ne portant pas d’uniforme et autorisés à procéder à des assassinats, c’est-à-dire tuer des gens en dehors des combats (voir Glossaire). De juillet 1971 à février 1972, il y a 104 assassinats de Palestiniens. Ces unités opèrent surtout dans la Bande de Gaza où des milliers de maisons sont détruites dans les camps de réfugiés palestiniens (2.000 pour le seul mois d’août 1971). Des puits d’eau sont bouchés. Sharon y installe 4 colonies de peuplement. Des centaines de Palestiniens, y compris des femmes et des enfants, sont emprisonnés. 

Ayant compris qu’il n’obtiendrait jamais le poste de Chef d’Etat-Major, Sharon quitte le service actif en 1973 et reçoit le commandement d’une division blindée de réserve. Il la commande pendant la guerre d’octobre et lui fait traverser le Canal de Suez vers l’Egypte, renversant ainsi le cours de la guerre sur le front égyptien. Pour beaucoup d’Israéliens, il devient le « roi Arik. » Un guerrier en politique Peu avant la guerre du Kippour, il avait lancé un appel à l’union des partis opposés aux Travaillistes et avait conduit, aux côtés de Menachem Begin, des négociations qui ont abouti à la création du Likoud. 

Fin décembre, alors qu’il commande toujours sa division sur la rive ouest du Canal de Suez, il est élu député à la Knesset sur la liste du Likoud. Un an plus tard, déçu par la vie parlementaire, il démissionne de son mandat de député (p.341-342). Il se consacre à son exploitation agricole quand, en juin, le Premier ministre Rabin lui propose le poste de conseiller spécial pour les questions de sécurité. La guerre civile vient d’éclater au Liban. Sharon recommande d’empêcher toute présence syrienne dans ce pays (p. 423). C’est à ce moment qu’Israël commence à soutenir le Major Saad Haddad (p.424). Rabin et Peres, ministre des Affaires étrangères, nouent des liens avec les dirigeants chrétiens libanais. Dans le même temps, Sharon prépare un plan de peuplement juif de la Cisjordanie. Ayant goûté du pouvoir, Sharon veut voler de ses propres ailes. En février 1976, alors que le gouvernement est affaibli par des scandales, il quitte Rabin et, contre l’avis de la plupart de ses amis, il crée son propre parti : le Shlomzion (Paix pour Sion). Très vite, il constate ses faibles chances aux élections (p.348-353). Il tente alors, mais trop tardivement, d’intégrer son parti dans le Likoud. Le Shlomzion ne remporte que 2 sièges aux élections de 1977. Le Likoud est le grand vainqueur du scrutin. Le 15 juillet, le premier gouvernement Begin entre en fonction. Sharon est ministre de l’Agriculture auquel, à sa demande (p. 354), on ajoute la présidence du comité ministériel de la colonisation dans les Territoires Occupés. En octobre, il fait approuver, malgré les réticences de Bégin, un plan de colonisation massive de la Cisjordanie et des abords de Jérusalem. Il réalise ainsi un projet auquel il pensait depuis dix ans (p. 361). A de multiples reprises, Sharon se fait le porte-parole du Gush Emunim (« Bloc des Croyants »), groupe d’extrémistes religieux ultra-nationalistes à propos desquels « il ressent une profonde identification avec leurs efforts pour établir une communauté juive dans la patrie juive historique » (p. 362) et auxquels il veut garantir « le droit de vivre dans l’Israël historique » (p. 368). 

Quatre années plus tard, 64 colonies supplémentaires auront été créées en Cisjordanie. Il intensifie aussi le peuplement juif de la Galilée sans se soucier des droits des populations palestiniennes qui y vivent. L’année suivante, Begin et Sadate signent, avec Jimmy Carter, les Accords de Camp David. Sharon est opposé à la partie relative à l’autonomie des Palestiniens. Il pense qu’elle pourrait avoir l’effet d’une Déclaration Balfour pour les Palestiniens et conduire à un second Etat palestinien, après la Jordanie, ce qui est totalement inacceptable à ses yeux. « La Judée, la Samarie et Gaza sont parties intégrantes de Eretz Israël » et l’autonomie accordée ne peut l’être qu’aux personnes, sans leur concéder la moindre souveraineté territoriale (p. 402-406). A partir d’avril 1980, le ministre de l’Agriculture et des colonies de peuplement va s’employer, avec Begin, de convaincre le gouvernement de la nécessité de détruire le réacteur nucléaire irakien d’Osirak 

Quatorze mois plus tard, c’est chose faite. La législature s’achève et, en juin 1981, pendant la campagne électorale, Sharon organise, pour 300.000 personnes, les « Sharon Tours » : visites des montagnes dans les Territoires occupés afin de convaincre les électeurs de leur importance stratégique et de la nécessité d’annexer la Cisjordanie. Après les élections, il devient ministre de la Défense dans le 2e gouvernement Begin, malgré l’opposition de nombreux membres du Likoud qui le trouvent dangereux. 

