"Nous ne sommes pas du côté de la loi, mais de celui de la révolte !" Asli Erdogan
mardi 17 novembre 2015
La justice, pas « l’état de guerre », par Roger Martelli
L’horreur des massacres nourrit l’univers de la guerre. Or, couplée à la peur, l’obsession de la guerre mine un peu plus la démocratie. Ne rien faire face à la barbarie est impensable. Glisser vers l’état de guerre et le choc des civilisations est une folie. Que faire, donc ?
Le phénomène Daesh ne relève pas d’une rationalité classique. Il n’est pas à proprement parler le fruit des politiques occidentales, pas plus que le nazisme de l’entre-deux-guerres n’était le résultat du traité de Versailles qui humilia l’Allemagne meurtrie.
Mais si le fanatisme religieux a ses logiques internes, ses capacités d’expansion ne sont pas sans rapport avec une conjoncture. Or force est de constater que, pour des millions de personnes au Proche et Moyen-Orient, la politique occidentale provoque un ressentiment que les exaltés meurtriers de Daesh ou d’Al-Qaïda utilisent pour étendre leur emprise en la légitimant.
« L’état de guerre »
Si le combat contre l’horreur prend nécessairement une dimension violente, elle ne doit donc pas se structurer en état de guerre : parce que "l’État" islamique n’en est pas un ; parce que la guerre ne porte en rien de solution à ce qui crée le désordre d’une région et celle du monde ; parce que la guerre risque de ne faire rien d’autre que de nourrir la spirale d’un conflit sans issue. Installer un peu plus la notion de guerre n’est pas opportun.
Et que dire de la volonté, au nom d’une "guerre d’un autre type", de constitutionnaliser "l’état de crise" pour en faire un pivot du "régime politique" ? C’est inefficace en terme de sûreté publique et c’est mettre le doigt dans un engrenage où la République pourrait bien à terme se trouver broyée. À quoi bon ?
En octobre 2001, le Patriot Act aux États-Unis a imposé les notions "d’état de guerre", de "guerre contre le terrorisme", de "guerre globale contre la terreur". Elles ont justifié la méfiance généralisée, les restrictions des libertés et les interventions extérieures. Elles n’ont pas atteint leur objectif fondamental : Ben Laden, l’ancien ami des États-Unis, a été éliminé, mais Al-Qaida n’a pas disparu et Daesh a pris la relève.
La logique américaine s’inscrit elle-même dans une évolution plus longue qui se caractérise, entre autres, par deux traits. Le premier est idéologico-culturel : il se condense dans la conviction que la lutte des classes a laissé la place à la "guerre des civilisations", ces civilisations dont Samuel Huntington nous expliqua, en 1993, qu’elles ont à leur base un référent religieux – aujourd’hui, l’Islam contre l’Occident chrétien.
Le second trait est stratégico-diplomatique : l’extinction de la guerre froide n’a pas ouvert la voie à la régulation par l’ONU (comme on le croyait au tout début des années 1990) mais au retour du grand jeu des puissances.
Le désordre du monde est régulé aujourd’hui par le marché et la concurrence sur le plan économique, par la gouvernance sur le plan institutionnel et par l’équilibre des puissances sur le plan diplomatique. Or ce triumvirat, dans un contexte de mondialisation financière, est la source d’inégalités croissantes, de déséquilibres territoriaux et d’un ressentiment violent du côté des dominés et des exclus.
Le problème qui se pose à nous est que la France officielle a progressivement assimilé ces évolutions et n’aspire qu’à un recueillir les fruits. La diplomatie française a intégré la dimension de "guerre des civilisations" (Manuel Valls vient significativement de reprendre l’expression telle quelle à son compte). Elle a fait de l’atlantisme et de l’intégration dans l’Otan la base de sa politique de défense. Elle a choisi de donner à la France le rôle de force d’appoint dans l’institution d’une sorte de gendarme atlantique interventionniste. Elle n’a pas pris le parti de la Palestine. Elle a boudé les efforts de Barack Obama pour parvenir à un accord avec l’Iran.
En bref, à rebours des "politiques arabes" d’hier et de la volonté d’arbitrage, la France a choisi la philosophie de la Realpolitik. La base de fait de la politique française semble être ce que l’on appelle le "paradigme réaliste", dont les États-Unis ont fait naguère leur pivot et dont un politologue conservateur américain, Hans Morgenthau, a donné la définition, au début de la guerre froide.
« La société en général, écrivait-il, est gouvernée par des lois objectives qui ont leur racine dans la nature humaine [autour] d’instincts biopsychologiques élémentaires tels que l’instinct de vie, de reproduction et de domination. […] La politique internationale, comme toute politique, est une lutte pour la puissance. »
La responsabilité de la France
L’élimination de la violence fanatique relève d’un long combat, où la dimension militaire n’est qu’un volet d’un effort dont la logique ne peut se construire qu’autour de deux valeurs : justice et démocratie.
Pour ce qui est de la France, s’engager dans cette voie suppose une rupture radicale dans l’engagement international de la France. Cette rupture pourrait se mener sur trois axes principaux.
La France doit tout d’abord rompre avec la logique de la "guerre des civilisations" et avec son corrélat atlantiste. Elle doit à nouveau se désengager de l’Otan et agir pour que la concertation des efforts européens de défense se fasse à l’écart de tout dispositif "atlantique".
À l’échelle internationale, la philosophie du désarmement et la réduction des dépenses militaires sont restées lettres mortes. Or ces objectifs contribueraient à desserrer l’étau de la violence et à dégager des "dividendes de paix" si utiles pour colmater les brèches béantes d’un développement humain économe en ressources.
