mercredi 22 juin 2016

Le devoir de manifester, par Edwy Plenel (Médiapart)


Manifester est un droit constitutionnel, celui d’exprimer collectivement des opinions. En interdisant le défilé souhaité par des organisations syndicales représentatives, le pouvoir viole la loi fondamentale qui garantit les libertés de chacun-e d’entre nous. 

Notre devoir est de résister à ce coup de force afin de défendre notre idéal commun, la démocratie. 

Dans sa fuite en avant, la présidence Hollande avec son bras armé, le gouvernement Valls, compromet l’essentiel : la démocratie. La démocratie comme idéal, horizon et exigence. Ce langage commun qui nous permet d’échanger, de délibérer et de décider par-delà nos sensibilités diverses. Cette culture partagée qui nous permet de faire chemin les uns vers les autres dans le respect du contradicteur, voire de l’adversaire.
 

Sans précédent, l’interdiction d’une manifestation syndicale, maquillée en autorisation d’un rassemblement autour de la place de la Bastille et du bassin qui la prolonge, est le dernier épisode de l’incessante descente de ce pouvoir aux enfers du reniement politique et de l’abaissement intellectuel. 

Après la déchéance de nationalité, absolu discriminatoire repris aux idéologies xénophobes et racistes de l’extrême droite ; après l’état d’urgence, état de police permanent instauré au mépris de toutes les voix autorisées en matière de défense des droits humains ; après la loi sur le travail, surgie sans concertation préalable pour attaquer de front les droits acquis des salariés par des décennies de luttes syndicales ; après les violences policières, cette accoutumance recherchée aux excès et abus d’un maintien de l’ordre à la stratégie offensive et provocatrice ; après cette succession d’avanies, doublées d’arrogances et de mépris, voici donc la mise en congé du principe le plus élémentaire d’une société démocratique : le droit de contester publiquement, dans la rue et par la rue, les gouvernants en place. 

La démocratie, ce n’est ni le droit de vote ni le pouvoir de gouverner. Ce ne sont là que deux instruments momentanés de la souveraineté du peuple : choisir des représentants et leur déléguer provisoirement le gouvernement. Mais, sauf à devenir les moyens d’une confiscation autoritaire et d’une privatisation oligarchique, ils ne sont légitimes qu’à condition de respecter tous les autres droits fondamentaux qui garantissent une démocratie vivante, partagée et inventée : liberté et pluralisme de la presse, liberté d’expression et d’opinion, liberté de pensée et de critique, liberté de réunion et de manifestation, etc. 

Sans ces droits, pleins et entiers, nous ne pourrions être des citoyen-ne-s libres et autonomes, conscients et actifs. Sans leur libre exercice, pas de démocratie véritable mais cette « tyrannie douce » qu’évoquaient aussi bien Tocqueville que Mendès France où le peuple n’a plus qu’un seul droit, celui de choisir, à intervalles plus ou moins longs, ses maîtres avant de retourner en durable servitude, au silence et à l’absence. 

Il faut croire que tel est le rêve de nos actuels gouvernants – et c’est pourquoi ils sont devenus notre cauchemar. 

Depuis quatre ans qu’ils règnent, ils n’ont cessé de vouloir congédier la démocratie, saisissant des prétextes idéologiques – la Palestine en 2014 durant la guerre de Gaza – ou sécuritaires – le terrorisme en 2015 durant la COP21 – pour nous habituer aux interdictions préalables de manifestations, donc à la privation d’un droit fondamental, celui de les contester dans la rue. Ils y viennent maintenant face à la société tout entière, dans ses profondeurs et dans sa diversité. 

Des ouvriers aux employés, de la jeunesse aux retraités, des métiers d’encadrement aux patrons de PME, des étudiants aux précaires, des travailleurs aux cadres, la loi sur le travail mobilise contre elle tous ceux qui n’ont d’autre richesse que leur travail et d’autre protection que d’être solidaires. 

Venue de nulle part, sinon d’un agenda caché qui n’a jamais été validé par les électeurs, n’ayant jamais figuré dans le programme du président élu ni de sa majorité parlementaire, cette loi ne passe pas, ni dans le pays, ni au Parlement où elle a déjà fait l’objet d’un coup de force du pouvoir exécutif, un 49-3 interrompant la délibération avant même qu’elle ait vraiment commencé – les députés n’en étaient qu’à l’article premier sur les cinquante-quatre que compte le texte. 