Avant même d’occuper ses nouvelles fonctions, il s’oppose au cessez-le feu négocié par Philip Habib, diplomate américain, pour mettre fin aux attaques de l’OLP dans le Liban Sud (contrôlé par Haddad) et en Galilée et aux représailles israéliennes. Avant que l’Egypte retrouve sa souveraineté sur le Sinaï, suite aux Accords de Camp David, il fait détruire complètement la ville juive de Yamit, construite dix ans plus tôt, afin qu’elle ne devienne pas une ville égyptienne. En octobre, il demande à l’Etat-Major des FDI de préparer les plans d’une invasion du Liban. Ceux-ci sont arrêtés à la mi-décembre (p. 436-437). Il encourage la coopération militaire avec certains pays africains tels le Soudan de Nimeiry, le Congo de Mobutu, l’Afrique du Sud de l’apartheid, mais également avec les juntes militaires du Guatemala et d’El Salvador. En décembre, il signe le premier accord de coopération stratégique avec les USA. 

L’année 1982 est entièrement consacrée à l’invasion du Liban (voir chapitre Les Faits) qui conduit aux massacres de Sabra et Chatila et à la création d’une commission d’enquête sous la pression de près de 400.000 manifestants. Le 8 février 1983, la Commission Kahan publie son rapport. Sharon considère qu’il s’agit de la « marque de Caïn contre le peuple juif » (p.520) et d’une « trahison » (p.523). 

Le Conseil des Ministres approuve le Rapport Kahan par 16 voix contre 1, celle de Sharon. Le 14 février, sa démission comme ministre de la Défense est entérinée, mais il refuse de quitter le gouvernement ou il reste comme ministre sans portefeuille. Six jours plus tard, il est réintégré dans les comités ministériels de la défense et des négociations relatives au Liban. 

Le 21 février, l’hebdomadaire américain Time Magazine publie un article dans lequel il rapporte que, lors de l’entrevue du 15 septembre 1982 entre Pierre et Amin Gemayel et Sharon, ce dernier aurait « discuté de la nécessité pour les Phalangistes de venger l’assassinat de Bechir Gemayel». Sharon poursuit Time en justice pour diffamation et demande 50 millions de US $ de dommages et intérêts devant un tribunal de New York. Il affirme que le Rapport Kahan a déterminé une responsabilité indirecte de sa part dans les massacres. Une incitation à la vengeance signifierait une responsabilité directe. Il nie avoir tenu de tels propos. Six mois plus tard, lors de la démission de Begin, il se présente au sein du Likoud contre Shamir et obtient 42,5 des voix. Il devient un des leaders influents du Likoud. 


Le Grand Israël, à n’importe quel prix 

L’histoire militaire retient des noms éminents et respectables, même pour ceux que ne fascine pas « l’art de la guerre ». On ne les a jamais confondus avec ces tueurs revêtus d’un uniforme qui émergent dans les situations de crise. On ne peut résumer l’itinéraire de Sharon à celui de ces militaires brillants qui ont laissé leur nom dans l’histoire. Ce fut, certes, à l’occasion, un stratège audacieux capable de coups de génie, un peu à la manière d’un Patton. On ne peut pourtant se contenter de l’image de baroudeur sympathique que se complaisent à offrir de lui la plupart des média occidentaux. 

