La
situation semble désespérante. L’offensive des droites et des extrêmes
droites occupe l’espace et les esprits. Elle s’étale dans les médias et
prétend exprimer la droitisation des sociétés.
Il
n’en est rien et rien n’est joué. Les sociétés résistent et les
contradictions sont à l’œuvre ; ce sont elles qui déterminent l’avenir.
Pour comprendre la situation, repartons de la citation de Antonio
Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair obscur surgissent les monstres » .
Dans
ce contexte, la stratégie des mouvements sociaux qui veulent porter un
projet d’émancipation doit articuler la réponse à l’urgence et la
construction d’un projet alternatif d’avenir. Ils doivent dans le même
temps lutter contre les monstres et s’inscrire dans la construction d’un
monde nouveau.
Le vieux monde se meurt
Les
chocs financiers de 2008 confirment l’hypothèse de l’épuisement du
néolibéralisme. Le réchauffement climatique, la diminution de la
biodiversité, les pollutions globales, confirment l’épuisement du
productivisme.
Des
hypothèses sont avancées sur un épuisement du capitalisme comme mode de
production hégémonique. Etant entendu que ce qui succèderait au
capitalisme ne sera pas forcément un mode juste et équitable ;
l’Histoire n’est pas écrite et n’est pas linéaire.
Au
Forum social mondial de Belém, en 2009, une convergence de mouvements ;
les mouvements des femmes, les mouvements paysans et les mouvements
écologistes et les mouvements des peuples amazoniens ont fortement
exprimé un nouveau point de vue.
Ils
ont affirmé que, s’il s’agit de redéfinir les rapports entre l’espèce
humaine et la Nature, il ne s’agit pas seulement d’une crise du
néolibéralisme ou du capitalisme, il s’agit d’une crise de civilisation,
celle qui depuis cinq siècles a mis en avant la modernité occidentale
et a conduit à certaines des formes de la science contemporaine.
La
situation est marquée par la permanence des contradictions. La crise
structurelle articule cinq contradictions majeures : économiques et
sociales, avec les inégalités sociales et les discriminations ;
écologiques avec la destruction des écosystèmes, la limitation de la
biodiversité, le changement climatique et la mise en danger de
l’écosystème planétaire ; géopolitiques avec les guerres décentralisées
et et la montée de nouvelles puissances ; idéologiques avec
l’interpellation de la démocratie, les poussées xénophobes et racistes ;
politiques avec la corruption née de la fusion du politique et du
financier qui nourrit la méfiance par rapport au politique et abolit son
autonomie.
La
droite et l’extrême droite ont mené une bataille pour l’hégémonie
culturelle, dès la fin des années 1970, contre les droits fondamentaux
et particulièrement contre l’égalité, contre la solidarité, pour les
idéologies sécuritaires, pour la disqualification amplifiée après 1989
des projets progressistes. Elles ont mené les offensives sur le travail
par la précarisation généralisée ; contre l’Etat social par la
marchandisation et la privatisation et la corruption généralisée des
classes politiques ; sur la subordination du numérique à la logique de
la financiarisation
Les nouveaux monstres
A
partir de 2011, les mouvements quasi insurrectionnels d’occupation des
places témoignent de la réponse des peuples à la domination de
l’oligarchie.
A
partir de 2013, l’arrogance néolibérale reprend le dessus et confirme
les tendances qui ont émergé dès la fin des années 1970. Les politiques
dominantes, d’austérité et d’ajustement structurel, sont réaffirmées. La
déstabilisation, les guerres, les répressions violentes et
l’instrumentalisation du terrorisme s’imposent dans toutes les régions.
Des courants idéologiques réactionnaires et des populismes d’extrême-droite sont de plus en plus actifs.
Les
racismes et les nationalismes extrêmes alimentent les manifestations
contre les étrangers et les migrants. Ils prennent des formes
spécifiques comme le néo-conservatisme libertarien aux Etats-Unis, les
extrêmes-droites et les diverses formes de national-socialisme en
Europe, l’extrémisme jihadiste armé, les dictatures et les monarchies
pétrolières, l’hindouisme extrême, etc.
Mais,
dans le moyen terme, rien n’est joué.
Il faut s’interroger sur ces monstres et les raisons de leur émergence.
Ils s’appuient sur les peurs autour de deux vecteurs principaux et
complémentaires : la xénophobie et la haine des étrangers ; les racismes
sous leurs différentes formes.
