vendredi 17 juin 2016

La tristesse du magnolia. Pour Libertaire Rutigliano, par Marie-Hélène Prouteau

Le buste de Libertaire Rutigliano


Jardin des Plantes à Nantes. Un arbre m’arrête, très haut. Le Magnolia d’Hectot. Sa cime inclinée penche du côté du lycée Clemenceau, tout proche. Il en a vu des choses, depuis qu’il a été planté en 1807 par le célèbre directeur du jardin. Je l’écoute - toujours ma connivence avec les arbres. 

Dans le vent parfumé, le magnolia remue ses souvenirs. La petite bande de lycéens en ces jours de 1848, Jules Vallès en tête, réclamant d’un même souffle l’abolition de l’esclavage. Plus tard, la Grande guerre, le lycée transformé en hôpital militaire. Plus tard encore, en ses abords, le sombre défilé des voitures noires vers l’hôtel de la Gestapo. 


L’arbre se tient un peu en retrait. Concentré dans le noyau intime de son être. C’est l’arbre de la profondeur. Sanglots brisés. Cette tristesse, comment savoir ? Etait-ce ce blockhaus, dans la cour du lycée, construit en 1943 par les Allemands ? Casemate de béton à l’immobilité glacée. L’éternité des temps de malheur : couvre-feu, portions de pain noir, étoiles jaunes. 

Mais, même après la destruction du blockhaus, lors de la rénovation du lycée, l’arbre a gardé sa tristesse. Un frémissement dans l’air printanier : le grand magnolia revoit tout. Le lycée occupé par les Allemands, en juin 1940. Spontanément, les lycéens quittent les cours : Au jardin des Plantes ! Ces voix juvéniles familières montent vers sa mémoire. Ces voix qui racontent. Les chevaux attachés aux tilleuls, dans la cour d’honneur. Près du monument aux Morts de 1914-18 sur lequel les soldats allemands déposent négligemment les harnais. On ne peut pas accepter ça ! Un soldat brosse son cheval qui se met à pisser le long du monument. Le soldat lâche une blague, les yeux levés vers les noms gravés sur le marbre. 

Le grand magnolia sait tout. Les professeurs obligés de quitter leur classe pour cause d’interdiction des fonctionnaires juifs. Les visages défaits. Les fouilles policières. Les maisons laissées vides. L’affiche rouge, Bekanntmachung, placardée sur les murs de Nantes. Les cinquante otages fusillés. L’espérance s’en va vers la mer. 

Qu’est-ce qui empêche le grand magnolia de désespérer ? Ces lycéens d’à côté qu’il a connus hier insouciants sous sa ramure. Les voilà, la colère au centre nerveux de l’âme, ils disent Non. Tels ces deux-là qui ont hissé le drapeau tricolore tout en haut de la cathédrale1. Il pense à cet autre, « Ruti », il a retenu ce diminutif affectueux que lui donnent ses amis. Libertaire Rutigliano. 19 ans. 

Grand corps massif de rugbyman, mâchoire carrée, air de bonté où passe une force à soulever le monde. Reçu tout juste à l’Ecole Centrale des Arts et Manufactures. Je lui prête le visage d’un de mes élèves de classes préparatoires. Un nom avec, à lui seul, quelque chose de superbement rebelle. 

Dans le lycée réservé alors aux enfants de notables, c’est comme être cygne dans une couvée de canards. Né au Caire de parents exilés politiques italiens fuyant Mussolini. Hommes, femmes et enfants entassés dans les bateaux de l’errance. Un nom de migrant porté haut comme un étendard. 

Le grand magnolia se souvient. 1942, dans la gare, un barrage allemand. Dans le flot des voyageurs, Libertaire regarde vers la sortie, juste en face du Jardin des Plantes. À toutes les issues, des soldats en armes. Pour l’heure, il a laissé ses études, s’est engagé dans l’action clandestine du groupe Front National. Faux papiers et nom de guerre, il est « Dupin ». La valise pleine de tracts, sans sourciller, il passe la sortie devant les deux soldats allemands. Chaque jour, chaque heure, les menaces. Coups au carreau, bruits de pas, peut-être la police de Vichy ou la Gestapo, juste le temps de fuir. Que d’arrestations cette année-là, le chef de son réseau Le Front fusillé. 