En se dégageant de l’Otan, la France peut devenir ou redevenir une force de paix et non une puissance comme les autres.
En second lieu, l’effacement de l’ONU fait partie des vecteurs majeurs du déséquilibre mondial. Une part du problème actuel tient à ce que l’exercice limité de la force, quand il s’avère nécessaire, ne dispose pas de la légitimité que seule une organisation internationale peut lui donner.
La France devrait donc agir, avec une détermination et une constance maximales, pour que l’ONU retrouve sa place et son poids dans l’arène internationale, ce qui suppose qu’elle soit restructurée en profondeur. Revalorisation et refonte de l’ONU devraient en effet se penser et se construire ensemble. Inclure la participation élargie des ONG et des mouvements sociaux pérennes à toutes les instances internationales, y compris économiques, est une attente. Revaloriser les instances de représentation des populations, dans un esprit de subsidiarité et non de hiérarchie des institutions, est une médiation.
Dans l’immédiat, la France devrait intervenir systématiquement pour que l’organisation internationale puise enfin être au premier rang dans le retour à l’équilibre au Proche et Moyen-Orient, dans l’affirmation d’un État palestinien, dans la recherche systématique de solutions négociées, dans le règlement des conflits régionaux sur la base des droits des individus et des peuples. Nous en sommes loin pour l’instant.
Enfin, tout cela n’a de portée véritable que si la "communauté internationale" s’astreint à un changement de ses finalités. Contrairement à ce que réclament depuis longtemps des ONG et des organismes internationaux, la croissance des indicateurs marchands prime toujours sur un développement des capacités humaines économe en ressources. Or le plus raisonnable serait de subordonner le premier terme à la réalisation du second.
À cet effet, les organismes financiers et bancaires devraient, dans toute architecture institutionnelle, occuper désormais une place seconde. Leurs missions et leurs structures devraient être réorientées en conséquence, et cela dans les plus brefs délais. En outre, dans l’accélération de la spirale inégalitaire depuis plus de trente ans, la dérégulation et la privatisation de tout l’espace social sont des facteurs déterminants, au nom de l’impératif de propriété. Il serait utile que cette tendance soit contredite.
La France de l’esprit public, celle des droits de l’homme élargis, des Constitutions de 1793, 1848 et 1946, pourrait porter dans l’arène internationale l’idée que la régulation par les droits et le service public devraient l’emporter sur les impératifs de la concurrence. Ce serait un apport efficace pour que les recommandations des organismes onusiens et des ONG en faveur de l’égalité ne restent pas des vœux pieux, ce qui attise la frustration et le ressentiment des démunis.
Notre propre responsabilité
Telles sont les pistes d’une logique publique qui n’est pas aujourd’hui celle de la France. Que l’on réponde au besoin de protection des populations, que l’on améliore l’efficacité de dispositifs existants, peuvent être des exigences reconnues. Mais voilà des années, depuis en fait la loi sur la sécurité quotidienne de novembre 2001, que l’arsenal législatif est transformé dans le sens d’une plus grande rigueur.
Et cela fait bien longtemps que les mesures de protection contre le terrorisme existent sur le territoire national. Tout cela a montré une bien faible efficacité et ce n’est pas en poussant encore plus loin l’extension infinie des dispositifs en cours que l’on parviendra à davantage de sécurité.
En réalité, le sécuritaire risque d’être bien plus efficace pour réduire l’espace des libertés que pour anéantir celui du terrorisme. Retrouver les voies d’une puissance publique efficace, hors de toute obsession sécuritaire, est ainsi une nécessité. Toutefois, à toutes les échelles de territoire sans exception, cet objectif est impensable sans mobilisation citoyenne pour l’impulser, le canaliser, l’évaluer et l’infléchir quand le besoin s’en fait sentir.
Ainsi, la "communauté internationale" n’est aujourd’hui rien d’autre que le jeu combiné des logiques économiques libérales et des rapports de puissance. Des forces existent pourtant qui pourraient peser dans le sens d’une réorientation radicale des finalités et des méthodes de l’action planétaire.
Des États cherchent à s’émanciper des règles drastiques édictées par les grands organismes financiers et les multinationales. Dans chaque pays, des associations et mouvements divers essaient d’esquisser une logique du commun contre les normes dominantes de la propriété et du pouvoir. Des ONG et des organismes internationaux attachés aux normes de sobriété et de développement humain se confrontent aux structures attachées aux logiques concurrentielles et à la gouvernance.
Enfin, malgré ses difficultés, l’altermondialisme reste un lieu de concertation et d’élaboration pour penser des alternatives globales.
Le problème est que ces quatre pivots possibles d’une relance ne parviennent pas encore à se coordonner. Sans cela, la maîtrise globale des institutions et du droit reste entre les mains de ceux qui contrôlent richesses, savoirs et pouvoirs. Dès lors, toute avancée partielle peut se trouver récupérée et contredite à terme.
S’il est une urgence, elle n’est pas de savoir laquelle de ces composantes alternatives doit jouer un rôle organisateur, mais comment permettre que convergent sciemment les efforts des uns et des autres pour faire mouvement. Ce serait l’honneur d’une politique refondée que de rendre possible cette convergence, contre tous les "réalismes" qui poussent à la guerre.
www.regards.fr
PS) Rédacteur de Regards, Roger Martelli est l'un des animateurs d'Ensemble!
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