Il
faut souligner une offensive particulière qui prend les formes de
l’islamophobie ; après la chute du mur de Berlin, l’« islam » ayant été
institué comme l’ennemi principal dans le « choc des civilisations ».
Cette
situation résulte d’une offensive menée avec constance depuis quarante
ans, par les droites extrêmes, pour conquérir l’hégémonie culturelle.
Elle a porté principalement sur deux valeurs.
Contre
l’égalité d’abord en affirmant que les inégalités sont naturelles. Pour
les idéologies sécuritaires en considérant que seules la répression et
la restriction des libertés peuvent garantir la sécurité.
Le
durcissement des contradictions et des tensions sociales expliquent le
surgissement des formes extrêmes d’affrontement. Le durcissement
commence par celui de la lutte des classes et s’étend à toutes les
relations sociales.
Le milliardaire Warren Buffet déclare tranquillement « certains
doutent de l’existence d’une lutte des classes ; bien sûr qu’il y a une
lutte des classes, et c’est ma classe qui est en train de la gagner ».
La
financiarisation a creusé les inégalités et la caste des très riches
s’est restreinte. Les classes dites moyennes ont enflé, mais la
précarisation touche et insécurise une partie d’entre elles.
La volonté d’accumulation de richesses et de pouvoirs est insatiable.
Face à
cette démesure, on assiste à un refuge dans le retour du religieux en
espérant qu’il arrivera à tempérer les dérives insupportables. La
confiance dans une régulation par l’Etat est fortement atteinte. La
classe financière a réussi à subordonner les Etats.
Et le projet de socialisme d’Etat a sombré dans les nomenklaturas et dans les nouvelles oligarchies.
La
situation est instable. Comment croire qu’un monde où 62 personnes, 53
hommes et 9 femmes, possèdent autant que 3,5 milliards de personnes peut
durer indéfiniment.
La
volonté d’imposer la reproduction de la situation et la peur des
révoltes se traduisent par la montée de la violence, les répressions et
les guerres.
Mais,
il y a aussi une autre raison à la situation, c’est la peur de
l’apparition d’un nouveau monde. Les nouveaux monstres savent que leur
monde est en question ; pour sauvegarder leurs positions et leurs
privilèges, ils instrumentalisent la peur de l’avenir, la crainte du
bouleversement des sociétés qui va marquer l’avenir.
Le nouveau monde qui tarde à apparaître
Quel
est ce nouveau monde qui tarde à apparaître ? Un nouveau monde qui peut
faire peur aux nantis et que les mouvements sociaux hésitent à
percevoir.
La
proposition est d’être attentif aux révolutions en cours. Il y a
plusieurs révolutions en cours, mais elles sont inachevées. Et leurs
issues sont incertaines. Rien ne permet d’affirmer qu’elles ne seront
pas écrasées, déviées ou récupérées. Pour autant, elles bouleversent le
monde ; elles sont aussi porteuses d’espoirs et marquent déjà l’avenir
et le présent.
Ce sont des révolutions de longue période dont les effets s’inscrivent sur plusieurs générations.
Pour
illustrer ce propos, partons de cinq révolutions en cours, et qui sont,
rappelons le inachevées. Il s’agit de la révolution des droits des
femmes ; de la révolution des droits des peuples ; de la révolution
écologique ; de la révolution numérique ; de la révolution du peuplement
de la planète.
La
révolution des droits des femmes est la plus impressionnante. Elle remet
en cause des rapports millénaires. Les luttes pour les droits des
femmes ont toujours existé.
La
reconnaissance des droits des femmes a avancé énormément au cours des
quarante dernières années. On mesure progressivement les bouleversements
qu’elle suscite. Cette révolution est inachevée et entraîne des
résistances d’une très grande violence. On le mesure à la violence des
réactions de certains Etats à toute idée de la libération des femmes et à
la résistance dans toutes les sociétés à la remise en cause du
patriarcat.
La
révolution des droits des femmes a déjà suscité un grand changement dans
la stratégie des mouvements ; c’est le refus de subordonner la lutte
contre l’oppression des femmes à d’autres luttes. Leur refus de
considérer leur revendication comme une contradiction secondaire a été
reprise par tous les mouvements et traduit la reconnaissance de la
diversité des mouvements sociaux et citoyens.
