On s’apercevra bien vite que mes essais, s’ils
reviennent toujours aux mêmes expériences et aux mêmes interrogations,
relèvent de deux types d’écriture hétérogènes.[1]
D’un côté on y trouvera une chronique, certes partielle, mais obstinée,
des épisodes successifs de la crise politique (mais aussi sociale,
morale, économique) de la construction européenne, dont je n’ai jamais
renoncé à me demander quels moyens nous avions, comme citoyens, d’en
infléchir l’issue.
De l’autre on pourra y lire une tentative, combinant plusieurs instruments intellectuels, pour élaborer la problématique théorique qui permettrait d’articuler le diagnostic du « moment actuel » avec une réflexion stratégique de plus longue portée, dessinant des alternatives, évaluant des rapports de forces, nommant des objectifs à atteindre pour faire advenir ce que j’ai appelé une autre Europe, porteuse d’égalité et d’espérance pour les individus et les peuples qui la composent. Ces deux types d’analyse évidemment se recoupent, ils se nourrissent l’un l’autre, et ils ont pour arrière-plan une même réflexion générale sur le moment historique dans lequel, pour nous Européens de longue ou de fraîche date, se trouve aujourd’hui la politique, telle que la bouleverse l’avènement, avec la « mondialisation », d’un capitalisme de type nouveau et d’une nouvelle configuration géopolitique.
Les événements qui figurent dans une chronique sont appelés à changer de sens avec le temps – parfois très rapidement. Ils sont suivis par d’autres, d’une façon qui demeure largement imprévisible, même si on découvre après-coup des correspondances et des continuités. Il faut donc en renouveler périodiquement l’interprétation et se demander quelles nouvelles dimensions de la crise sont venues au jour. Et de son côté, une problématique stratégique est essentiellement réfutable.
Comme dit une formule célèbre (attribuée à divers auteurs) « on s’avance et puis on voit ». Ce qui veut dire aussi qu’il faut prendre le risque de se tromper pour espérer comprendre. C’est ce que je me suis risqué à faire au cours de ces dernières années, avec les informations et les moyens d’analyse dont je disposais ou que j’empruntais à d’autres participants de la discussion. Je me trouve aujourd’hui exactement au point que j’avais anticipé, au moins dans le principe : l’entrée de la crise dans une phase aiguë qui la rend irréversible. Mais avec des caractéristiques nouvelles dont je n’avais pas deviné le mode d’articulation, et qui n’en prescrivent toujours pas l’issue d’une façon univoque. Quels sont donc les éléments majeurs qui, au cours de la dernière période, entraînent cette double constatation ?
Le premier, c’est que malgré les contournements et les dénégations officielles, la « crise grecque » avec tout ce qu’elle révèle continue de figurer au premier plan des causes de paralysie de la société et de l’économie européenne, en dépit de la disproportion apparente entre la petite taille du pays et celle de l’ensemble européen.
Il est vrai que le gouvernement Tsipras, ayant été contraint de plier devant le diktat européen en juillet 2015, applique aujourd’hui fidèlement les instructions de la troika en matière de police des salaires et des retraites, de contrôle budgétaire et de privatisation d’entreprises, même s’il s’efforce de faire en sorte que cette politique d’austérité et d’expropriation des richesses nationales soit le moins injuste possible envers la partie la plus éprouvée de la population. Cependant, bien loin que cette politique permette au pays de relancer son économie (ce qui, d’ailleurs, n’est pas vraiment son objectif), celle-ci est au contraire plongée dans une récession profonde, le produit intérieur brut est tombé loin derrière ce qu’il était avant le début de la crise (2008), le chômage (en particulier celui des jeunes) reste tout aussi massif, et la fraction de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté ne cesse d’augmenter. En regard il faut mettre le fait que la troika continue de refuser (ou de remettre à un avenir indéterminé) la restructuration de la dette publique, pourtant réclamée avec insistance par le FMI lui-même, et que les crédits promis, versés au compte-goutte, ne servent à aucun programme de redressement national, mais sont à peu près intégralement absorbés par des services d’intérêts ou des remboursements de prêts antérieurs – autrement dit récupérés par le système financier.
En clair, les « contribuables européens », si tant est qu’ils payent directement ou indirectement pour ces crédits, continuent de subventionner les banques… La question qui se pose alors est celle-ci : quel rapport faut-il établir entre cette stratégie destructrice (dont, avec d’autres, j’ai dit qu’elle s’apparentait à une « vengeance » politique prolongée) et les perspectives déprimantes de l’économie européenne dans son ensemble, qui accentuent son retard dans la conjoncture mondiale ?[2] La « punition » de la Grèce n’est pas, bien sûr, le moteur de la crise générale qui se perpétue de façon larvée, mais elle manifeste de façon hautement symptomatique les deux caractéristiques interdépendantes soulignées par les économistes « critiques » : d’une part le retour aux pratiques financières spéculatives qui sont à l’origine du krach de 2008, d’autre part l’inefficacité de la méthode de fourniture de liquidités à bas taux par la Banque Centrale Européenne (dite de « quantitative easing ») pour relancer l’emploi et réduire les inégalités.[3] Il devient de plus en plus clair que, si aucune « sortie de crise pour la Grèce » n’est possible sans un changement des orientations économiques et idéologiques européennes (qui servent, évidemment, des intérêts corporatifs bien précis), inversement aucune « nouvelle politique économique » pour l’Europe n’est possible sans une rupture avec les méthodes et les règles qui sont aujourd’hui appliquées en Grèce.
Si nous passons à l’autre question qui a occupé une place centrale dans le diagnostic de décomposition du projet politique européen proposée dans ce livre (et au même moment par d’autres commentateurs), à savoir le développement de la « crise des réfugiés », le diagnostic n’est pas plus encourageant.[4] Ainsi que je le craignais, faute de conditions favorables, la juste initiative prise à l’automne 2015 par la Chancelière allemande Angela Merkel est en train de se retourner en son contraire, même s’il reste acquis – pour l’instant – qu’un million de réfugiés du Moyen Orient (principalement Syriens) ont été accueillis en Allemagne et sont en cours d’installation dans le pays. Cela tient à des facteurs internes et externes.
D’un côté, les forces xénophobes (et, notamment, islamophobes) qui travaillent l’opinion publique européenne se sont renforcées en exploitant les difficultés d’intégration et les risques d’insécurité qui, même à la marge, pouvaient être reliés à la présence des réfugiés : ainsi les violences sexistes du Nouvel An 2016 à Cologne ( même si – notons-le – toute la lumière n’a toujours pas été faite sur leur déroulement exact), et surtout, plus récemment, l’implication de réfugiés dans des crimes terroristes commandités ou non par l’Etat Islamique.
De l’autre, les conflits intereuropéens à propos de la répartition des « quotas » de réfugiés entre pays et du principe même de l’ouverture des frontières, favorisés par le caractère unilatéral des décisions allemandes et la méthode bureaucratique mise en œuvre par la Commission Européenne pour en « gérer » la résolution, ont abouti à un triomphe de fait de la politique du refus prônée par les régimes ultra-nationalistes (Pologne, Hongrie) ou les pays spécifiquement hostiles aux migrations et aux migrants (Autriche, Danemark, Pays-Bas…). On en a vu les conséquences pratiques sous forme de nouveaux drames humanitaires (dans les Balkans comme à Calais). [5] Ils mènent tout droit vers un reniement du droit d’asile par l’Union européenne dont, à long terme, sa légitimité démocratique sortira fortement diminuée. Il importe cependant de ne pas oublier la résistance à cette destitution de l’asile qui est opposée par de nombreuses associations de citoyens et par certaines villes, grandes ou petites, membres du réseau des « villes-refuges » (Lampedusa, Lesbos, Athènes, Barcelone, Grande-Synthe, peut-être Paris si les initiatives annoncées par sa municipalité sont suivies d’effet).
En sens inverse, on observe non seulement une consolidation du « front anti-immigrants » et « anti-réfugiés » à l’échelle européenne, mais une tendance inquiétante de certains représentants de la « gauche radicale » à rejoindre ce front.[6]
L’exemple le plus désastreux (et, à terme, le plus lourd de conséquences) de ce renversement de tendance, est constitué par l’accord de refoulement des réfugiés négocié par la Chancelière Merkel et le Premier Ministre Erdogan, puis adopté par l’UE et la Turquie en mars-avril 2016. Non seulement, comme l’a fait immédiatement observer le Secrétaire Général des Nations Unies, cet accord contrevient aux conventions internationales sur le droit d’asile, mais on voit aujourd’hui – après le coup d’Etat militaire manqué du 15 juillet 2016 en Turquie et le « contre-coup d’Etat » civil qui l’a immédiatement suivi – qu’il va mener, soit à la compromission de l’Europe avec un régime dictatorial à ses frontières (d’où proviendront d’autres réfugiés), soit à une intensification de l’insécurité et des catastrophes humanitaires en Méditerranée. Surtout, ce qui est mis ainsi en évidence, c’est l’étroite imbrication de la crise des réfugiés et de l’asile avec la situation de guerre qui se perpétue au Moyen Orient et dans laquelle la politique européenne est de plus en plus profondément impliquée, en particulier – mais non uniquement – à travers le développement du terrorisme islamique et de ses contrecoups.
