Solidarité avec les victimes !
Les 13 novembre constitue un changement dans la
situation politique nationale et internationale. L’Etat islamique (EI, Daesh) a
encore frappé ; et plus fort encore. En janvier, les cibles étaient les
journalistes de Charlie Hebdo, la police et les juifs. Cette fois-ci,
c’est la jeunesse du pays qui est visée. Ils n’ont pas tué n’importe où et
n’importe qui : ils se sont attaqué aux jeunes, à la jeunesse sous toutes
ses couleurs, quelque soient ses origines, ses religions (ou absence de
religion), ses opinions politiques. Au moins 130 morts, plus de 350 blessés –
un millier au bas mot de témoins directs du carnage. Beaucoup d’entre nous ont
des proches parmi les victimes et, sinon, nous avons des amis qui en ont.
L’onde de choc, l’émotion, est profonde.
L’objectif poursuivi par les commandos de l’Etat
islamique ne fait pas mystère : fracturer par la terreur la société. Créer
une situation où la guerre des uns contre les autres s’impose ; où la peur
dresse d’infranchissables barrières entre les citoyennes et citoyens selon
leurs origines, leurs religions, leurs modes de vie, leurs identités – creuser
un fossé de sang au sein même de la religion musulmane, forcer les croyants à
choisir un camp. Qui n’est pas avec nous jusqu’à l’inhumain est contre nous, et
devient une cible « légitime ».
Les attentats de Paris ont été parmi les plus
sanglants perpétrés dans le monde par l’État islamique et autre mouvement
similaire, qui répondent à la même logique destructrice. Notre solidarité est
internationale, elle se tourne en particulier vers celles et ceux qui, en
d’autres pays, la combattent au péril de leurs vies : en Syrie et en Irak,
au Liban et à Bamako, au Pakistan et en Turquie.... Nous devons avant tout
affirmer notre compassion, notre identification, notre fraternisation avec les
victimes, avec leurs proches.
En un tel moment, nous continuons bien entendu
poursuivre la lutte de classes, à soutenir le combat de toutes et tous les
opprimés ; mais au-delà, nous défendons l’humanité contre la barbarie. La
dimension humaniste de l’engagement révolutionnaire reste pour nous une
boussole. Toute politique progressiste commence par l’indignation, l’émotion.
Elle ne se réduit pas, bien entendu, à celles-ci, mais tel est son point de
départ. N’opposons pas réfléchir à pleurer ! Ne parlons pas d’une langue
de bois, n’écrivons pas d’une plume glacée ! Ici et maintenant, aidons les
victimes et leurs proches, participons aux moments de deuil, aux minutes de
silence, aux manifestations de solidarité. Nous sommes dans ce mouvement – et
c’est de là que nous pouvons expliquer nos positions.
Les révolutionnaires se doivent de rejeter clairement
et nettement la barbarie fondamentaliste. Elle doit être combattue – par nos
méthodes, selon notre orientation et non celle de nos gouvernants –, mais elle
doit être activement défaite.
Sous le choc des événements, des organisations de
gauche, associations et syndicats ont plié devant l’appel à l’union
nationale ; d’autres comme en réaction ont tellement souligné les très
réelles responsabilités politiques et historiques de l’impérialisme occidental
que la dénonciation de l’Etat islamique en est devenue inaudible. Au fil des
jours, les prises de position se sont souvent clarifiées.
Tant mieux. Mais on
lit encore bien des articles jugeant que si les attentats « n’avaient
aucune excuse », il fallait avant tout prendre en compte « le
contexte » – l’analyse dudit contexte se réduisant pour l’essentiel à
l’énumération des méfaits impérialistes, on pourrait en conclure que les
mouvements fondamentalistes ne font que réagir à l’action des grandes
puissances et que nous devrions en quelque sorte leur accorder des
circonstances atténuantes. Il est nécessaire de lever toute ambigüité à ce
sujet.