La
révolution des droits des peuples est elle aussi marquante. Elle est
inachevée et en prise avec les tentatives de reconfiguration des
rapports impérialistes. La deuxième phase de la décolonisation a
commencé. La première phase, celle de d’indépendance des Etats a
rencontré ses limites.
La
deuxième phase est celle de la libération des peuples. Elle ouvre sur de
nouvelles questions avec les droits des peuples qui prennent
différentes appellations ; indigènes, premiers, autochtones. Elles
renouvellent la question des identités avec l’irruption des identités
multiples comme les a qualifié le poète Edouard Glissant. Elle
interpelle le rapport entre les libertés individuelles et les libertés
collectives.
La
révolution écologique en est à ses débuts. Elle bouleverse déjà la
compréhension des transformations et du sens du changement. Elle
introduit la notion du temps fini et la notion des limites par rapport à
la croissance illimitée. Elle remet en cause toutes les conceptions du
développement, de la production et de la consommation. Elle réimpose la
discussion sur le rapport de l’espèce humaine à la Nature. Elle
interpelle sur les limites de l’écosystème planétaire.
La révolution écologique est une révolution philosophique qui bouleverse les certitudes les mieux établies.
La
révolution du numérique est une part déterminante d’une nouvelle
révolution scientifique et technique, combinée notamment à celle des
biotechnologies. Elle ouvre de très fortes contradictions sur les formes
de production, de travail et de reproduction. Elle impacte la culture
en commençant à bouleverser des domaines aussi vitaux que ceux du
langage et de l’écriture. Pour l’instant, la financiarisation a réussi à
instrumentaliser les bouleversements du numérique, mais les
contradictions restent ouvertes et profondes.
La
révolution du peuplement de la planète est en gestation. Tous les grands
bouleversements historiques ont eu des conséquences sur le peuplement
de la planète. L’envisager permet d’éviter de qualifier les questions
des migrations et des réfugiés comme une crise migratoire qu’on pourrait
isoler et qui finirait par se résorber. Les changements dans le
peuplement de la planète prolongent les ruptures précédentes. Celle de
l’urbanisation et de l’armature urbaine mondiale avec la multiplication
des quartiers précaires.
Le
changement climatique ne va pas seulement accentuer les migrations
environnementales.L’élévation du niveau de la mer pourrait
atteindrejusqu’à un mètre d’ici à la fin du siècle. Selon les Nations
Unies, 60% des 450 aires urbaines de plus d’un million d’habitants en
2011, – soit quelque 900 millions d’individus –seraient exposées à un
risque naturel élevé.
La
scolarisation des sociétés modifie les flux migratoires. Les diplômés
qui partent restent en contact avec leur génération à travers internet.
Les autres alimentent les chômeurs diplômés, nouvelle alliance entre les
enfants des couches populaires et les enfants des couches moyennes.
Les
mouvements sociaux tentent d’articuler les luttes pour les droits à la
liberté de circulation et d’installation avec celles pour le droit de
rester vivre et travailler au pays. Ils vérifient que l’envie de rester
est indissociable du droit de partir.
La notion même d’identité est interpellée par l’évolution des territoires et par le métissage des cultures.
La nécessaire pensée stratégique
Les
mouvements sociaux et citoyens doivent adapter leur stratégie à la
nouvelle situation. Toute pensée stratégique se construit sur
l’articulation entre l’urgence et la construction d’un projet
alternatif. L’urgence, c’est la résistance aux nouveaux monstres.
Mais
pour résister, un projet alternatif est nécessaire.
Le projet alternatif commence à se dégager. Dès 2009, au Forum social
mondial de Belém dont il a été fait mention auparavant, la proposition
qui se dégage est celle d’une transition écologique, sociale,
démocratique et géopolitique.
Cette
proposition combine la prise de conscience des grandes contradictions
et l’intuition des grandes révolutions inachevées en cours.
Il faut insister sur l’idée de transition qui est souvent utilisée à
contre-emploi comme une proposition de temporisation.
La
proposition de transition ne s’oppose pas à l’idée de révolution, elle
est en rupture avec une des conceptions de la révolution, celle du grand
soir ; elle inscrit la révolution dans le temps long et discontinu.
Elle souligne que de nouveaux rapports sociaux émergent déjà dans le
monde actuel, comme les rapports sociaux capitalistes ont émergé, de
manière contradictoire et inachevée, dans le monde féodal.