Cette situation appelle une réflexion spéciale qui ne se limite pas à la question des réfugiés, même si ceux-ci figurent au premier rang des victimes et des otages d’une nouvelle économie de violence généralisée. Les réfugiés (et une bonne partie des migrants, car il est décidément impossible de tracer une ligne de démarcation nette entre les deux catégories, sauf à imposer d’énormes discriminations) proviennent d’une immense zone de pauvreté, de guerres nationales, ethniques et religieuses, d’interventions postcoloniales, qui couvre une partie de l’Afrique, l’intégralité du Moyen-Orient, et s’étend jusqu’au cœur de l’Asie. Les causes en sont multiples puisqu’elles réactivent des haines collectives et des rivalités de puissances antérieures à la colonisation elle-même, ou construites sur ses décombres.
Les interventions des puissances du « Nord » - dont certaines puissances européennes – n’en ont certainement pas la responsabilité exclusive (comme le voudrait un discours « anti-impérialiste » simpliste) mais il serait parfaitement hypocrite de nier qu’elles contribuent à l’aggraver et à l’alimenter, sous forme économique aussi bien que militaire.[7] Inversement certaines des organisations terroristes surgies au Moyen-Orient à la faveur de la destruction de l’Etat irakien par l’intervention américaine de 2003 et de la guerre civile syrienne, instrumentalisée par les puissances « sunnites » et « shiites » en lutte pour l’hégémonie régionale, visent clairement à créer en Europe (particulièrement, pour l’instant, en France, en Belgique et en Allemagne) une situation d’insécurité permanente, si ce n’est de guerre civile, en instrumentalisant pour cela certains sujets désocialisés ou révoltés par les discriminations dont ils font l’objet.[8]
J’avais écrit dans l’envoi conclusif de mon livre (en décembre 2015) qu’une part essentielle de l’avenir de l’Europe (en pensant à la fois à ses populations et à ses institutions) dépendrait désormais de la façon dont elle réussirait à « exister » en face de la généralisation de la guerre. Mais cette « guerre » est à la fois déterritorialisée et dénaturée par rapport aux modèles classiques. Elle ne se définit pas par la présence d’un ou plusieurs ennemis, éventuellement hiérarchisés en fonction de leur dangerosité, en face desquels on pourrait construire une alliance ou instituer un commandement unique. S’il est vrai que l’Europe, au sens large, est impliquée dans l’économie de violences interdépendantes qui engloutissent la zone Méditerranéenne, dont elle a produit certaines des causes et dont elle ressent brutalement le contrecoup, tous les Etats et toutes les populations qui la composent ne sont pas affectées de la même façon par le terrorisme et ne donnent pas le même sens au mot de sécurité, qui est en train de devenir le nom « attrape-tout » d’une exigence universelle.
Pour les uns c’est une fin sociale qu’il faut se donner les moyens politiques d’approcher au plus près, pour les autres c’est un mode de gouvernement qui a une valeur en soi et qui justifie des transformations constitutionnelles dans un sens autoritaire, éventuellement discriminatoire. De telles transformations n’ont évidemment aucune chance de s’inscrire dans une « constitution de l’Europe », c’est pourquoi elles favorisent massivement les tendances « souverainistes » à la renationalisation de la politique européenne. Il en va de même, à un niveau pourtant plus modeste, des tentatives pour ériger un système de frontières imperméables, extérieures et intérieures, restreignant la liberté de circulation et faisant l’objet d’une protection militarisée à l’échelle continentale en renforçant le système Frontex.
Pour que l’état de guerre et d’insécurité puisse contribuer positivement à l’avancement de l’Europe comme projet politique, il faudrait au moins deux conditions improbables : que les questions de sécurité, et donc les causes de la violence et leur histoire, fassent l’objet d’une discussion publique collective, traversant les frontières, et que les Européens pris ensemble soient capables de s’assigner une fonction géopolitique, non seulement au sens d’une force d’appoint diplomatique ou militaire, mais au sens d’un programme de transformation des relations internationales et des « jeux » de puissance, en s’appuyant sur les potentiels d’émancipation et de démocratisation présents dans tout l’espace méditerranéen.
La dimension géopolitique est tout aussi insistante dans l’évaluation de la signification et des conséquences possibles du « Brexit », dernière en date des manifestations spectaculaires de la crise européenne en cours. Une commentatrice avertie a pu décrire le résultat du referendum britannique comme un tournant historique dans la mesure où, pour la première fois, l’extension du « territoire » de l’Union Européenne (qui est toujours allée de pair avec des transformations de son contenu institutionnel et politique), se renverse en diminution. Ce qui marque aussi, probablement, la fin des nouvelles tentatives d’élargissement.[9]
Cependant, dans l’article que j’ai publié aussitôt après le referendum britannique, je faisais observer que, dans la période récente, aucun referendum en Europe n’a été suivi des effets annoncés ou légalement prévus, et que le Brexit, ou du moins la forme exacte qu’il prendrait, n’était pas encore acquis. Tout semblait indiquer que « au terme d’une période de tensions, dont l’issue ne sera pas tant déterminée par les opinions publiques que par les fluctuations des marchés financiers (…) on proposera la fabrication d’une nouvelle géométrie du « système » des Etats européens, dans lequel l’appartenance formelle à l’Union européenne sera combinée avec d’autres structures ». J’ajoutais que de ce point de vue aussi la comparaison entre le Grexit et le Brexit pourrait s’avérer instructive : « la faiblesse de la Grèce, abandonnée par tous ceux qui, logiquement, auraient dû soutenir ses revendications, a mené à un régime d’exclusion intérieure ; la force relative du Royaume-Uni (…) conduira sans doute à une forme accentuée d’inclusion extérieure. »[10] Les manœuvres qui s’esquissent de part et d’autre depuis le vote du 23 juin ne semblent pas infirmer ce pronostic. Différents gouvernements européens (en particulier Français et Allemand, mais aussi ceux du Groupe de Višegrad qui ont déjà pris les devants) ont des visions divergentes, voire très opposées, de la façon dont devraient se dérouler les négociations à venir sur les nouvelles relations d’association entre la Grande Bretagne et l’Union Européenne, et sur le contenu de celles-ci (donc, par voie de conséquence, sur ce que deviendra, de facto, l’Union Européenne).[11]
Quant à la Commission de Bruxelles, il y a longtemps maintenant qu’elle n’a plus d’initiative propre, et le Parlement de Strasbourg devra comme toujours se contenter d’un rôle d’observateur. A beaucoup d’égards cet événement, révélateur de contradictions internes plus ou moins bien masquées jusque-là, forme le pendant historique du processus d’élargissement et de libéralisation à outrance engendré par la chute des régimes socialistes en Europe de l’Est après 1989. De la même façon, par conséquent, il faut attendre pour en interpréter les suites.
Je proposerai cependant trois hypothèses de travail :
- premièrement, la solidarité négative qui attache les unes aux autres les différentes « parties » de l’ensemble européen - dans le moment même où certaines opinions publiques se tournent contre la « construction européenne » et où le cadre institutionnel ne réussit plus à concilier les intérêts ou les jeux politiques contradictoires - se manifeste avec éclat dans la forme du double chantage qui va dominer les « négociations »: d’un côté l’UE peut refuser ou limiter l’accès au marché intérieur européen si les Britanniques refusent la liberté de circulation (contre laquelle s’est massivement prononcé le camp du « Leave ») ; de l’autre le Royaume Uni (ou peut-être seulement l’Angleterre, si l’Ecosse s’en détache, ce qui est très peu probable) a la possibilité d’intensifier encore le dumping fiscal auquel se livrent déjà toute une partie de ses dépendances qui fonctionnent comme paradis fiscaux et intermédiaires pour le blanchiment de l’argent sale. La symétrie des moyens de pression pour autant ne garantit aucunement la découverte d’un point d’équilibre, parce que chacun des deux partenaires est soumis à des pressions internes et externes dont il ne peut faire abstraction ;
- deuxièmement, dans la mesure où, parmi les multiples causes de la victoire du « Leave », une place importante est occupée par la traduction ou transposition nationaliste et xénophobe du mécontentement social accumulé depuis la grande désindustrialisation et précarisation de la classe ouvrière (ce qui est l’essence d’un certain « populisme »),[12] toute « neutralisation » des résultats du referendum destinée à préserver les intérêts de la City et des « villes mondiales » qui vivent de la position charnière occupée par le Royaume Uni entre l’espace européen et l’espace mondial, s’expose à produire des réactions violentes de la part des électeurs frustrés de leur « victoire », et propagera ailleurs en Europe le sentiment que la volonté des populations ne compte décidément pour rien. Les classes dirigeantes auront alors joué les apprentis sorciers : la gestion du « Brexit » accentuera le nihilisme politique, en dévalorisant à la fois le projet fédéral et l’idée de souveraineté nationale.