Tout pouvoir respectueux de la volonté populaire dont il tient son mandat en prendrait acte, comprenant que non seulement on ne réforme pas un pays contre son peuple mais que, de plus, une réforme imposée contre la démocratie est forcément mauvaise, illégitime par naissance, discréditée par essence. 

Égaré dans sa perdition idéologique, claquemuré dans sa faiblesse insigne, enfermé dans sa bulle étatique, ce pouvoir n’a même plus cette once de raison des gouvernants soucieux de l’intérêt général et, par conséquent, capables de dépasser l’aveuglement de leurs certitudes. 

Et c’est ainsi que, sciant la branche électorale sur laquelle il est provisoirement posé, il choisit de brutaliser notre pays, d’y répandre la violence et d’y diffuser la virulence, en se faisant incendiaire sans réussir à faire croire à quiconque qu’il serait pompier. 

Manifester, tout comme se réunir, est une liberté fondamentale, un droit constitutionnel, celui d’exprimer et de partager collectivement des idées et des opinions. Seul le respect de ce droit garantit l’expression directe du peuple en dehors des temps d’élection. 

« La liberté individuelle, la liberté d’aller et venir et le droit d’expression collective des idées et des opinions » sont des « libertés constitutionnellement garanties », énonce le Conseil constitutionnel dans sa décision no 94-352 du 18 janvier 1995. Ce droit est si essentiel que les abus qui pourraient en être faits ne sauraient en aucun cas légitimer sa suspension, comme en témoigne notre droit. 

C’est ainsi que les dégâts causés en marge d’une manifestation ne sauraient être imputés à ses organisateurs, l’État ayant la charge de l’ordre public et étant, par conséquent, comptable des dégradations et violences qu’il n’aurait pas su prévenir ou empêcher. 

L’article L. 2216-3 du Code général des collectivités territoriales est formel : « L’État est civilement responsable des dégâts et dommages résultant des crimes et délits commis, à force ouverte ou par violence, par des attroupements ou rassemblements armés ou non, soit contre les personnes soit contre les biens. » Constante, cette jurisprudence a été rappelée par la Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 26 octobre 2006, à propos de dégradations commises par des agriculteurs, à l’occasion d’une manifestation appelée et organisée par la FNSEA : « Attendu qu’un syndicat n’ayant ni pour objet ni pour mission d’organiser, de diriger ou de contrôler l’activité de ses adhérents au cours de mouvements ou manifestations auxquels ces derniers participent, les fautes commises personnellement par ceux-ci n’engagent pas la responsabilité de plein droit du syndicat auquel ils appartiennent. » 

Le droit de résistance à l’oppression 


En même temps qu’ils se convertissaient à l’ultralibéralisme économique, nos gouvernants égarés ont donc renoncé à tout libéralisme politique, à toute philosophie élémentaire des droits collectifs et des libertés individuelles, à tout principe en somme. Car que dit la Cour de cassation sinon que les responsabilités individuelles de manifestants ne sauraient remettre en cause le droit collectif de manifester, y compris de façon rétroactive en rendant les organisateurs financièrement responsables des éventuels dégâts ? 

Face à un pouvoir qui piétine la Constitution en interdisant une manifestation de rue d’organisations syndicales représentatives, notre devoir est de résister. 

Querelles partisanes et divergences politiques ne sont plus de saison quand l’essentiel est en jeu. Qui laisse se perdre une liberté aujourd’hui ne la retrouvera pas demain. Qui s’abstient, par indifférence ou sectarisme, parce que la cause aujourd’hui en jeu ne serait pas la sienne prend le risque de perdre, demain, le droit de défendre sa propre cause. 

La litanie des politiques professionnels qui, depuis trop longtemps, se croient propriétaires du pouvoir de gouverner nous a fait oublier qu’à l’origine de nos idéaux démocratiques, il y a « la résistance à l’oppression ». 

