lundi 7 novembre 2016

Lettre ouverte aux ministres de la Justice et de l’Intérieur, par Noël Mamère

Lettre ouverte aux ministres de la Justice et de l’Intérieur après qu'un nouveau fichier, le TES (Titres Electroniques Sécurisés), regroupant les données personnelles de 60 millions de Français, a été instauré par décret le 30 octobre dernier. 

Messieurs les Ministres, 

J’apprends avec stupéfaction que le dimanche 30 octobre, veille de Toussaint, en catimini, votre gouvernement a créé par décret le fichier des «TES» (Titres électroniques sécurisés) qui regroupe les données sensibles de tous les citoyens français. 


Dans cet hyper fichier, figurent non seulement des informations sur l’Etat-civil de tous les Français âgés de plus de 12 ans, mais aussi des données biométriques sensibles : la couleur des yeux, la taille, l’adresse, la filiation des parents, la photo d’identité et, en principe, les empreintes digitales. 

En ayant accès à cette méga-base de données, l’appareil sécuritaire (police, gendarmerie, douanes et services de renseignement) disposera d’un outil de domination et de contrôle sans précédent. 

Nous sommes loin du prétexte de la contrefaçon des pièces d’identité et des passeports, qui justifie la naissance de ce « monstre », car l’objectif affiché : « prévenir les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation», est tellement général qu’il ouvre la porte à tous les abus. 

Selon le Code de la sécurité intérieure, en effet, ces « intérêts fondamentaux » vont de la lutte contre « les atteintes à la forme républicaine des institutions » à « la criminalité et la délinquance organisées », en passant par les « violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique ». Ce décret est censé appliquer une loi adoptée en 2012, sous Nicolas Sarkozy, afin d’identifier les personnes - le fichier des « honnêtes gens » - à partir de leurs données, notamment les empreintes digitales, dans les procédures judiciaires. 

A l’époque, messieurs les ministres, avec d’autres députés socialistes dont François Hollande, vous aviez combattu ce sinistre projet et introduit un recours auprès du Conseil Constitutionnel. Ce dernier avait censuré une partie du texte, estimant qu’une telle base de données ne devait pas pouvoir permettre l’identification de personnes ; il avait été abandonné. 

Ce que la droite n’a pas réussi à faire passer par la porte de la loi, vous venez de l’introduire subrepticement, par la fenêtre du décret, dans le dos du Parlement, à l’écart de tout débat démocratique, comme si les questions de libertés devaient être soustraites au regard des représentants du peuple. 

Avec vos amis socialistes, vous nous aurez donc tout fait pendant ce quinquennat : après la déchéance de nationalité, l’état d’urgence permanent, la scandaleuse réforme du code de procédure pénale, qui relègue le juge, garant de nos libertés, à un rang de subalterne de la police et du préfet, la répression des militants syndicaux et écologistes, les menaces d’interdiction des manifestations syndicales ; après le bradage des promesses sur la fin des contrôles d’identité abusifs, l’impunité des policiers et des gendarmes dans la mort de Rémi Fraisse ou d’Adama Traoré et d’autres jeunes de quartiers; après la chasse aux Roms, aux sans papiers, la frénésie sécuritaire de votre gouvernement n’a plus de limites . 

Faut-il vous rappeler la loi de juin 2016, qui prévoit , notamment, la retenue administrative de quatre heures pour des vérifications de fichiers de personnes dont on soupçonne que « le comportement peut être lié à des activités terroristes », alors que les conditions d’une garde à vue ne sont pas réunies ? 

Quelques mois plus tard, ce fichier central aidant, ceux qui doutaient de nos protestations de l’époque ont la preuve que nous sommes en train de basculer dans une société de la suspicion généralisée et de la prédiction numérique. 

Cette dynamique, qui ouvre la voie à des pratiques de privations de liberté, non plus basées sur les seuls faits mais sur la présomption de culpabilité, nous rappelle des précédents fâcheux. 

Par exemple, le projet SAFARI, concocté par Jacques Chirac et qui, sous la pression de la gauche unie de l’époque, avait été contraint de l’abandonner. 

Par exemple, le FNAEG (fichier national automatisé des empreintes génétiques), créé en 1998 à des fins de répression des infractions sexuelles et devenu un outil d’identification criminelle généraliste avec la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure. C’est ainsi que l’on peut exiger des prélèvements ADN sur des faucheurs volontaires ou des syndicalistes ! 

La technique au service d’une dérive autoritaire. C’est exactement ce que prévoyait Jacques Ellul, en 1982, quand fut décidée la gestion informatisée de ces fichiers centraux : «Tout ceci est abominablement dangereux, et constitue un risque énorme pour la liberté individuelle, quelles que soient les mesures prises légalement, car précisément l’informatique permet de tourner avec la plus grande facilité tous les contrôles et toutes les restrictions ». 

Nous voilà donc entrés dans l’ère Orwelienne du « tous fichés », premier pas vers le « totalitarisme numérique » que dénoncent quelques voix encore trop rares tandis qu’on chante les louanges de la « société 2.0 ». 

Ce décret du 30 octobre est la cerise sur le gâteau d’un quinquennat qui aura sacrifié les idéaux d’égalité et de fraternité sur l’autel de la sécurité et porté atteinte à nos libertés. Là où on pouvait espérer une rupture avec le sarkozysme, vous préparez le lit de la droite qui, n’en doutons pas, se servira de ce fichier et en étendra ses fonctionnalités. 

En faisant le choix idéologique de numériser tous les citoyens, vous confirmez l’option délétère de l’état d’exception permanent, qui réduit l’identité sociale et culturelle des personnes à une sorte de « double numérique » figé et désormais assigné à la suspicion bureaucratique. Le choix du tout répressif et de la surveillance généralisée transforme l’Etat de droit en Etat policier, qui sacrifie sur l’autel d’une sécurité fantasmée, les fondements démocratiques de la République, notre bien commun. 

La fonction de la République est de protéger nos libertés. 

Pour toutes ces raisons, Messieurs les ministres, j’affirme mon désaccord avec ce décret scélérat et je demande qu’un débat urgent soit organisé au Parlement, une fois de plus dessaisi d’une question essentielle. 

J’appelle à la résistance à ce fichage généralisé, qui justifie et renforce les politiques de la peur, lesquelles deviendront permanentes si nous n’y prenons garde. 

Décidément, avec vos amis de la gauche dite « réformiste », vous nous aurez tout fait, y compris l’impensable. Nous ne pouvons plus vous croire. 

https://blogs.mediapart.fr/noel-mamere/blog/071116/lettre-ouverte-aux-ministres-de-la-justice-et-de-linterieur

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