- enfin la nouvelle géométrie des appartenances (combinant de façon nouvelle l’UE proprement dite, la zone euro, le « grand marché » ou zone de libre-échange, la zone de libre circulation des personnes, le Conseil de l’Europe c’est-à-dire le ressort de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, etc.) confèrera inévitablement une importance accrue à l’OTAN, comme forme supérieure d’unification politique, en concurrence avec la Banque Centrale - d’autant que le renforcement de cette structure militaire est réclamé par une partie au moins des Etats-membres de l’Europe orientale et de la Scandinavie. Ceci ne sera pas sans conséquence, évidemment, sur les relations de l’UE avec la Russie post-soviétique, déjà tendues depuis quelques années par l’intensification du conflit entre le néo-impérialisme russe et l’expansionnisme de l’OTAN, mais ne fera pas non plus l’unanimité à l’Ouest : ni du côté de la France, qui a besoin de collaborer avec les Russes au Moyen-Orient, ni du côté de l’Allemagne, qui n’a jamais souhaité de confrontation avec la Russie au détriment de ses intérêts économiques. De ce côté-ci également l’impératif de « sécurité » s’avère rien moins que fédérateur.
Je le répète, tout ceci ne constitue que des hypothèses, peut-être des spéculations. Le détail des événements est moins que jamais prévisible dans la « zone des tempêtes » où nous nous situons désormais. On comprend néanmoins pourquoi, au-delà même de l’idée d’une crise existentielle, les discours prophétisant la fin de la construction européenne telle que l’avaient envisagée les mythiques « pères fondateurs » au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ont eu tendance à se multiplier. Ils s’accompagnent de propositions plus ou moins « révolutionnaires » pour transformer la fin en un nouveau commencement, mais qui se trouvent écartelées entre les pôles d’une refondation « par en haut » et « par en bas », aussi bien qu’entre les défenseurs d’une nouvelle légitimité supranationale et ceux d’une souveraineté invariablement attachée aux citoyennetés étatiques traditionnelles.[13]
Il existe au fond deux versions de ce discours de la « fin » (auquel je participe moi-même) : une version soft qui se concentre sur les aspects institutionnels ou, dans la terminologie aujourd’hui dominante, sur la gouvernance de l’Union européenne, en présupposant que le projet lui-même, dans sa « nécessité » historique, n’est pas fondamentalement remis en cause, et une version hard qui soulève l’hypothèse d’une « logique de désintégration » enclenchée par la combinaison des facteurs constitutionnels et des progrès du nationalisme dans les opinions publiques européennes.
De ce côté, dans la période récente, on trouve aussi bien les prises de positions de Wolfgang Streeck (qui, fondamentalement, y voit une évolution positive, parce qu’il pense que le fédéralisme européen, doublé de l’institution de la monnaie unique, est la cause fondamentale de l’imposition des politiques d’accroissement des inégalités sociales) que celles de politologues europhiles comme Ivan Krastev (pour qui, le retour à des Etats-nations n’entretenant entre eux que des relations « extérieures » étant fondamentalement impossible, « la désintégration de l’UE pourrait aussi entraîner celle de certains des Etats-membres ainsi que celle du système politique démocratique »).[14] Ce que j’appelle au contraire la version soft est assez bien résumé par le titre (et le contenu) de l’ouvrage collectif récemment publié par un ensemble d’éminents politologues européens : « The End of the Eurocrats’ Dream ».[15]
Je rangerai de ce côté , malgré tout ce qui les sépare, l’analyse de Luciana Castellina, pour qui le problème fondamental est celui de la démocratisation des politiques économiques, et celle de Jürgen Habermas, pour qui c’est la formation du « noyau fédéral » décidé à relancer le processus d’intégration et à surmonter les divergences croissantes entre pays fondateurs qui est la priorité stratégique.[16] Avec ces deux discours, nous avons d’une certaine façon l’arc entier des positions de la gauche réformiste européenne, entre sa branche plus « radicale » et sa branche plus « libérale », d’accord entre eux cependant pour mettre en cause les effets destructeurs de la fusion (ou de la confusion) entre capitalisme et démocratie.
Dans l’esprit de ce que j’ai moi-même appelé, suivant une inspiration gramscienne, une situation d’interregnum, et que je pourrais reformuler comme l’incertitude d’un moment destituant qui n’a pas encore dégagé les éléments (forces, lignes stratégiques) d’un moment constituant, je dirai pour ma part – prudemment – ceci.
La « désintégration » au sens fort du terme – comparable à ce qui s’était produit en 1989 pour l’autre grand projet de construction supranationale élaboré au cours du 20ème siècle en Europe - présupposerait l’addition de facteurs hétérogènes : non seulement l’aggravation (prévisible) du malaise interne (social, moral, démocratique) des nations européennes, engendré par les politiques néolibérales, et sa projection (plus aléatoire) sur l’intégration européenne considérée comme une menace existentielle par les populations (ce qui est le calcul des différents « populismes »)[17], mais le fait que des nations fondatrices adoptent majoritairement une stratégie de « sortie » de l’UE ou simplement de l’eurozone qui en est devenue le noyau. Madame Le Pen en rêve pour une France gouvernée par le Front National, mais le seul candidat économiquement possible à cet égard est en même temps politiquement le moins vraisemblable : l’Allemagne.
Quant à la « fin du rêve eurocratique », bien réelle, elle comporte deux aspects distincts : d’un côté le « rêve » lui-même (ou si l’on veut la capacité du projet européen de faire « rêver », c’est-à-dire, en termes politiques, imaginer, projeter l’avenir), de l’autre l’existence et la fonction des eurocrates - disons plus clairement de la technostructure européenne pseudo-fédérale en charge de la « normalisation » de la société européenne suivant les règles du « grand marché » et, plus ou moins contradictoirement suivant les conjonctures, de la mise en œuvre des « décisions » du système des Etats.
J’ai tendance à penser que ce dernier aspect est le plus immédiatement déterminant pour l’évolution de la crise, parce que l’Europe dans ses formes actuelles, avec les rapports de pouvoir qui y sont institutionnalisés, est devenue de fait ingouvernable. De sorte que, sous une forme larvée, on pourrait dire que la « fin » a déjà eu lieu, sans que pourtant personne s’en soit aperçu. Il s’agit d’une ingouvernabilité locale (particulièrement accentuée dans certains pays, mais de plus en plus nombreux : France, Espagne), et surtout d’une ingouvernabilité globale, qui tient à ce que la légitimité démocratique ne s’est pas cristallisée en institutions (elle aurait supposé une « révolution par en bas » dans la distribution des pouvoirs entre les instances exécutives et représentatives), cependant que les instances en charge d’une gouvernance « postdémocratique » (essentiellement la Banque Centrale Européenne) n’ont pas réussi à mener jusqu’au bout leur « révolution par en haut ». Et par-dessus tout peut-être, elle tient à ce que la puissance nationale virtuellement hégémonique en Europe – l’Allemagne – n’a décidément pas les moyens d’exercer une direction politique, que ce soit au moyen d’une contrainte monétaire et financière ou dans la forme d’un soft power idéologique, au milieu des différentes crises qui l’affectent elle-même et qui « tendent » ses relations avec ses voisins.
Le démos européen virtuel a ainsi été neutralisé dans sa constitution à la fois par la technocratie et par les classes politiques nationales qui monopolisent la représentation des citoyens européens, sans pour autant s’esquisser dans des mouvements sociaux convergents ou dans ce que j’ai appelé un « parti de l’Europe ». Entre les différents scénarios envisageables (et toujours sous-réserve de nouveaux chocs qui ne sont pas invraisemblables, qu’ils soient de nature financière ou sécuritaire), le plus probable à mes yeux demeure pour l’instant celui de l’inefficacité croissante du « processus européen », ou de son incapacité croissante à s’adapter à la conjoncture. Il en va ainsi en particulier pour ce qui concerne l’ajustement des politiques budgétaires à la nécessité de sortir de la récession (autrement dit de revenir du néolibéralisme dogmatique vers un certain keynésianisme) ou d’apporter des correctifs (jusqu’à quel point ?) à la dérégulation sauvage du marché du travail, désormais réclamés de différents côtés.[18] On assistera donc, selon toute probabilité, à une addition des politiques négatives, à la formation de « fronts du refus » (comme à propos de la question des réfugiés), plutôt qu’à la formation d’hégémonies alternatives, porteuses d’un projet de refondation, du moins aussi longtemps que des acteurs nouveaux n’entreront pas en jeu à l’échelle européenne, et qu’un autre « discours d’Europe » ne se fera pas entendre.
Il s’agit là d’exigences de long terme et de processus « subjectifs » lents et difficiles, alors que les situations objectives dont j’ai évoqué les conséquences négatives (depuis l’accroissement de la précarité sociale jusqu’à la pression d’insécurité) courent très vite… Je suis donc prêt à reconnaître qu’une telle situation ne diffère pas substantiellement d’une « désintégration » si l’on a en vue une idée de l’Europe comme corps politique ou fédération de type nouveau. Et cependant je soutiens plus que jamais la nécessité de prendre le temps, au cœur même de l’urgence, pour élaborer, formuler et discuter les questions stratégiques en vue de l’avenir commun des peuples européens, considérés dans leur grande masse et dans la diversité de leurs composantes.