L’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 en fait l’un des droits naturels et imprescriptibles : « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » 

 Lors des débats sur la Constitution de la Première République, en 1793, Condorcet en précisait le sens : « Il y a oppression lorsqu’une loi viole les droits naturels, civils et politiques qu’elle doit garantir. Il y a oppression lorsque la loi est violée par les fonctionnaires publics dans son application à des faits individuels. Il y a oppression lorsque des actes arbitraires violent les droits des citoyens contre l’expression de la loi. » 

 La violation d’un droit constitutionnel par des gouvernants est, de façon significative, l’un de ces actes arbitraires qui appelle cette « résistance à l’oppression » énoncée comme « la conséquence des autres droits de l’homme » par la seconde Déclaration des droits de l’homme, celle de 1793, en préambule de la première Constitution républicaine. 

Cohérent avec la conversion autoritaire, identitaire et inégalitaire, définitivement conservatrice en somme, de ce pouvoir, ce coup de force entend défaire le lien entre gouvernants et gouvernés, placer l’État au-dessus de la société, isoler ceux qui tiennent le pouvoir exécutif du peuple qui les y a mis. Autrement dit, défaire la démocratie comme système complexe d’équilibre et de balance, de pouvoirs et de contre-pouvoirs, de concertation et de délibération, de consensus et de confiance. 

Car la démocratie n’est pas ce système où l’on gouverne dans le mépris du peuple, de ses opinions et de ses manifestations. 

Le seul effet positif de cet entêtement aveugle qui n’en finit pas de malmener notre pays, de l’hystériser et de l’affoler, c’est de nous contraindre à sortir de notre confort ou de notre torpeur, en nous obligeant à revisiter la radicalité initiale des idéaux démocratiques. À redonner vie et jeunesse à des mots trop galvaudés au point d’en avoir été comme anesthésiés, endormis et affadis. 

« Le gouvernement est institué pour faire respecter la volonté générale ; mais les hommes qui gouvernent ont une volonté individuelle, et toute volonté cherche à dominer ; s’ils emploient à cet usage la force publique dont ils sont armés, le gouvernement n’est que le fléau de la liberté. Concluez donc que le premier objet de toute Constitution doit être de défendre la liberté publique et individuelle contre le gouvernement lui-même. » 

Ces mots, qui définissent la démocratie comme étant d’abord un système de contrôle de ceux qui, provisoirement, la gouvernent, sont de Robespierre, le 10 mai 1793, lors des débats préparatoires à la première Constitution républicaine. Laquelle Constitution, reprenant une version francisée du premier amendement de la Constitution américaine, adopté en 1791, énonce dans son article 7 : « Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. » 

Le nom de Robespierre, injustement noirci du souvenir de la Terreur, ne saurait faire écran à cette vérité qu’aux origines des inventions démocratiques révolutionnaires, aussi bien américaine que française, il y a ce droit de résistance à l’oppression, c’est-à-dire à la remise en cause par des gouvernants de nos droits fondamentaux, naturels et imprescriptibles. 

C’est dans la Déclaration d’indépendance américaine de 1776 qu’on en trouve la première formulation démocratique : « Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but [la garantie des droits de l’homme] le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement. » Non seulement ce droit, mais un devoir. 

« Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution », proclame la Déclaration des droits de 1789, intégrée dans nos Constitutions successives depuis 1946. 

Résister au coup de force autoritaire du pouvoir actuel, c’est donc défendre notre existence comme société réellement démocratique. Car, d’abandon en reniement, d’aveuglement en brutalité, ce pouvoir crée inexorablement les conditions d’une régression politique durable, au profit des idéologies les plus rétrogrades. 

Loin de se sauver dans sa fuite en avant, il fait le lit des pires adversaires de la République, accoutumant le pays à la remise en cause de ce qui, hier, était une évidence pour tout républicain authentique, qu’il soit progressiste ou conservateur. 

Quand l’autorité supplante la liberté, quand l’injustice l’emporte sur l’égalité, quand l’identité remplace la fraternité, il n’est plus temps de tergiverser. « Pire que le bruit des bottes, le silence des pantoufles » : attribuée au dramaturge Max Frisch, cette maxime nous rappelle que l’indifférence d’aujourd’hui fait toujours le malheur de demain.

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