Ces portraits ne suffisent pas pour décrire le personnage. Il faut y ajouter des traits beaucoup moins flatteurs qui font penser à ces généraux apparus dans les divers camps qui se sont affrontés lors de l’éclatement de la Yougoslavie et dont les rêves nationalistes ne pouvaient s’accomplir que par l’élimination physique de ceux qui se trouvaient sur leur chemin. Le rêve de Sharon, il ne s’en est jamais caché et son autobiographie le confirme, c’est le sionisme accompli, c’est Eretz Israël, le grand Israël, de la Méditerranée au Jourdain, incorporant la Cisjordanie (toujours dénommée par les noms bibliques de Judée et Samarie) et Gaza (p. 402). Certes, il n’est pas le seul dans son pays à penser de la sorte. L’extrémiste de droite Sharon n’est pas différent du social-démocrate Shimon Peres qui, au moment où le plan Sharon de colonisation des Territoires occupés devenait réalité, déclarait, comme leader de l’opposition,: « Il n’y a pas de discussion en Israël à propos de nos droits historiques sur la terre d’Israël. Le passé est immuable et la Bible est le document décisif qui détermine le destin de notre terre » (The New York Times, 6 août 1978). 

Mais, ce qui distingue Sharon, c’est sa propension à traduire en actes sanglants une conviction qui nie l’existence du peuple palestinien et qui entend, par tous les moyens, détruire le nationalisme palestinien sous toutes ses formes. 

L’obstacle au sionisme de Sharon, ce sont les populations qui habitent ces territoires depuis des siècles. Quand il évoque les civils, il ne les appelle jamais des « Palestiniens », mais toujours des « Arabes » Et leur place, selon lui, se trouve en Jordanie. Quand il parle des combattants palestiniens, niant tout droit à la résistance, il les qualifie systématiquement de « terroristes » au point d’en faire une sorte de synonyme de Palestiniens. Les camps de réfugiés sont, même lorsque nulle présence militaire n’est observée, nécessairement à ses yeux des « camps terroristes. » 

On ne s’étonnera donc pas de la leçon que Sharon tire des massacres qu’il a perpétrés à Qibya. Alors que le monde entier s’émeut des victimes innocentes, Sharon considère que «le raid de Qibya fut un tournant (…) les FDI étaient de nouveau capables de trouver et de frapper des objectifs loin derrière les lignes ennemies (…) avec Qibya, un nouveau sens de confiance en soi prenait racine »(page 90). Ce qui domine la biographie de Sharon, comme celles de Ben Gourion, de Golda Meir, de Menachem Begin et d’Yitzhak Shamir, ces premiers ministres sous lesquels il a servi et auxquels il se réfère, c’est le mépris du Palestinien poussé jusqu’à sa plus extrême limite : sa négation qui autorise son élimination et qui fonde une logique du massacre d’Etat. 

Son autobiographie en fait foi, il partage sans réserve les propos d’un Ben Gourion, le fondateur de l’Etat d’Israël, qui, à propos des réactions à toute forme de résistance à la politique d’Israël notait dans son journal : « Faire sauter une maison ne suffit pas. Ce qu’il faut, ce sont des réactions cruelles et fortes. (…) Nous devons frapper sans pitié, y compris les femmes et les enfants. Autrement, les réactions ne sont pas efficaces. A l’heure de la réaction, il n’y a pas de place pour distinguer entre le coupable et l’innocent». (1 janvier 1948) ou de Golda Meir, premier ministre, qui déclarait au Sunday Times (15 juin 1969) : « Il n’y a pas de peuple palestinien.(…) Ils n’existent pas». ou encore de Menachem Begin, qui n’hésitait pas à déclarer à la tribune du parlement israélien le 8 juin 1982 : « Les Palestiniens sont des animaux à deux pattes. » 

Mais même de tels propos ne suffisent pas à Sharon. Il ne croit pas aux contraintes juridiques. Il ne croit pas qu’Israël puisse confier sa sécurité à des accords et garanties internationaux. Au « sionisme politique » de Begin, il préfère le « sionisme pragmatique » que lui a enseigné son père et qui s’appuie sur la conviction que rien ne peut s’accomplir par des accords de droit, si on ne s’est pas assuré en même temps des garanties sur le terrain (p. 392). 

Comme Ben Gourion, Sharon est le partisan du fait accompli – imposé par la force des armes – que viennent, seulement ensuite, et le cas échéant, consolider les dispositions politiques et juridiques. L’homme qui n’hésite pas à déclarer « Nos ancêtres ne sont pas venus ici pour construire une démocratie, mais pour construire un Etat juif » (Forward, 21 mai 1993) ne s’embarrasse guère des règles de droit qui civilisent les sociétés humaines. 