Etrangement, bien des plumes de gauche dénoncent vigoureusement
les attentats fondamentalistes, mais se refusent à condamner nommément,
explicitement, les mouvements qui les commettent. Plus étrange encore, bien des
organisations qui n’hésitent pas à le faire (nommer les coupables, expliciter
leur caractère réactionnaire) n’en tirent aucune conséquence pratique. Quand on
en arrive aux tâches, le combat contre le terrorisme et contre ces
fondamentalismes n’est plus mentionné ; ce qui, soit dit en passant,
laisse à nos gouvernants le monopole des réponses spécifiques. Nous sommes
généralement d’accord pour nous attaquer aux impérialismes et à leurs guerres,
à une mondialisation capitaliste destructrice, aux inégalités et aux
discriminations, à l’idéologie du choc des civilisations, aux racismes – dont
l’islamophobie –, aux héritages du passé colonial, aux politiques sécuritaires
et états d’exception, aux appels à l’union nationale et à la paix sociale… A
certaines causes donc et aux conséquences des drames que nous vivons. Mais nous
devons aussi combattre l’influence de Daesh (entre autres) dans nos propres
sociétés et nous solidariser concrètement avec les résistances populaires dans
les pays du Sud déchirés par le fanatisme religieux – un devoir
internationaliste s’il en est ! Il y a là un « point aveugle »
dans une bonne part de la gauche radicale, même celle qui ne sombre pas dans un
« campisme » délétère. C’est pourquoi nous donnons de l’importance à
cette question dans notre contribution.
L’Etat islamique et autre mouvement similaire ne se
contentent pas de réagir ; ils agissent selon un agenda qui leur
est propre. Ce sont des acteurs politiques qui poursuivent des objectifs
déterminés. Il fait peu de doute que Daesh soit effectivement responsable des
attentats de Paris. Cette organisation a construit un protoÉtat sur un
territoire équivalent à celui de la Grande-Bretagne. Elle gère une
administration, accumule d’immenses richesses (évaluées à près d’1,8 milliards
de dollars), organise la contrebande de pétrole ou de coton. Elle mène des
opérations de guerre sur de multiples théâtres d’opérations, a recruté des
informaticiens du plus haut niveau… Elle n’est pas une marionnette ! Elle
est responsable de ces actes – totalement responsable des attentats
qu’elle commet en tant de lieux.
Cette responsabilité propre ne s’efface pas du fait
des responsabilités de l’impérialisme, aussi écrasantes soient ces dernières –
et depuis longtemps : des accords Sykes-Picot du début du XXe
siècle aux interventions actuelles des grandes puissances. On entend souvent
dire que sans l’intervention US de 2003 en Irak (qui a déstabilisé la région,
disloqué des Etats), Daesh n’existerait pas. Ce n’est vrai qu’en ce qui
concerne un enchaînement spécifique qui a conduit à la fondation de
l’Etat islamique tel qu’on le connaît. Autrement, c’est faux.
L’émergence des forces djihadistes ne découle pas mécaniquement de la seule
domination impérialiste, elle est le produit combiné de nombreux facteurs qui
vont de la faillite des gauches arabes (et européennes) jusqu’à la volonté des
bourgeoisies dans la région d’avoir de nouvelles forces contre-révolutionnaires
pour appuyer leurs ambitions régionales ou combattre la montée révolutionnaire
au sein du monde arabe. C’est aussi vrai concernant la montée des
fondamentalismes religieux en d’autres parties du monde, y compris dans des
pays qui n’ont rien connu de comparable à la guerre de 2003, comme l’Inde
(extrême droite hindouiste), la Birmanie (extrême droite bouddhiste) ou les
Etats-Unis (extrême droite chrétienne – puissante bien avant le 11 septembre,
2001 et fort proche de Bush).