Ces questions concernent indissociablement :
(1) le blocage démocratique dont je pense avec Yanis Varoufakis qu’il traverse et conditionne tous les autres phénomènes de crise [19] - à quoi j’ajouterai qu’il est principalement verrouillé par la colonisation des pouvoirs de représentation nationaux et supranationaux par une seule classe politique professionnelle, ce que Peter Hallward appelle provocativement le « single party state » en Europe ;
(2) la place de l’Europe dans le nouveau « monde » du 21èmesiècle, ce qui implique aussi bien l’orientation du néocapitalisme financier vers « l’accumulation par dépossession » (Harvey) ou l’économie des « expulsions » (Sassen)[20] que le déclin relatif de l’hégémonie des USA au profit de la Chine, l’économie de violence généralisée et l’influence du changement climatique sur le mode de vie et les mouvements des populations. Aussi longtemps que l’Europe comme telle ne définira pas une position propre sur le cours de la mondialisation qui mette au premier plan des impératifs de civilité et de réduction des inégalités planétaires , elle n’aura évidemment aucune chance de maîtriser si peu que ce soit ses propres problèmes internes et de se « construire » ; enfin
(3) la forme que doit prendre en Europe même le conflit idéologique interne aux aspirations populistes - ou ce que j’ai appelé dans le livre, après rectification de ma terminologie initiale, le conflit du « populisme », dominé par une représentation nationaliste de la souveraineté et du « contre-populisme », à la recherche d’une convergence et d’une cristallisation idéologique des multiples formes sous lesquelles se fait valoir l’exigence d’une citoyenneté active, à partir des mouvements autonomes dans la société civile aussi bien que des revendications d’élargissement et de moralisation du fonctionnement de l’Etat.
Je risquerai la formule suivante : l’Europe altermondialisatrice est le facteur déterminant en dernière instance, le déblocage démocratique est l’objectif politiquement décisif, mais la réfutation active du populisme nationaliste et l’invention d’un discours populaire qui ne se contente pas de lui opposer l’arrogance technocratique et la perpétuation des privilèges acquis, est la condition « subjective » de ce déblocage. C’est à cette alternative que devraient, selon moi, contribuer en priorité les intellectuels de la gauche critique européenne.
[1] Préface pour l'édition italienne (à paraître à l'automne 2016 chez l'éditeur Bollati-Boringhieri de Turin) de Europe, crise et fin? (Editions Le Bord de l’Eau, Bordeaux)
[2] Cf. Per Yann Le Floch / Commission européenne : Union européenne. Perspectives macroéconomiques pour 2016-2017, 17/05/2016 (http://www.bsi-economics.org/627-union-europeenne-perspectives-macroeconomiques-pour-2016-2017).
[3] Voir par exemple Andrea Baranes : « Se la democrazia si piega ai diktat di questa finanza », 25/07/2016, http://www.sbilanciamoci.org/2016/07/se-la-democrazia-si-piega-ai-diktat-di-questa-finanza/
[4] Dans l’article introductif du récent numéro spécial « Migrations et asile : l’Europe à l’épreuve » de la revue de la Ligue des Droits de l’Homme (Après-Demain, n° 39, juillet 2016), la grande spécialiste française Catherine Wihtol de Wenden souligne à juste titre que ce qu’on appelle « crise des réfugiés » est en réalité une « crise de l’accueil des réfugiés », et donc une crise de la solidarité.
[5] Dans un article publié en France par le Journal Libération du 02/03/2016 (auquel le ministre de l’intérieur français M. Bernard Cazeneuve a répondu le 07/03/2016 dans le même journal), j’ai souligné la « contribution » que la France avait apportée au sabotage de l’initiative allemande et à la destitution de l’asile en Europe. Je notais en particulier que Viktor Orban et Manuel Valls étaient les deux chefs de gouvernement européens à s’être rendus à Munich pour s’exprimer publiquement contre la politique d’accueil de la Chancelière, et soutenir ses adversaires en Allemagne même.
[6] Je pense aux prises de position de la Présidente du parti allemand Die Linke, Sahra Wagenknecht (il est vrai répudiées par d’autres porte-paroles de son parti) : http://www.spiegel.de/politik/deutschland/linke-sahra-wagenknecht-provoziert-meist-folgenlos-warum-a-1104980.html
[7] La plus massive et la plus continue de ces interventions est évidemment l’intervention américaine (qui n’a pas commencé en 2003). La France, la Grande Bretagne et la Russie jouent également sur certains théâtres un rôle important (à la fois par des expéditions militaires et par des fournitures d’armes). La politique israélienne qui entraîne de très grandes destructions et cristallise de très grandes passions idéologiques, peut, suivant les points de vue, être considérée comme une intervention « occidentale » permanente, ou comme l’un des multiplicateurs de violence internes à la configuration politico-religieuse du Moyen-Orient.
[8] Le Premier ministre français Manuel Valls, dans un moment de lucidité, avait parlé le 20 janvier 2015 d’une situation « d’apartheid territorial, social, ethnique » dans certaines banlieues françaises.
[9] Nathalie Nougayrède: « Once-expanding EU prepares to contract for the first time in its history », The Guardian, Friday 22 July 2016.
[10] E. Balibar : « Brexit, un anti-Grexit », Libération, 27 juin 2016.
[11] Les entretiens « préliminaires » que la nouvelle Première Ministre britannique, Theresa May, a conduits en juillet 2016 avec Angela Merkel et François Hollande, ont confirmé malgré le « langage diplomatique » l’étendue de la divergence entre les deux gouvernements. De son côté le « Groupe de Višegrad » réuni le 21 juillet a pris les devants en proclamant que la Commission « n’avait pas tiré toutes les conséquences du referendum britannique », qui impliquent à ses yeux de réduire les compétences communautaires aux questions de sécurité, mais aussi de confirmer la liberté de circulation dont bénéficient les travailleurs d’Europe de l’Est dans l’ensemble de l’Union (voir Le Monde du 23 juillet 2016).
[12] Parmi les meilleures descriptions de cette manipulation de l’idée de « souveraineté populaire », on lira l’article de Peter Hallward : « The Will to Leave ? » (https://www.jacobinmag.com/2016/06/brexit-eu-uk-leave-farage-johnson-lexit-referendum-vote-sovereign-will/)
[13] J’ai plusieurs fois insisté sur le fait que la continuité de la « construction européenne » depuis la fondation du Traité de Rome est fictive. Il est vrai cependant que la crise actuelle rend pratiquement impensable une « reconstruction » ou « refondation » qui ne comporterait pas le renversement de certaines formes institutionnelles et de certains principes directeurs inscrits dans les Traités. Or chacun sait qu’il n’existe sur ce point aucune unanimité. Voir aussi mon article : « The Rise and Fall of the European Union: Temporalities and Teleologies » (Constellations, 21 (2), 2014).
[14] Wolfgang Streeck: « Ist der Brexit denn wirklich so schlimm ? », Die Zeit, 02 Juli 2016; Ivan Krastev: „Le scénario noir d’une désintégration de l’Union européenne“, Le Monde, 11.07.2016.
[15] The End of the Eurocrats’ Dream. Adjusting to European Diversity, edited by Damian Chambers, Markus Jachtenfuchs and Christian Joerges, Cambridge University Press 2016.
[16] Luciana Castellina: Manuale antiretorico dell’Unione Europea. Da dove viene (e dove va) quest’Europa, 2016 manifestolibri, Roma; „Die Spieler treten ab“, Ein Gespräch mit Jürgen Habermas über den Brexit und die EU Krise. Interview: Thomas Assheuer, Die Zeit, 7 Juli 2016.
[17] Un sondage d’opinion en contredit toujours un autre, mais il est intéressant de noter que l’annonce du « Brexit » - salué par certains leaders politiques à droite et à gauche comme un « avertissement des peuples » à la classe dirigeante européenne - n’entraîne pas du tout une vague d’enthousiasme et d’émulation. Sans doute y a-t-il autant d’inquiétude quant aux conséquences d’une désintégration que de désaveu pour les politiques menées et les modes de gouvernement. Voir l’enquête de l’IFOP rapportée par Le Monde du 15.07.2016 : « L’euroscepticisme en déclin, même à l’extrême droite ». Il semble que se reproduise à l'échelle de l'Europe un double bind comme celui dans lequel s'est trouvé pris il y a un an le gouvernement de Syriza en Grèce.
[18] La Commission européenne a encouragé de toutes ses forces l’intransigeance des gouvernements italien et français (« Jobs Act » de Matteo Renzi, « Loi El Khomri ») qui ont entrepris dans la dernière période de démanteler les protections des salariés contre la précarité de l’emploi, à l’exemple des législations Hardt-Schröder en Allemagne. Mais au lendemain du referendum anglais, elle a annoncé son intention de revoir la « Directive Bolkenstein » qui symbolise la dérégulation du droit du travail en Europe, et elle a fait savoir que les gouvernenemts Espagnol et Portugais ne seraient pas « sanctionnés » pour contrevenir à la « règle » du maximum de déficit budgétaire de 3 %.