Cette
conception donne un nouveau sens aux pratiques alternatives qui se
cherchent et qui permettent, là aussi de manière inachevée, de préciser
et de préparer un projet alternatif.
Une
des difficultés de cette période concerne cette articulation entre la
résistance et le projet alternatif. La lutte des classes est, sans
conteste, l’élément déterminant de la résistance et de la
transformation.
Encore
faut-il redéfinir la nature des classes sociales, de leur rapport et
des luttes de classes. Dans la conception dominante des mouvements
sociaux, la révolution sociale devait précéder et caractériser les
autres révolutions et libérations.
L’importance
des cinq autres révolutions en cours interpellent la révolution sociale
et le retard de la révolution sociale interpelle en retour les autres
révolutions.
Il nous faut revenir à l’urgence et à la résistance contre les monstres.
Tout en soulignant l’importance et la nécessité de construire un projet
alternatif. Il n’est pas secondaire de comprendre comment la peur du
nouveau monde agit sur l’apparition des monstres.
Prenons
un exemple avec un électeur de Trump, classe moyenne, blanc, dans les
Etats Unis profond ; quand il regarde autour de lui, il voit que les
indiens sont toujours là, que les noirs ne supportent plus le racisme,
que les latinos sont de plus en plus nombreux et parfois majoritaires et
que les femmes ne veulent pas se laisser faire. Il finit par voir que
son Amérique rêvée n’existera plus et il est prêt à prendre ses fusils
pour tirer !
En fait, les sociétés résistent plus qu’on ne pense à la droitisation des élites et des médias. On peut le vérifier.
En
Hongrie, le référendum contre les étrangers n’a pu être validé, car,
malgré les pressions, seuls 37% des hongrois-e-s sont allé-e-s voter
pour cette consultation.
En Pologne, les manifestations massives ont fait reculer ceux qui voulaient interdire tout avortement.
En France, deux tiers des français-e-s sont opposé-e-s à l’abrogation des lois pour le mariage pour tous.
Un
sondage dans 5 pays européens montre que, suivant les pays, 77 à 87% des
sondés sont pour renforcer les lois contre les discriminations et que
malgré le délire anti- migrants, 55 à 69% des sondés sont favorables à
la régularisation des sans-papiers disposant d’un contrat de travail.
Un
sondage d’Amnesty International dans 27 pays a montré que, malgré les
discours anti réfugiés, dans 20 des 27 pays, plus de 75% des sondés sont
en faveur de l’accueil des réfugiés.
Quand
elles peuvent s’exprimer, les sociétés sont plus ouvertes et plus
tolérantes que ne veulent le faire croire les courants de droite extrême
et les médias que les relayent.
Mais,
cette résistance ne s’affiche pas, ne se traduit pas par une adhésion à
un projet progressiste, traduisant ainsi l’absence d’un projet
alternatif crédible. C’est moins « la droite » qui triomphe que « la
gauche » qui s’effondre.
Il nous faut donc résister, dans l’immédiat,pas à pas, et accepter de
s’engager dans le temps long.
Cette
résistance passe par l’alliance la plus large avec toutes celles et
tous ceux, et ils - elles sont nombreux-ses, qui pensent que l’égalité
vaut mieux que les inégalités, que les libertés individuelles et
collectives doivent être élargies au maximum, que les discriminations
conduisent au désastre, que la domination conduit à la guerre, qu’il
faut sauvegarder la planète.
Cette
bataille sur les valeurs passe par la remise en cause de l’hégémonie
culturelle du néolibéralisme, du capitalisme et de l’autoritarisme. Nous
pouvons démontrer que résister, c’est créer.
Pour
chacune des révolutions inachevées, à travers les mobilisations et les
pratiques alternatives, nous pouvons lutter pour éviter qu’elles ne
soient instrumentalisées et ne servent à renforcer le pouvoir d’une
élite, ancienne ou nouvelle.
Les
années qui viennent serons sans aucun doute très difficiles et les
conditions seront très dures. Mais, à l’échelle d’une génération, rien
n’est joué, tout devient possible.
Le 15 octobre 2016
*Gustave Massiah est l'un des animateurs du Conseil International du Forum Social Mondial
Source : http://pourlautogestionlereseau.blogspot.fr/2016/11/le-nouveau-monde-tarde-apparaitre-par.html
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