Il y a une responsabilité impérialiste occidentale,
comme au lendemain de la guerre 14-18 (le traité de Versailles) dans la montée
du nazisme en Allemagne. Les antifascistes de l’époque n’ont pas manqué de le
rappeler systématiquement. Cependant, une fois qu’il a pris son envol, le parti
nazi a été dénoncé et combattu en tant que tel. Daesh a pris son envol…
Nous devons continuer à expliquer le contexte, mais
l’Etat islamique doit être appréhendé pour ce qu’il est, pas comme la
simple ombre portée de l’Occident. L’impérialisme contemporain, les politiques
néolibérales, la mondialisation capitaliste, les entreprises de recolonisation,
les guerres sans fin déchirent le tissu social d’un nombre croissant de pays,
libérant toutes les barbaries. Mais les fondamentalismes religieux sont eux
aussi de redoutables agents de la désintégration de sociétés entières. Il n’y a
pas en l’occurrence une « barbarie principale » (de l’Occident) qu’il
faudrait combattre aujourd’hui et une « barbarie secondaire » (Daesh
et consort) dont on ne devrait se préoccuper que dans un avenir indéfini.
L’inverse est tout aussi vrai : on ne doit pas fermer les yeux sur la
barbarie impérialiste et celle des dictatures « alliées » sous
prétexte de combattre la barbarie fondamentaliste. Il n’y a pas de hiérarchie
dans l’horreur. On doit défendre activement et sans attendre toutes les
victimes de ces barbaries jumelles, qui se nourrissent l’une l’autre, sous
peine de faillir à nos devoirs politiques et humanitaires.
Les fondamentalismes religieux ont souvent été
initialement soutenus par Washington au nom de la lutte contre l’URSS (en
Afghanistan, au Pakistan…) avant d’affirmer leur autonomie, voire de se
retourner contre leur parrain. Profondément réactionnaires, ces mouvements
n’ont rien de progressiste. Il n’y a pas « d’anti-impérialisme
réactionnaire » ! Ils veulent imposer un modèle de société à la fois
capitaliste et passéiste, totalitaire au sens fort du terme. Bien entendu, la
France est frappée en raison de sa politique moyen-orientale ou de son histoire
coloniale et post colonial. Mais lorsque Daesh massacre les Yezidis parce
qu’ils sont Yezidis, réduit des populations à l’esclavage, vend des femmes,
déstabilise le Liban, pousse aux extrêmes les violences interconfessionnelles
(notamment à l’encontre des chiites), quel est le rapport avec un supposé
anti-impérialisme ?
Tous les mouvements fondamentalistes n’ont pas les
mêmes bases, la même stratégie. Certains, comme l’Etat islamique, sont-ils
fascistes ? Ils n’entretiennent pas les mêmes rapports (complexes) avec
des secteurs des bourgeoisies impérialistes comme en Europe dans les
années 30, mais les reproduisent avec des secteurs des bourgeoisies de
« puissances régionales » comme au Moyen-Orient l’Iran, l’Arabie
saoudite, le Qatar, la Turquie… Ils attirent la « poussière
d’humanité » de sociétés en déliquescence aussi bien que des éléments des
« classes moyennes », d’une « petite bourgeoisie » d’un
salariat éduqué. Ils usent de la terreur « par en bas » pour imposer
leur ordre. Ils déshumanisent l’Autre et en font des boucs émissaires comme
hier les nazis des Juifs, Tziganes ou homosexuels. Ils éradiquent toutes formes
de démocratie et d’organisations populaires progressistes.
L’exaltation
religieuse occupe la même fonction que l’exaltation nationale dans
l’entre-deux-guerres et leur permet, en sus, de se déployer internationalement.
Il serait étrange que les convulsions provoquées par la mondialisation
capitaliste ne donnent pas naissance à de nouveaux fascismes, comme il serait
étonnant que ces derniers ressemblent trait pour trait à ceux du siècle
précédent. Il y a une différence avec les fascismes européens, c’est
l’imbrication de cette réaction intégriste totalitaire, de la crise de
dislocation d’Etats, et des rapports de domination impérialistes-économiques et
militaires qui encadrent la région. La lutte antiterroriste doit être menée par
les peuples de la région, et non par une coalition de puissances occidentales.