[19] Voir le site de l’initiative DIEM25 de Yanis Varoufakis : https://diem25.org/author/yanis/
[20] Voir David Harvey: The 'new' imperialism: accumulation by dispossession, Socialist Register, 2004/40: 63-87 ; Saskia Sassen : Expulsions. Brutality and Complexity in the Global Economy, Harvard University Press 2014.
https://blogs.mediapart.fr/ebalibar/blog/010816/europe-moment-destituant-moment-constituant
De l’autre on pourra y lire une tentative, combinant plusieurs instruments intellectuels, pour élaborer la problématique théorique qui permettrait d’articuler le diagnostic du « moment actuel » avec une réflexion stratégique de plus longue portée, dessinant des alternatives, évaluant des rapports de forces, nommant des objectifs à atteindre pour faire advenir ce que j’ai appelé une autre Europe, porteuse d’égalité et d’espérance pour les individus et les peuples qui la composent. Ces deux types d’analyse évidemment se recoupent, ils se nourrissent l’un l’autre, et ils ont pour arrière-plan une même réflexion générale sur le moment historique dans lequel, pour nous Européens de longue ou de fraîche date, se trouve aujourd’hui la politique, telle que la bouleverse l’avènement, avec la « mondialisation », d’un capitalisme de type nouveau et d’une nouvelle configuration géopolitique.
Les événements qui figurent dans une chronique sont appelés à changer de sens avec le temps – parfois très rapidement. Ils sont suivis par d’autres, d’une façon qui demeure largement imprévisible, même si on découvre après-coup des correspondances et des continuités. Il faut donc en renouveler périodiquement l’interprétation et se demander quelles nouvelles dimensions de la crise sont venues au jour. Et de son côté, une problématique stratégique est essentiellement réfutable.
Comme dit une formule célèbre (attribuée à divers auteurs) « on s’avance et puis on voit ». Ce qui veut dire aussi qu’il faut prendre le risque de se tromper pour espérer comprendre. C’est ce que je me suis risqué à faire au cours de ces dernières années, avec les informations et les moyens d’analyse dont je disposais ou que j’empruntais à d’autres participants de la discussion. Je me trouve aujourd’hui exactement au point que j’avais anticipé, au moins dans le principe : l’entrée de la crise dans une phase aiguë qui la rend irréversible. Mais avec des caractéristiques nouvelles dont je n’avais pas deviné le mode d’articulation, et qui n’en prescrivent toujours pas l’issue d’une façon univoque. Quels sont donc les éléments majeurs qui, au cours de la dernière période, entraînent cette double constatation ?
Le premier, c’est que malgré les contournements et les dénégations officielles, la « crise grecque » avec tout ce qu’elle révèle continue de figurer au premier plan des causes de paralysie de la société et de l’économie européenne, en dépit de la disproportion apparente entre la petite taille du pays et celle de l’ensemble européen.
Il est vrai que le gouvernement Tsipras, ayant été contraint de plier devant le diktat européen en juillet 2015, applique aujourd’hui fidèlement les instructions de la troika en matière de police des salaires et des retraites, de contrôle budgétaire et de privatisation d’entreprises, même s’il s’efforce de faire en sorte que cette politique d’austérité et d’expropriation des richesses nationales soit le moins injuste possible envers la partie la plus éprouvée de la population. Cependant, bien loin que cette politique permette au pays de relancer son économie (ce qui, d’ailleurs, n’est pas vraiment son objectif), celle-ci est au contraire plongée dans une récession profonde, le produit intérieur brut est tombé loin derrière ce qu’il était avant le début de la crise (2008), le chômage (en particulier celui des jeunes) reste tout aussi massif, et la fraction de la population vivant au-dessous du seuil de pauvreté ne cesse d’augmenter. En regard il faut mettre le fait que la troika continue de refuser (ou de remettre à un avenir indéterminé) la restructuration de la dette publique, pourtant réclamée avec insistance par le FMI lui-même, et que les crédits promis, versés au compte-goutte, ne servent à aucun programme de redressement national, mais sont à peu près intégralement absorbés par des services d’intérêts ou des remboursements de prêts antérieurs – autrement dit récupérés par le système financier.
En clair, les « contribuables européens », si tant est qu’ils payent directement ou indirectement pour ces crédits, continuent de subventionner les banques… La question qui se pose alors est celle-ci : quel rapport faut-il établir entre cette stratégie destructrice (dont, avec d’autres, j’ai dit qu’elle s’apparentait à une « vengeance » politique prolongée) et les perspectives déprimantes de l’économie européenne dans son ensemble, qui accentuent son retard dans la conjoncture mondiale ?[2] La « punition » de la Grèce n’est pas, bien sûr, le moteur de la crise générale qui se perpétue de façon larvée, mais elle manifeste de façon hautement symptomatique les deux caractéristiques interdépendantes soulignées par les économistes « critiques » : d’une part le retour aux pratiques financières spéculatives qui sont à l’origine du krach de 2008, d’autre part l’inefficacité de la méthode de fourniture de liquidités à bas taux par la Banque Centrale Européenne (dite de « quantitative easing ») pour relancer l’emploi et réduire les inégalités.[3] Il devient de plus en plus clair que, si aucune « sortie de crise pour la Grèce » n’est possible sans un changement des orientations économiques et idéologiques européennes (qui servent, évidemment, des intérêts corporatifs bien précis), inversement aucune « nouvelle politique économique » pour l’Europe n’est possible sans une rupture avec les méthodes et les règles qui sont aujourd’hui appliquées en Grèce.
Si nous passons à l’autre question qui a occupé une place centrale dans le diagnostic de décomposition du projet politique européen proposée dans ce livre (et au même moment par d’autres commentateurs), à savoir le développement de la « crise des réfugiés », le diagnostic n’est pas plus encourageant.[4] Ainsi que je le craignais, faute de conditions favorables, la juste initiative prise à l’automne 2015 par la Chancelière allemande Angela Merkel est en train de se retourner en son contraire, même s’il reste acquis – pour l’instant – qu’un million de réfugiés du Moyen Orient (principalement Syriens) ont été accueillis en Allemagne et sont en cours d’installation dans le pays. Cela tient à des facteurs internes et externes.
D’un côté, les forces xénophobes (et, notamment, islamophobes) qui travaillent l’opinion publique européenne se sont renforcées en exploitant les difficultés d’intégration et les risques d’insécurité qui, même à la marge, pouvaient être reliés à la présence des réfugiés : ainsi les violences sexistes du Nouvel An 2016 à Cologne ( même si – notons-le – toute la lumière n’a toujours pas été faite sur leur déroulement exact), et surtout, plus récemment, l’implication de réfugiés dans des crimes terroristes commandités ou non par l’Etat Islamique.
De l’autre, les conflits intereuropéens à propos de la répartition des « quotas » de réfugiés entre pays et du principe même de l’ouverture des frontières, favorisés par le caractère unilatéral des décisions allemandes et la méthode bureaucratique mise en œuvre par la Commission Européenne pour en « gérer » la résolution, ont abouti à un triomphe de fait de la politique du refus prônée par les régimes ultra-nationalistes (Pologne, Hongrie) ou les pays spécifiquement hostiles aux migrations et aux migrants (Autriche, Danemark, Pays-Bas…). On en a vu les conséquences pratiques sous forme de nouveaux drames humanitaires (dans les Balkans comme à Calais). [5] Ils mènent tout droit vers un reniement du droit d’asile par l’Union européenne dont, à long terme, sa légitimité démocratique sortira fortement diminuée. Il importe cependant de ne pas oublier la résistance à cette destitution de l’asile qui est opposée par de nombreuses associations de citoyens et par certaines villes, grandes ou petites, membres du réseau des « villes-refuges » (Lampedusa, Lesbos, Athènes, Barcelone, Grande-Synthe, peut-être Paris si les initiatives annoncées par sa municipalité sont suivies d’effet).
En sens inverse, on observe non seulement une consolidation du « front anti-immigrants » et « anti-réfugiés » à l’échelle européenne, mais une tendance inquiétante de certains représentants de la « gauche radicale » à rejoindre ce front.[6]
L’exemple le plus désastreux (et, à terme, le plus lourd de conséquences) de ce renversement de tendance, est constitué par l’accord de refoulement des réfugiés négocié par la Chancelière Merkel et le Premier Ministre Erdogan, puis adopté par l’UE et la Turquie en mars-avril 2016. Non seulement, comme l’a fait immédiatement observer le Secrétaire Général des Nations Unies, cet accord contrevient aux conventions internationales sur le droit d’asile, mais on voit aujourd’hui – après le coup d’Etat militaire manqué du 15 juillet 2016 en Turquie et le « contre-coup d’Etat » civil qui l’a immédiatement suivi – qu’il va mener, soit à la compromission de l’Europe avec un régime dictatorial à ses frontières (d’où proviendront d’autres réfugiés), soit à une intensification de l’insécurité et des catastrophes humanitaires en Méditerranée. Surtout, ce qui est mis ainsi en évidence, c’est l’étroite imbrication de la crise des réfugiés et de l’asile avec la situation de guerre qui se perpétue au Moyen Orient et dans laquelle la politique européenne est de plus en plus profondément impliquée, en particulier – mais non uniquement – à travers le développement du terrorisme islamique et de ses contrecoups.