Libertaire est condamné aux caches incessantes. Toute son énergie pour récupérer une ronéo, prévoir le tirage clandestin du journal. Vaincre la peur. Mais toujours, cette ardeur à vivre, et, pour unique espérance, la Libération. Il remonte la rue du Jardin des Plantes, longe le lycée. Se souvient-il des cours lorsqu’il préparait les concours d’ingénieurs ? Sa tête est pleine du prochain rendez-vous pour réaliser la liaison avec le chef, Joseph Fraud. Un regard au grand magnolia aperçu pendant les cours. 

Maintenant, c’est 1944. La petite maison de ses parents. Libertaire vient d’être pris dans un piège, en même temps que son père. Il est blessé. Violemment emmené au siège de la Gestapo, place Foch. Je donne le nom du tortionnaire, Heiman qui fit torturer le père et le fils en présence l’un de l’autre. Et, la gorge serrée, j’imagine l’interrogatoire dans la cave. Les questions sans arrêt, les coups, le visage tuméfié du père. Libertaire, attaché des heures, les bras en arrière sur une échelle. Le courage, au bout du courage. 

Pas très loin de ce lieu de torture, il y a le grand magnolia. Il frémit de toute sa silhouette. Compagnon des douleurs. Il n’oublie pas le corps massif de Libertaire, sculpté dans le silence et la lutte. Il sait qu’il ne parlera pas. 

Le grand magnolia, à présent, se perd dans sa rêverie. Il me fait penser au chêne de Goethe. Là-bas, près de Weimar, sur la colline de l’Ettersberg. Là où le grand écrivain rencontrait son ami Eckermann. 

Dans leurs Conversations, les idées de l’humanisme allemand. Comment penser que l’arbre si cher à Goethe se retrouverait un jour, sur la colline déboisée, au milieu du camp de concentration de Buchenwald ? Deux grands arbres qui, chacun à leur façon, ont été les témoins des vents contraires de l’histoire. Quand les hommes marchaient dans la nuit plus noire que la nuit noire. 

À présent, station du chemin de douleur pour Libertaire. Il est au camp de Compiègne, en transit pour Dachau. Frontstalag 122. Ciels grillagés et barbelés. Deux mois avant, il aurait pu y faire la connaissance de Robert Desnos. Parler ensemble de poésie, de liberté. Lui, le jeune émigré qui, à quatorze ans, dans une lettre à son père parlait des poètes romantiques et de Shakespeare. 

Devant moi, le grand magnolia qui sait tout cela se voûte de douleur. Dans son ombre j’apprends l’essentiel. Le « train de la mort » vers Dachau où je suis le jeune homme en tremblant. Juin 1944. Matricule 72 926, au territoire de l’inhumain. Le courage de Ruti plus fort que les coups des S.S., que les douze heures de travail à la chaîne, plus fort que les heures debout sous la neige. Sa ténacité à sauver ses compagnons du désespoir. La solidarité de « la tranche de pain » qu’il invente pour aider les plus affaiblis. 

En retour, des coups de bâton. Et toujours, une pensée éclose au plus sombre des jours, prendre la défense de l’humain. À se priver pour les autres, il commence à s’affaiblir. La fièvre tuberculeuse le tient. Nuit de la conscience : le jeune homme fou de vivre est déjà dans la mort. Celui qui rêvait d’une vie meilleure meurt le 6 mai 1945. 

J’écris pour Libertaire Rutigliano. 

Je pense au vers de Robert Desnos : « Je vous salue vous tous qui résistez, enfants de vingt ans au sourire de source. » 

 Un collège nantais porte son nom. J’ai rencontré trois collégiens qui ont mis tout leur enthousiasme à réaliser une exposition sur ce jeune homme à peine plus âgé qu’eux. Que d’émotions dans leurs paroles ! Avoir marché dans ses pas, avoir avancé sur ses chemins de peine et de désolation, ce n’est pas une mince affaire. 

« Il est mort dix jours avant la libération du camp », m’a confié Elian, en me tendant tristement un dessin réalisé par le père : sur le papier, on voit l’échelle où Libertaire fut pendu, vingt sept heures durant. Un instant, dans la salle du collège où nous étions réunis, nous nous sommes tus. 

Tout comme, devant moi, se tait le grand magnolia plein de tristesse.

http://www.le-capital-des-mots.fr/2016/06/le-capital-des-mots-marie-helene-prouteau.html

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