Une nouvelle intervention militaire des puissances impérialistes et de la
Russie, appuyée sur chacun de ses flancs, par les pays du golfe et par la dictature
syrienne, peut affaiblir Daesh sur le plan militaire, mais elle ne peut que
provoquer une réaction de rejet de tous les peuples sunnites de la région.
Les attentats du 13 novembre ont été avant tout commis
par des Français ou Franco-Belges – la France étant avec la Belgique deux des
pays d’où les départs pour la Syrie ont été les plus fournis. Il n’y a pas un
profil unique des personnes qui se rallient à l’Etat islamique. Elles peuvent
être de familles croyantes, musulmanes laïques ou non musulmanes : les
convertis récents, non arabes, sont assez nombreux. De même, elles peuvent être
issues de milieux très précarisés ou stables, avoir un passé de délinquant ou
pas. Dans certains cas, la « radicalisation » d’un individu est
l’aboutissement d’un long processus ; pour d’autres, il s’agit d’un
basculement brutal. Comme on pouvait s’y attendre, la plupart des hommes qui
ont commis des attentats en France proviennent de milieux particulièrement
défavorisés, ont connu la prison et ont été membres de gangs, mais pas tous.
Confrontés à cette pluralité des profils, nous ne pouvons nous contenter
d’explications simples, uniquement sociologiques (précarisation, racialisation
des rapports sociaux…) ou historiques (l’empreinte postcoloniale).
A la différence de radicalisations antérieures de la
jeunesse, celle-ci est très minoritaire et ne porte pas les mêmes aspirations
humanistes. L’Etat islamique se met lui-même en scène sous son jour le plus
cru : « venez couper des têtes avec nous ». L’armée française a
massivement torturé, notamment durant la bataille d’Alger, mais le gouvernement
et l’état-major niaient farouchement leurs crimes : pas d’appels
proclamant « Rejoignez, votre Grande Armée, venez torturer avec
nous » ! Daesh affiche explicitement un discours de haine et
d’exclusion de l’Autre (à l’instar des plus extrêmes des extrêmes droites). Il
n’y a pas d’analogie possible entre les départs actuels en Syrie et la
constitution des brigades internationales lors de la guerre civile espagnole –
ou la radicalisation des années 60.
Rien de banal dans tout cela ni dans le recours à la
terreur de masse. Prétendre que le terrorisme serait l’arme
« naturelle » des opprimés dans des guerres
« asymétriques », c’est ignorer les leçons des grands combats de
libération du siècle passé, des guerres révolutionnaires. Dans les luttes pour
leur indépendance ou contre l’impérialisme, en Indochine ou en Amérique latine,
les attentats terroristes ont été à l’époque rares et les mouvements concernés
ont généralement rapidement compris que le coût politique de telles opérations
était trop élevé – et posait bien des problèmes éthiques. En Algérie, le FLN, qui
s’était aventuré sur ce terrain a vite fait marche arrière, sous la pression de
certains de ses secteurs ou des mouvements de solidarité avec l’indépendance
algérienne.
Nous subissons les conséquences ultimes de la
« crise du politique », de la désocialisation inhérente à nos
sociétés néolibérales et de leur injustice croissante, de la défaite subie par
nos générations (les radicaux des années 60-70), de l’incapacité des gauches
dans nos pays à offrir une quelconque perspective radicale et à agir au sein
des populations précarisées. Nous touchons de ce fait à des domaines que la
plupart d’entre nous ne maitrisons pas : la psychosociologie, le rapport
entre fragilités identitaires individuelles et déliquescence du tissu social,
les quêtes adolescentes. L’Etat islamique offre une armure identitaire et du
pouvoir : pouvoir de la représentation, pouvoir des armes, pouvoir sur les
femmes, pouvoir de vie et de mort… Bien plus qu’un supposé anti-impérialisme,
c’est ce qui fait son attrait.