Cette situation appelle une réflexion spéciale qui ne se limite pas à la question des réfugiés, même si ceux-ci figurent au premier rang des victimes et des otages d’une nouvelle économie de violence généralisée. Les réfugiés (et une bonne partie des migrants, car il est décidément impossible de tracer une ligne de démarcation nette entre les deux catégories, sauf à imposer d’énormes discriminations) proviennent d’une immense zone de pauvreté, de guerres nationales, ethniques et religieuses, d’interventions postcoloniales, qui couvre une partie de l’Afrique, l’intégralité du Moyen-Orient, et s’étend jusqu’au cœur de l’Asie. Les causes en sont multiples puisqu’elles réactivent des haines collectives et des rivalités de puissances antérieures à la colonisation elle-même, ou construites sur ses décombres.
Les interventions des puissances du « Nord » - dont certaines puissances européennes – n’en ont certainement pas la responsabilité exclusive (comme le voudrait un discours « anti-impérialiste » simpliste) mais il serait parfaitement hypocrite de nier qu’elles contribuent à l’aggraver et à l’alimenter, sous forme économique aussi bien que militaire.[7] Inversement certaines des organisations terroristes surgies au Moyen-Orient à la faveur de la destruction de l’Etat irakien par l’intervention américaine de 2003 et de la guerre civile syrienne, instrumentalisée par les puissances « sunnites » et « shiites » en lutte pour l’hégémonie régionale, visent clairement à créer en Europe (particulièrement, pour l’instant, en France, en Belgique et en Allemagne) une situation d’insécurité permanente, si ce n’est de guerre civile, en instrumentalisant pour cela certains sujets désocialisés ou révoltés par les discriminations dont ils font l’objet.[8]
J’avais écrit dans l’envoi conclusif de mon livre (en décembre 2015) qu’une part essentielle de l’avenir de l’Europe (en pensant à la fois à ses populations et à ses institutions) dépendrait désormais de la façon dont elle réussirait à « exister » en face de la généralisation de la guerre. Mais cette « guerre » est à la fois déterritorialisée et dénaturée par rapport aux modèles classiques. Elle ne se définit pas par la présence d’un ou plusieurs ennemis, éventuellement hiérarchisés en fonction de leur dangerosité, en face desquels on pourrait construire une alliance ou instituer un commandement unique. S’il est vrai que l’Europe, au sens large, est impliquée dans l’économie de violences interdépendantes qui engloutissent la zone Méditerranéenne, dont elle a produit certaines des causes et dont elle ressent brutalement le contrecoup, tous les Etats et toutes les populations qui la composent ne sont pas affectées de la même façon par le terrorisme et ne donnent pas le même sens au mot de sécurité, qui est en train de devenir le nom « attrape-tout » d’une exigence universelle.
Pour les uns c’est une fin sociale qu’il faut se donner les moyens politiques d’approcher au plus près, pour les autres c’est un mode de gouvernement qui a une valeur en soi et qui justifie des transformations constitutionnelles dans un sens autoritaire, éventuellement discriminatoire. De telles transformations n’ont évidemment aucune chance de s’inscrire dans une « constitution de l’Europe », c’est pourquoi elles favorisent massivement les tendances « souverainistes » à la renationalisation de la politique européenne. Il en va de même, à un niveau pourtant plus modeste, des tentatives pour ériger un système de frontières imperméables, extérieures et intérieures, restreignant la liberté de circulation et faisant l’objet d’une protection militarisée à l’échelle continentale en renforçant le système Frontex.
Pour que l’état de guerre et d’insécurité puisse contribuer positivement à l’avancement de l’Europe comme projet politique, il faudrait au moins deux conditions improbables : que les questions de sécurité, et donc les causes de la violence et leur histoire, fassent l’objet d’une discussion publique collective, traversant les frontières, et que les Européens pris ensemble soient capables de s’assigner une fonction géopolitique, non seulement au sens d’une force d’appoint diplomatique ou militaire, mais au sens d’un programme de transformation des relations internationales et des « jeux » de puissance, en s’appuyant sur les potentiels d’émancipation et de démocratisation présents dans tout l’espace méditerranéen.
La dimension géopolitique est tout aussi insistante dans l’évaluation de la signification et des conséquences possibles du « Brexit », dernière en date des manifestations spectaculaires de la crise européenne en cours. Une commentatrice avertie a pu décrire le résultat du referendum britannique comme un tournant historique dans la mesure où, pour la première fois, l’extension du « territoire » de l’Union Européenne (qui est toujours allée de pair avec des transformations de son contenu institutionnel et politique), se renverse en diminution. Ce qui marque aussi, probablement, la fin des nouvelles tentatives d’élargissement.[9]
Cependant, dans l’article que j’ai publié aussitôt après le referendum britannique, je faisais observer que, dans la période récente, aucun referendum en Europe n’a été suivi des effets annoncés ou légalement prévus, et que le Brexit, ou du moins la forme exacte qu’il prendrait, n’était pas encore acquis. Tout semblait indiquer que « au terme d’une période de tensions, dont l’issue ne sera pas tant déterminée par les opinions publiques que par les fluctuations des marchés financiers (…) on proposera la fabrication d’une nouvelle géométrie du « système » des Etats européens, dans lequel l’appartenance formelle à l’Union européenne sera combinée avec d’autres structures ». J’ajoutais que de ce point de vue aussi la comparaison entre le Grexit et le Brexit pourrait s’avérer instructive : « la faiblesse de la Grèce, abandonnée par tous ceux qui, logiquement, auraient dû soutenir ses revendications, a mené à un régime d’exclusion intérieure ; la force relative du Royaume-Uni (…) conduira sans doute à une forme accentuée d’inclusion extérieure. »[10] Les manœuvres qui s’esquissent de part et d’autre depuis le vote du 23 juin ne semblent pas infirmer ce pronostic. Différents gouvernements européens (en particulier Français et Allemand, mais aussi ceux du Groupe de Višegrad qui ont déjà pris les devants) ont des visions divergentes, voire très opposées, de la façon dont devraient se dérouler les négociations à venir sur les nouvelles relations d’association entre la Grande Bretagne et l’Union Européenne, et sur le contenu de celles-ci (donc, par voie de conséquence, sur ce que deviendra, de facto, l’Union Européenne).[11]
Quant à la Commission de Bruxelles, il y a longtemps maintenant qu’elle n’a plus d’initiative propre, et le Parlement de Strasbourg devra comme toujours se contenter d’un rôle d’observateur. A beaucoup d’égards cet événement, révélateur de contradictions internes plus ou moins bien masquées jusque-là, forme le pendant historique du processus d’élargissement et de libéralisation à outrance engendré par la chute des régimes socialistes en Europe de l’Est après 1989. De la même façon, par conséquent, il faut attendre pour en interpréter les suites.
Je proposerai cependant trois hypothèses de travail :
- premièrement, la solidarité négative qui attache les unes aux autres les différentes « parties » de l’ensemble européen - dans le moment même où certaines opinions publiques se tournent contre la « construction européenne » et où le cadre institutionnel ne réussit plus à concilier les intérêts ou les jeux politiques contradictoires - se manifeste avec éclat dans la forme du double chantage qui va dominer les « négociations »: d’un côté l’UE peut refuser ou limiter l’accès au marché intérieur européen si les Britanniques refusent la liberté de circulation (contre laquelle s’est massivement prononcé le camp du « Leave ») ; de l’autre le Royaume Uni (ou peut-être seulement l’Angleterre, si l’Ecosse s’en détache, ce qui est très peu probable) a la possibilité d’intensifier encore le dumping fiscal auquel se livrent déjà toute une partie de ses dépendances qui fonctionnent comme paradis fiscaux et intermédiaires pour le blanchiment de l’argent sale. La symétrie des moyens de pression pour autant ne garantit aucunement la découverte d’un point d’équilibre, parce que chacun des deux partenaires est soumis à des pressions internes et externes dont il ne peut faire abstraction ;
- deuxièmement, dans la mesure où, parmi les multiples causes de la victoire du « Leave », une place importante est occupée par la traduction ou transposition nationaliste et xénophobe du mécontentement social accumulé depuis la grande désindustrialisation et précarisation de la classe ouvrière (ce qui est l’essence d’un certain « populisme »),[12] toute « neutralisation » des résultats du referendum destinée à préserver les intérêts de la City et des « villes mondiales » qui vivent de la position charnière occupée par le Royaume Uni entre l’espace européen et l’espace mondial, s’expose à produire des réactions violentes de la part des électeurs frustrés de leur « victoire », et propagera ailleurs en Europe le sentiment que la volonté des populations ne compte décidément pour rien. Les classes dirigeantes auront alors joué les apprentis sorciers : la gestion du « Brexit » accentuera le nihilisme politique, en dévalorisant à la fois le projet fédéral et l’idée de souveraineté nationale.