Evoquant la nécessité de prendre les terres et de créer les faits dans le réel, il écrit dans son autobiographie qu’il adhère à cette formule répétée dans le cercle familial : « ne parle pas de cela, fais en sorte que cela soit » (p.279). A peine devenu Ministre de la Défense, Sharon a fait préparer des plans pour l’invasion du Liban. Son objectif était triple : ainsi qu’il l’a déclaré lui-même, il s’agissait de détruire l’OLP. Mais un deuxième objectif explique mieux la barbarie organisée par les FDI. En effet, la campagne « La Jordanie, c’est la Palestine » est venue confirmer les affirmations selon lesquelles un des objectifs d’Israël dans la guerre du Liban était l’expulsion de tous ses réfugiés palestiniens vers la Jordanie pour provoquer la chute du roi Hussein et y établir l’Etat palestinien. 

Enfin, Sharon reprenait à son compte un projet déjà formulé par Ben Gourion, le fondateur d’Israël. En mai 1948, à l’occasion d’une discussion sur les stratégies à mettre en œuvre une fois la guerre engagée avec les pays arabes, Ben Gourion déclarait à l’Etat-Major de la Haganah : « …nous devrions nous préparer à passer à l’offensive…le point faible est le Liban.(…). Un Etat chrétien devrait être établi, avec pour frontière Sud le Litani. Nous ferons alliance avec lui… » L’invasion du Liban en 1982 poursuivait aussi le rêve de mettre en place un protectorat libanais contrôlé par la famille Gemayel. 

Sharon n’a atteint aucun de ses objectifs. Mais, par contre, des dizaines de milliers de personnes en sont mortes dans des souffrance innommables. Amos Perlmuytter, spécialiste israélo-américain d’histoire militaire et analyste des questions stratégiques, écrivait dans Foreign Affairs (automne 1982) : « Begin et Sharon partagent le même rêve : Sharon est l’homme de main de ce rêve. Ce rêve est d’anéantir l’OLP, d’éteindre le moindre vestige du nationalisme palestinien, d’écraser les alliés et les partisans de l’OLP en Cisjordanie et, à la fin, de chasser les Palestiniens qui y sont vers la Jordanie et de paralyser, sinon de mettre fin au mouvement nationaliste palestinien. Tel était pour Sharon et Begin, l’objectif ultime de la guerre du Liban. » Plus fondamentalement, on conviendra, avec Annette Levy-Willard, que « Sharon est le meilleur représentant de cette génération d’Israéliens pour qui – comme Begin – les mots de Juifs, d’Israël et de sécurité justifient toutes les raisons d’Etat et tous les immoralismes…qu’importent les moyens pourvu qu’on ait la fin » (Libération, 11 février 1983). 

 Philip Habib, qui fut une sorte d’anti-Kissinger de la diplomatie américaine, déclarait après les massacres : « Sharon est un assassin, animé par la haine contre les Palestiniens. J’ai donné à Arafat des garanties que les Palestiniens ne seraient pas touchés, mais Sharon ne les a pas honorées. Une promesse de cet homme ne vaut rien. (…) C’est le plus grand menteur, de ce côté-ci de la Méditerranée ». 

Toute la carrière d’Ariel Sharon indique que cet homme a partagé avec certains dirigeants et une partie de la population de son pays la conviction que la sécurité d’Israël nécessitait une extension de son territoire jusqu’aux limites bibliques de la Palestine, l’homogénéité démographique la plus grande et la transformation du Liban en un protectorat dirigé par une dictature phalangiste. L’histoire d’Israël, dès 1947 jusqu’à nos jours, de même que la biographie d’Ariel Sharon fournissent des informations incontestables sur certaines méthodes auxquelles une partie de la classe politique et de l’establishment militaire n’ont eu aucun scrupule à recourir pour réaliser ces objectifs : la conquête militaire de territoires nouveaux, le nettoyage ethnique par la terreur, l’invasion et l’occupation du Liban après plusieurs années d’ingérences directes et de raids militaires, l’assimilation des populations civiles à l’ennemi. 

C’est le constat que fait la Commission MacBride : « En d’autres mots, l’actuel leadership de l’Etat d’Israël a été directement impliqué dans des politiques terroristes à l’égard des populations civiles palestiniennes. La Commission tire la conclusion que les massacres de Sabra et Chatila constituent seulement un exemple culminant de ce type d’implication, renforçant avec l’intensité historique notre appréciation que l’Etat d’Israël, ses dirigeants civils et militaires, comme responsables officiels, portent en droit la responsabilité de ces évènements et de la terrible tragédie qu’ils ont provoquée. » 

Dès le début de sa carrière, Sharon est de ceux qui ont fait le choix de tels objectifs et de telles méthodes. Maître dans l’art d’imposer ses vues par la force, après avoir dissimulé ou menti, il a très souvent placé sa hiérarchie militaire, son premier ministre, ses collègues du gouvernement et les alliés les plus inconditionnels de son pays devant des faits accomplis. Il s’est presque toujours efforcé d’imposer des solutions militaires aux problèmes politiques. 