Ce sont des questions que nous devons intégrer plus
que nous ne l’avons fait jusqu’à maintenant ; et dont nous pouvons déjà
tirer quelques implications. Le combat antiraciste, aussi important soit-il, ne
suffit pas. A l’encontre de l’individualisme néolibéral et son anonymat (qui
connaît ses voisins ?) il faut favoriser, reconstituer, les lieux de
socialisation, du « vivre ensemble », de la mixité – et réintroduire
une réflexion de fond sur l’éthique de l’engagement et de la lutte.
Dans une telle situation, tous les racismes
constituent un danger mortel, dont le racisme d’Etat bien entendu, mais pas
seulement. Luttons contre ce qui peut alimenter les tensions
intercommunautaires, opposer les opprimés les uns aux autres que ce soient le
racisme anti-arabe ou la négrophobie, l’antisémitisme ou l’islamophobie, la
discrimination des Roms… – et pour cela, nourrissons une culture du vivre
ensemble, du respect des droits de toutes et tous.
Les derniers événements (13 novembre, attentats au
Sinaï contre l’avion de ligne russe…), ont précipité une évolution des
alliances que l’on percevait déjà avant, avec la formation d’une grande
coalition : intégration de la Russie, abandon des prétentions à
l’autonomie de la France, inquiétudes manifestées jusqu’en en Arabie saoudite
sur le déploiement de l’Etat islamique… En contrepartie, le régime Assad est
conforté alors qu’il est à l’origine de la crise syrienne et coupable des
crimes que l’ont connaît. Cela suffira-t-il à favoriser un accord temporaire
entre puissances régionales appartenant aux dits « blocs » sunnite et
chiite ?
Il est encore bien tôt pour mesurer toutes les
implications de ce tournant dans la situation internationale. Soulignons pour
l’heure les points suivants :
Les compromis entre Occidentaux et la Turquie ou le
régime Assad se feront au détriment des forces qui sur le terrain méritent le
plus notre soutien : Kurdes, Yezidis, composantes progressistes et non
confessionnelles de la résistance au régime. Il faut leur apporter notre
solidarité politique et matérielle et exiger qu’ils reçoivent notamment un
armement adéquat – ce dont les composantes progressistes de l’ASL n’ont jamais
bénéficié (et pourtant, elles résistent !) et ce dont les Kurdes
pourraient être privés, en particulier sur le front syrien. Force est de
reconnaître que nous n’avons jamais fait en France, en ce domaine, ce que nous
aurions dû.
L’intensification des bombardements de la coalition,
avec le prix exorbitant payé par les civils, risque de renforcer l’audience de
Daesh auprès d’autres composantes islamistes opérant en Syrie. Le résultat net
de cette politique serait alors de conforter à la fois le régime Assad et les
organisations fondamentalistes (à commencer par l’Etat islamique) ! Pour
éviter ce piège, il faut rompre avec la logique des grandes puissances :
aidons les forces populaires en Syrie, en Irak à poursuivre leur combat au lieu
de vouloir se substituer à elles, voire à les marginaliser plus encore.
Luttons donc contre la politique de guerre de nos
gouvernants, mais comprenons aussi la spécificité de ce conflit, bien différent
des guerres d’Indochine ou d’Algérie : le retrait des troupes françaises
ou américaines signifiait alors la fin des principales ingérences étrangères et
créait les conditions d’une victoire. Ce n’est pas le cas aujourd’hui au
Moyen-Orient : il resterait la Turquie, l’Iran (et le Hezbollah), l’Arabie
saoudite, le Qatar, l’Algérie, l’Egypte… Dans une géopolitique aussi complexe,
il nous faut écouter les mouvements que nous soutenons pour tenir compte de ce
dont ils ont besoin matériellement et politiquement. C’est aux peuples de
décider pas aux coalitions impérialistes. Mais, et c’est une dimension particulière
de cette guerre, les Kurdes comme les démocrates syriens ont demandé et demande
une aide sanitaire et militaire, y compris aux gouvernements occidentaux. Il
faut la leur donner. Pas de substitution à la décision et à l’autodétermination
des forces démocratiques syriennes et kurdes, mais aucune hésitation à les
aider et à faire pression sur nos gouvernements pour qu’ils répondent aux
appels qu’ils lancent.