- enfin la nouvelle géométrie des appartenances (combinant de façon nouvelle l’UE proprement dite, la zone euro, le « grand marché » ou zone de libre-échange, la zone de libre circulation des personnes, le Conseil de l’Europe c’est-à-dire le ressort de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, etc.) confèrera inévitablement une importance accrue à l’OTAN, comme forme supérieure d’unification politique, en concurrence avec la Banque Centrale - d’autant que le renforcement de cette structure militaire est réclamé par une partie au moins des Etats-membres de l’Europe orientale et de la Scandinavie. Ceci ne sera pas sans conséquence, évidemment, sur les relations de l’UE avec la Russie post-soviétique, déjà tendues depuis quelques années par l’intensification du conflit entre le néo-impérialisme russe et l’expansionnisme de l’OTAN, mais ne fera pas non plus l’unanimité à l’Ouest : ni du côté de la France, qui a besoin de collaborer avec les Russes au Moyen-Orient, ni du côté de l’Allemagne, qui n’a jamais souhaité de confrontation avec la Russie au détriment de ses intérêts économiques. De ce côté-ci également l’impératif de « sécurité » s’avère rien moins que fédérateur.
Je le répète, tout ceci ne constitue que des hypothèses, peut-être des spéculations. Le détail des événements est moins que jamais prévisible dans la « zone des tempêtes » où nous nous situons désormais. On comprend néanmoins pourquoi, au-delà même de l’idée d’une crise existentielle, les discours prophétisant la fin de la construction européenne telle que l’avaient envisagée les mythiques « pères fondateurs » au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ont eu tendance à se multiplier. Ils s’accompagnent de propositions plus ou moins « révolutionnaires » pour transformer la fin en un nouveau commencement, mais qui se trouvent écartelées entre les pôles d’une refondation « par en haut » et « par en bas », aussi bien qu’entre les défenseurs d’une nouvelle légitimité supranationale et ceux d’une souveraineté invariablement attachée aux citoyennetés étatiques traditionnelles.[13]
Il existe au fond deux versions de ce discours de la « fin » (auquel je participe moi-même) : une version soft qui se concentre sur les aspects institutionnels ou, dans la terminologie aujourd’hui dominante, sur la gouvernance de l’Union européenne, en présupposant que le projet lui-même, dans sa « nécessité » historique, n’est pas fondamentalement remis en cause, et une version hard qui soulève l’hypothèse d’une « logique de désintégration » enclenchée par la combinaison des facteurs constitutionnels et des progrès du nationalisme dans les opinions publiques européennes.
De ce côté, dans la période récente, on trouve aussi bien les prises de positions de Wolfgang Streeck (qui, fondamentalement, y voit une évolution positive, parce qu’il pense que le fédéralisme européen, doublé de l’institution de la monnaie unique, est la cause fondamentale de l’imposition des politiques d’accroissement des inégalités sociales) que celles de politologues europhiles comme Ivan Krastev (pour qui, le retour à des Etats-nations n’entretenant entre eux que des relations « extérieures » étant fondamentalement impossible, « la désintégration de l’UE pourrait aussi entraîner celle de certains des Etats-membres ainsi que celle du système politique démocratique »).[14] Ce que j’appelle au contraire la version soft est assez bien résumé par le titre (et le contenu) de l’ouvrage collectif récemment publié par un ensemble d’éminents politologues européens : « The End of the Eurocrats’ Dream ».[15]
Je rangerai de ce côté , malgré tout ce qui les sépare, l’analyse de Luciana Castellina, pour qui le problème fondamental est celui de la démocratisation des politiques économiques, et celle de Jürgen Habermas, pour qui c’est la formation du « noyau fédéral » décidé à relancer le processus d’intégration et à surmonter les divergences croissantes entre pays fondateurs qui est la priorité stratégique.[16] Avec ces deux discours, nous avons d’une certaine façon l’arc entier des positions de la gauche réformiste européenne, entre sa branche plus « radicale » et sa branche plus « libérale », d’accord entre eux cependant pour mettre en cause les effets destructeurs de la fusion (ou de la confusion) entre capitalisme et démocratie.
Dans l’esprit de ce que j’ai moi-même appelé, suivant une inspiration gramscienne, une situation d’interregnum, et que je pourrais reformuler comme l’incertitude d’un moment destituant qui n’a pas encore dégagé les éléments (forces, lignes stratégiques) d’un moment constituant, je dirai pour ma part – prudemment – ceci.
La « désintégration » au sens fort du terme – comparable à ce qui s’était produit en 1989 pour l’autre grand projet de construction supranationale élaboré au cours du 20ème siècle en Europe - présupposerait l’addition de facteurs hétérogènes : non seulement l’aggravation (prévisible) du malaise interne (social, moral, démocratique) des nations européennes, engendré par les politiques néolibérales, et sa projection (plus aléatoire) sur l’intégration européenne considérée comme une menace existentielle par les populations (ce qui est le calcul des différents « populismes »)[17], mais le fait que des nations fondatrices adoptent majoritairement une stratégie de « sortie » de l’UE ou simplement de l’eurozone qui en est devenue le noyau. Madame Le Pen en rêve pour une France gouvernée par le Front National, mais le seul candidat économiquement possible à cet égard est en même temps politiquement le moins vraisemblable : l’Allemagne.
Quant à la « fin du rêve eurocratique », bien réelle, elle comporte deux aspects distincts : d’un côté le « rêve » lui-même (ou si l’on veut la capacité du projet européen de faire « rêver », c’est-à-dire, en termes politiques, imaginer, projeter l’avenir), de l’autre l’existence et la fonction des eurocrates - disons plus clairement de la technostructure européenne pseudo-fédérale en charge de la « normalisation » de la société européenne suivant les règles du « grand marché » et, plus ou moins contradictoirement suivant les conjonctures, de la mise en œuvre des « décisions » du système des Etats.
J’ai tendance à penser que ce dernier aspect est le plus immédiatement déterminant pour l’évolution de la crise, parce que l’Europe dans ses formes actuelles, avec les rapports de pouvoir qui y sont institutionnalisés, est devenue de fait ingouvernable. De sorte que, sous une forme larvée, on pourrait dire que la « fin » a déjà eu lieu, sans que pourtant personne s’en soit aperçu. Il s’agit d’une ingouvernabilité locale (particulièrement accentuée dans certains pays, mais de plus en plus nombreux : France, Espagne), et surtout d’une ingouvernabilité globale, qui tient à ce que la légitimité démocratique ne s’est pas cristallisée en institutions (elle aurait supposé une « révolution par en bas » dans la distribution des pouvoirs entre les instances exécutives et représentatives), cependant que les instances en charge d’une gouvernance « postdémocratique » (essentiellement la Banque Centrale Européenne) n’ont pas réussi à mener jusqu’au bout leur « révolution par en haut ». Et par-dessus tout peut-être, elle tient à ce que la puissance nationale virtuellement hégémonique en Europe – l’Allemagne – n’a décidément pas les moyens d’exercer une direction politique, que ce soit au moyen d’une contrainte monétaire et financière ou dans la forme d’un soft power idéologique, au milieu des différentes crises qui l’affectent elle-même et qui « tendent » ses relations avec ses voisins.
Le démos européen virtuel a ainsi été neutralisé dans sa constitution à la fois par la technocratie et par les classes politiques nationales qui monopolisent la représentation des citoyens européens, sans pour autant s’esquisser dans des mouvements sociaux convergents ou dans ce que j’ai appelé un « parti de l’Europe ». Entre les différents scénarios envisageables (et toujours sous-réserve de nouveaux chocs qui ne sont pas invraisemblables, qu’ils soient de nature financière ou sécuritaire), le plus probable à mes yeux demeure pour l’instant celui de l’inefficacité croissante du « processus européen », ou de son incapacité croissante à s’adapter à la conjoncture. Il en va ainsi en particulier pour ce qui concerne l’ajustement des politiques budgétaires à la nécessité de sortir de la récession (autrement dit de revenir du néolibéralisme dogmatique vers un certain keynésianisme) ou d’apporter des correctifs (jusqu’à quel point ?) à la dérégulation sauvage du marché du travail, désormais réclamés de différents côtés.[18] On assistera donc, selon toute probabilité, à une addition des politiques négatives, à la formation de « fronts du refus » (comme à propos de la question des réfugiés), plutôt qu’à la formation d’hégémonies alternatives, porteuses d’un projet de refondation, du moins aussi longtemps que des acteurs nouveaux n’entreront pas en jeu à l’échelle européenne, et qu’un autre « discours d’Europe » ne se fera pas entendre.
Il s’agit là d’exigences de long terme et de processus « subjectifs » lents et difficiles, alors que les situations objectives dont j’ai évoqué les conséquences négatives (depuis l’accroissement de la précarité sociale jusqu’à la pression d’insécurité) courent très vite… Je suis donc prêt à reconnaître qu’une telle situation ne diffère pas substantiellement d’une « désintégration » si l’on a en vue une idée de l’Europe comme corps politique ou fédération de type nouveau. Et cependant je soutiens plus que jamais la nécessité de prendre le temps, au cœur même de l’urgence, pour élaborer, formuler et discuter les questions stratégiques en vue de l’avenir commun des peuples européens, considérés dans leur grande masse et dans la diversité de leurs composantes.