Ainsi remises en perspective, l’histoire d’Israël et la vie de Sharon font apparaître les crimes perpétrés à Sabra et Chatila, non pas comme un accident, non pas comme une exception malheureuse dans une continuité qui serait par ailleurs conforme à la morale et au droit, mais bien comme une étape dans une longue suite d’actions militaires extrêmement coûteuses en vies humaines et amplement destructrices combinées à des opérations répétées de massacres destinés à terroriser et à faire fuir des populations niées dans leur droit à l’existence, bafouées dans leurs droits fondamentaux et dans leur dignité au point d’être traitées comme des « untermenschen» dont on justifie l’élimination en les appelant systématiquement des « terroristes ». 

Comme l’écrit Thomas Friedman, « les soldats israéliens n’ont pas vu des civils innocents en train d’être massacrés et ils n’ont pas entendu les hurlements des enfants innocents conduits à leur tombe. Ce qu’ils ont vu, c’est « l’infestation terroriste » qui est « nettoyée » et des « infirmiers terroristes » qui s’enfuient et des « teenagers terroristes » qui essaient de se défendre et ce qu’ils ont entendu sont les hurlements de « femmes terroristes ». 

Robert Fisk rappelle que, dans son journal, Anne Frank a décrit comment Utrecht allait être « nettoyée » des Juifs par les Allemands. Comme si les Juifs étaient des « cafards » ! s’indignait-elle. « Nettoyer », le verbe utilisé par Sharon et Eytan à propos des Palestiniens. « Cafards », le mot employé par Eytan, devant la Knesset en avril 1983, pour nommer les Palestiniens des Territoires occupés… Menahem Begin avait écrit dans ses Mémoires que le massacre de Deir Yassine était une « victoire». Sharon, peu avant Sabra et Chatila, avait rappelé aux Palestiniens de se souvenir de Deir Yassine. Sur ordre de Sharon, par l’action coordonnée des Forces de Défense d’Israël et des milices chrétiennes libanaises, Sabra et Chatila ont été transformés en camps d’extermination. De telles pratiques n’ont pas leur place dans un monde où doivent prévaloir et s’imposer les valeurs qui fondent l’humanité. 

Ces pratiques sont prohibées. Elles ne peuvent l’être selon les opportunités politiciennes du moment, selon que les bourreaux sont ou ne sont pas les amis de l’un ou l’autre pays. Elles doivent être sanctionnées, sous toutes les latitudes et quels que soient les bourreaux. Les hommes qui en assument la responsabilité portent atteinte à l’humanité tout entière et doivent être jugés et punis « afin de défendre l’honneur ou l’autorité de celui qui a été lésé, afin que l’absence de châtiment n’entraîne pas la dégradation de la victime», comme y invitait Grotius, le père du droit international, cité lors du procès de Jérusalem contre Eichmann. Pour l’honneur d’Israël et du peuple juif, il s’est trouvé 400.000 personnes, un soir à Tel Aviv, pour refuser l’inacceptable. 

Il s’est trouvé un Yeshayahu Leibovitz, professeur à l’Université Hébraïque et éditeur de l’Encyclopedia Hebraica, pour assumer, en déclarant : « le massacre fut accompli par nous. Les Phalangistes sont nos mercenaires exactement comme les Ukrainiens, les Croates et les Slovaques furent les mercenaires d’Hitler, qui les a organisés en soldats pour faire le travail pour lui. De la même manière, nous avons organisé les assassins au Liban en vue de tuer les Palestiniens. » 

Il reste à trouver des magistrats courageux. Peu importe où, pourvu qu’ils jugent au nom de l’humanité meurtrie par Sharon. Car « les assassins modernes, serviteurs de l’Etat, auteurs de meurtres en série, doivent être poursuivis parce qu’ils ont violé l’ordre de l’humanité » insistait Hanah Arendt au terme de sa réflexion sur le procès Eichmann.

 Le texte qui précède date de 2002 ; il ne s’est pas trouvé de magistrats courageux pour juger celui qui a violé l’ordre de l’humanité… Raoul Marc JENNAR

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