Sur le plan international, l’hypocrisie des forces
occidentales doit être dénoncée : d’un côté, elles prétendent combattre le
terrorisme et de l’autre elles appuient des régimes comme ceux du Qatar, de
l’Arabie saoudite ou de la Turquie.
La coalition qui se constitue n’est en rien une
alliance « démocratique » contre une menace totalitaire. Outre nos
impérialismes « classiques », elle comprend la Russie de Poutine,
l’Arabie saoudite dont le régime est très proche du modèle de société prôné par
Daesh, le Qatar, la théocratie iranienne, la Turquie d’Erdogan… Quelle que soit
la nature de l’Etat islamique, toute analogie avec un « front démocratique
antifasciste » est invalide. Nous ne sommes ni avec la coalition, ni avec
Daesh, ni avec Assad. Nous sommes pour le droit à l’autodétermination des
peuples – dont le peuple palestinien –, contre toutes les barbaries.
Comme en janvier dernier après le massacre des
journalistes de Charlie, la mort du personnel de police, l’attaque de
l’Hypercacher [1], l’émotion a submergé le pays – ce qui est
évidemment parfaitement normal. Les actes islamophobes se sont multipliés, mais
ils sont le fait d’une frange seulement de la population. Les actes de
solidarité et de convivialité se sont aussi multipliés : grand sourire
dans le métro quand on croise un Magrébin, galanterie ostentatoire (même si
désuète) quand on s’efface pour laisser passer une femme voilée, réoccupation
des lieux de fêtes et de mixité, rejet des amalgames… Malheureusement, tous ces
gestes-là ne sont pas recensés et n’entrent pas dans les statistiques.
Comme en janvier, aussi, les politiques sécuritaires
sont plébiscitées, les forces de l’ordre applaudies. Or, plus encore qu’en
janvier, le gouvernement saisit l’occasion pour prendre des mesures
liberticides. Ce fut hier le cas de la loi sur le renseignement qui donne des
pouvoirs exorbitants aux services secrets. C’est maintenant le cas avec
l’instauration de l’état d’urgence, son durcissement par le Parlement, l’appel
du gouvernement français à ce que l’Union européenne suive avec, notamment, le
fichage des passagers prenant l’avion, et l’annonce par François Hollande d’une
réforme constitutionnelle.
La France est déjà dotée de deux régimes d’exception,
forgés notamment à l’occasion de la guerre d’Algérie : l’état d’urgence
(une demi-loi martiale qui libère les forces de l’ordre du contrôle judiciaire
et limite les libertés) et l’état de siège (une loi martiale intégrale donnant
les pleins pouvoirs à l’armée). Pourquoi cela ne suffit-il pas à nos
gouvernants ? Parce que le recours à l’état d’urgence, par exemple, est
limité dans le temps et demande un vote parlementaire – qui en l’occurrence fut
presque unanimement favorable : elle a été soutenue par la grande majorité
des socialistes, des Verts et des députés communistes. La réforme
constitutionnelle permettrait au gouvernement (ou au président ?) de
prendre plus librement des mesures d’exception – et de faire finalement de
l’exception la règle : intervention de l’armée en matière de police,
perquisitions arbitraires, détentions « préventives », interdiction
des manifestations ou grèves, censure de la presse, etc. Le texte de loi que
rédigera Hollande n’est pas encore connue, mais ses intentions sont claires. Le
régime deviendra de plus en plus autoritaire, la militarisation de société fera
un bond en avant.