Ces questions concernent indissociablement :
(1) le blocage démocratique dont je pense avec Yanis Varoufakis qu’il traverse et conditionne tous les autres phénomènes de crise [19] - à quoi j’ajouterai qu’il est principalement verrouillé par la colonisation des pouvoirs de représentation nationaux et supranationaux par une seule classe politique professionnelle, ce que Peter Hallward appelle provocativement le « single party state » en Europe ;
(2) la place de l’Europe dans le nouveau « monde » du 21èmesiècle, ce qui implique aussi bien l’orientation du néocapitalisme financier vers « l’accumulation par dépossession » (Harvey) ou l’économie des « expulsions » (Sassen)[20] que le déclin relatif de l’hégémonie des USA au profit de la Chine, l’économie de violence généralisée et l’influence du changement climatique sur le mode de vie et les mouvements des populations. Aussi longtemps que l’Europe comme telle ne définira pas une position propre sur le cours de la mondialisation qui mette au premier plan des impératifs de civilité et de réduction des inégalités planétaires , elle n’aura évidemment aucune chance de maîtriser si peu que ce soit ses propres problèmes internes et de se « construire » ; enfin
(3) la forme que doit prendre en Europe même le conflit idéologique interne aux aspirations populistes - ou ce que j’ai appelé dans le livre, après rectification de ma terminologie initiale, le conflit du « populisme », dominé par une représentation nationaliste de la souveraineté et du « contre-populisme », à la recherche d’une convergence et d’une cristallisation idéologique des multiples formes sous lesquelles se fait valoir l’exigence d’une citoyenneté active, à partir des mouvements autonomes dans la société civile aussi bien que des revendications d’élargissement et de moralisation du fonctionnement de l’Etat.
Je risquerai la formule suivante : l’Europe altermondialisatrice est le facteur déterminant en dernière instance, le déblocage démocratique est l’objectif politiquement décisif, mais la réfutation active du populisme nationaliste et l’invention d’un discours populaire qui ne se contente pas de lui opposer l’arrogance technocratique et la perpétuation des privilèges acquis, est la condition « subjective » de ce déblocage. C’est à cette alternative que devraient, selon moi, contribuer en priorité les intellectuels de la gauche critique européenne.
[1] Préface pour l'édition italienne (à paraître à l'automne 2016 chez l'éditeur Bollati-Boringhieri de Turin) de Europe, crise et fin? (Editions Le Bord de l’Eau, Bordeaux)
[2] Cf. Per Yann Le Floch / Commission européenne : Union européenne. Perspectives macroéconomiques pour 2016-2017, 17/05/2016 (http://www.bsi-economics.org/627-union-europeenne-perspectives-macroeconomiques-pour-2016-2017).
[3] Voir par exemple Andrea Baranes : « Se la democrazia si piega ai diktat di questa finanza », 25/07/2016, http://www.sbilanciamoci.org/2016/07/se-la-democrazia-si-piega-ai-diktat-di-questa-finanza/
[4] Dans l’article introductif du récent numéro spécial « Migrations et asile : l’Europe à l’épreuve » de la revue de la Ligue des Droits de l’Homme (Après-Demain, n° 39, juillet 2016), la grande spécialiste française Catherine Wihtol de Wenden souligne à juste titre que ce qu’on appelle « crise des réfugiés » est en réalité une « crise de l’accueil des réfugiés », et donc une crise de la solidarité.
[5] Dans un article publié en France par le Journal Libération du 02/03/2016 (auquel le ministre de l’intérieur français M. Bernard Cazeneuve a répondu le 07/03/2016 dans le même journal), j’ai souligné la « contribution » que la France avait apportée au sabotage de l’initiative allemande et à la destitution de l’asile en Europe. Je notais en particulier que Viktor Orban et Manuel Valls étaient les deux chefs de gouvernement européens à s’être rendus à Munich pour s’exprimer publiquement contre la politique d’accueil de la Chancelière, et soutenir ses adversaires en Allemagne même.
[6] Je pense aux prises de position de la Présidente du parti allemand Die Linke, Sahra Wagenknecht (il est vrai répudiées par d’autres porte-paroles de son parti) : http://www.spiegel.de/politik/deutschland/linke-sahra-wagenknecht-provoziert-meist-folgenlos-warum-a-1104980.html
[7] La plus massive et la plus continue de ces interventions est évidemment l’intervention américaine (qui n’a pas commencé en 2003). La France, la Grande Bretagne et la Russie jouent également sur certains théâtres un rôle important (à la fois par des expéditions militaires et par des fournitures d’armes). La politique israélienne qui entraîne de très grandes destructions et cristallise de très grandes passions idéologiques, peut, suivant les points de vue, être considérée comme une intervention « occidentale » permanente, ou comme l’un des multiplicateurs de violence internes à la configuration politico-religieuse du Moyen-Orient.
[8] Le Premier ministre français Manuel Valls, dans un moment de lucidité, avait parlé le 20 janvier 2015 d’une situation « d’apartheid territorial, social, ethnique » dans certaines banlieues françaises.
[9] Nathalie Nougayrède: « Once-expanding EU prepares to contract for the first time in its history », The Guardian, Friday 22 July 2016.
[10] E. Balibar : « Brexit, un anti-Grexit », Libération, 27 juin 2016.
[11] Les entretiens « préliminaires » que la nouvelle Première Ministre britannique, Theresa May, a conduits en juillet 2016 avec Angela Merkel et François Hollande, ont confirmé malgré le « langage diplomatique » l’étendue de la divergence entre les deux gouvernements. De son côté le « Groupe de Višegrad » réuni le 21 juillet a pris les devants en proclamant que la Commission « n’avait pas tiré toutes les conséquences du referendum britannique », qui impliquent à ses yeux de réduire les compétences communautaires aux questions de sécurité, mais aussi de confirmer la liberté de circulation dont bénéficient les travailleurs d’Europe de l’Est dans l’ensemble de l’Union (voir Le Monde du 23 juillet 2016).
[12] Parmi les meilleures descriptions de cette manipulation de l’idée de « souveraineté populaire », on lira l’article de Peter Hallward : « The Will to Leave ? » (https://www.jacobinmag.com/2016/06/brexit-eu-uk-leave-farage-johnson-lexit-referendum-vote-sovereign-will/)
[13] J’ai plusieurs fois insisté sur le fait que la continuité de la « construction européenne » depuis la fondation du Traité de Rome est fictive. Il est vrai cependant que la crise actuelle rend pratiquement impensable une « reconstruction » ou « refondation » qui ne comporterait pas le renversement de certaines formes institutionnelles et de certains principes directeurs inscrits dans les Traités. Or chacun sait qu’il n’existe sur ce point aucune unanimité. Voir aussi mon article : « The Rise and Fall of the European Union: Temporalities and Teleologies » (Constellations, 21 (2), 2014).
[14] Wolfgang Streeck: « Ist der Brexit denn wirklich so schlimm ? », Die Zeit, 02 Juli 2016; Ivan Krastev: „Le scénario noir d’une désintégration de l’Union européenne“, Le Monde, 11.07.2016.
[15] The End of the Eurocrats’ Dream. Adjusting to European Diversity, edited by Damian Chambers, Markus Jachtenfuchs and Christian Joerges, Cambridge University Press 2016.
[16] Luciana Castellina: Manuale antiretorico dell’Unione Europea. Da dove viene (e dove va) quest’Europa, 2016 manifestolibri, Roma; „Die Spieler treten ab“, Ein Gespräch mit Jürgen Habermas über den Brexit und die EU Krise. Interview: Thomas Assheuer, Die Zeit, 7 Juli 2016.
[17] Un sondage d’opinion en contredit toujours un autre, mais il est intéressant de noter que l’annonce du « Brexit » - salué par certains leaders politiques à droite et à gauche comme un « avertissement des peuples » à la classe dirigeante européenne - n’entraîne pas du tout une vague d’enthousiasme et d’émulation. Sans doute y a-t-il autant d’inquiétude quant aux conséquences d’une désintégration que de désaveu pour les politiques menées et les modes de gouvernement. Voir l’enquête de l’IFOP rapportée par Le Monde du 15.07.2016 : « L’euroscepticisme en déclin, même à l’extrême droite ». Il semble que se reproduise à l'échelle de l'Europe un double bind comme celui dans lequel s'est trouvé pris il y a un an le gouvernement de Syriza en Grèce.
[18] La Commission européenne a encouragé de toutes ses forces l’intransigeance des gouvernements italien et français (« Jobs Act » de Matteo Renzi, « Loi El Khomri ») qui ont entrepris dans la dernière période de démanteler les protections des salariés contre la précarité de l’emploi, à l’exemple des législations Hardt-Schröder en Allemagne. Mais au lendemain du referendum anglais, elle a annoncé son intention de revoir la « Directive Bolkenstein » qui symbolise la dérégulation du droit du travail en Europe, et elle a fait savoir que les gouvernenemts Espagnol et Portugais ne seraient pas « sanctionnés » pour contrevenir à la « règle » du maximum de déficit budgétaire de 3 %.
[19] Voir le site de l’initiative DIEM25 de Yanis Varoufakis : https://diem25.org/author/yanis/
[20] Voir David Harvey: The 'new' imperialism: accumulation by dispossession, Socialist Register, 2004/40: 63-87 ; Saskia Sassen : Expulsions. Brutality and Complexity in the Global Economy, Harvard University Press 2014.
https://blogs.mediapart.fr/ebalibar/blog/010816/europe-moment-destituant-moment-constituant
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