Bon nombre de personnes s’inquiètent de ce qui se
passerait si Marine Le Pen et le Front national emportaient les élections (un
scénario qui ne relève pas de la politique fiction), mais ne se demandent pas
ce que les Hollande, Valls, Sarkozy ou autres en feront. Il est donc très
important de rappeler ce que les gouvernements « républicains » ont
fait par le passé – dont la torture en Algérie et l’adoption d’une loi
d’amnistie qui interdit de mettre en accusation ses auteurs (on ne peut
que les accuser d’apologie de la torture si, après-coup, il en défendent
l’usage), l’oubli médiatique du massacre des Algériens de Paris le 17 octobre
1961 (terrorisme d’Etat s’il en est), le putsch des généraux à Alger, de
multiples coups fourrés des services secrets, l’attentat contre le Rainbow
Warrior de Greenpeace (un mort, terrorisme d’Etat à nouveau), l’assassinat de
dirigeants kanaks, etc. En fait, l’ensemble des lois sécuritaires adoptées ces
dernières années et les dispositifs de surveillance mis en place permettront au
pouvoir quel qu’il soit de mener une guerre civile rampante quand il le
désirera. Enfin, au-delà de la marche au tout sécuritaire, il y a un calcul
politique. Hollande et Valls comptent sur l’état d’exception pour utiliser une
nouvelle fois l’arsenal bonapartiste et se hisser d’une certaine façon,
au-dessus des partis et des institutions. Opération qui vise à neutraliser le
bilan catastrophique des gouvernements depuis 2012 et à promettre au Parti
socialiste de meilleurs résultats électoraux. Pari des plus hasardeux. Hollande
et Valls peuvent jouer la carte sécuritaire, appuyée sur les institutions de la
Ve République, mais dans la situation politique actuelle où les
vents mauvais vont à droite et à l’extrême droite, ce sont ces forces qui
risquent de profiter de cette manœuvre.
Les résistances à la prolongation de l’état d’urgence
ont été très faibles dans la gauche parlementaire, mais plus importante à la
base (au sein du PCF par exemple, contre le vote de ses représentants) ou dans
le mouvement social et syndical : Solidaires, mais aussi la CGT.
Le moment politique présent est lourd de très grands
dangers. La démocratie politique a déjà été vidée de son contenu, les
assemblées élues n’ayant plus prise sur les principales décisions (qui relève
de l’Union, de l’OMC, des traités intergouvernementaux…). Ce sont maintenant
les libertés civiques, déjà sous contraintes, qui risquent de devenir une coque
vide. Le gouvernement veut pouvoir assigner la société à résidence. Or la
population n’en a pas conscience.
L’important est de lier entre eux les terrains de
résistance, de manifester notre solidarité avec les victimes du terrorisme,
donner les moyens matériels, politiques et militaires de survivre et de vaincre
aux peuples qui luttent pour leur liberté, d’aider les forces progressistes et
non confessionnelles qui luttent sur le terrain tout à la fois contre
l’obscurantisme sanguinaire, terroriste, de Daesh et celui du régime d’Assad
qui l’a tant favorisé. C’est arrêter d’engager des guerres et des bombardements,
arrêter de soutenir des régimes absolutistes et de promouvoir les injustices
sociales et politiques au Moyen-Orient comme ailleurs.
L’état des forces progressistes en France est assez
désastreux, mais, en ce moment clé, des points d’appui pour résister existent :
dans les sentiments de solidarité partagés au sein de la population, dans la
réaction de la jeunesse, dans le refus par bon nombre d’associations et
syndicats d’accepter des mesures liberticides, un régime permanent d’exception.
De quoi construire un front uni en défense des libertés ici et ailleurs, du
vivre ensemble, de la solidarité.
Pierre Rousset, François Sabado
* Article écrit pour le site Viento Sur. Pierre Rousset et François Sabado sont militants du NPA et responsables de la IVème internationale
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire