Vendredi
13 novembre, toute une société fut, à Paris et à Saint-Denis, la cible
du terrorisme : notre société, notre France, faite de diversité et de
pluralité, de rencontres et de mélanges. C’est cette société ouverte que
la terreur voudrait fermer ; la faire taire par la peur, la faire
disparaître sous l’horreur. Et c’est elle qu’il nous faut défendre car
elle est notre plus sûre et plus durable protection.
Un vendredi soir d’automne, sous un temps clément. Fin de
semaine, temps de sortie, moment de détente. Joies des retrouvailles
amicales, des concerts musicaux, des matchs sportifs. Sociabilités
populaires et juvéniles. Hommes et femmes mêlés, jeunesses sans
frontières, plaisirs variés où l’on peut, selon les goûts ou les envies,
boire, fumer, danser, se côtoyer, se mélanger, se séduire, s’aimer,
bref aller à la rencontre des uns et des autres.
Il suffit d’aligner ces mots simples, sans grandiloquence, pour partager ce que nous ressentons tous depuis hier : tout un chacun, nos enfants, nos parents, nos amis, nos voisins, nous-mêmes, étions dans le viseur des assassins.
Parce qu’ils ne visaient pas des lieux manifestement symboliques comme lors des attentats de janvier, exprimant leur haine de la liberté (Charlie Hebdo) ou leur haine des juifs (l’HyperCacher), il s’est dit que les terroristes auteurs des carnages parisiens n’avaient pas de cible. C’est faux : armés par une idéologie totalitaire, dont le discours religieux sert d’argument pour tuer toute pluralité, effacer toute diversité, nier toute individualité, ils avaient pour mission d’effrayer une société qui incarne la promesse inverse.
Au-delà de la France, de sa politique étrangère ou de ceux qui la gouvernent, leur cible était cet idéal démocratique d’une société de liberté, parce que de droit : droit d’avoir des droits ; égalité des droits, sans distinction d’origine, d’apparence, de croyance ; droit de faire son chemin dans la vie sans être assigné à sa naissance ou à son appartenance. Une société d’individus, dont le « nous » est tissé d’infinis « moi » en relation les uns avec les autres. Une société de libertés individuelles et de droits collectifs.
Prendre la juste mesure de ce que menace cette terreur sans précédent sur le territoire hexagonal – les attentats les plus meurtriers en Europe après ceux de Madrid en 2004 –, c’est évidemment mesurer aussi le défi que nous ont lancé les assassins et leurs commanditaires. C’est cette société ouverte que les terroristes veulent fermer. Leur but de guerre est qu’elle se ferme, se replie, se divise, se recroqueville, s’abaisse et s’égare, se perde en somme. Cest notre vivre ensemble qu’ils veulent transformer en guerre intestine, contre nous-mêmes.
Quels que soient les contextes, époques ou latitudes, le terrorisme parie toujours sur la peur. Non seulement la peur qu’il répand dans la société mais la politique de la peur qu’il suscite au sommet de l’État : une fuite en avant où la terreur totalitaire appelle l’exception démocratique, dans une guerre sans fin, sans fronts ni limites, sans autre objectif stratégique que sa perpétuation, attaques et ripostes se nourrissant les unes les autres, causes et effets s’entremêlant à l’infini sans que jamais n’émerge une issue pacifique.
Aussi douloureux qu’il soit, il nous faut faire l’effort de saisir la part de rationalité du terrorisme. Pour mieux le combattre, pour ne pas tomber dans son piège, pour ne jamais lui donner raison, par inconscience ou par aveuglement. Ce sont les prophéties auto-réalisatrices qui sont au ressort de ses terrifiantes logiques meurtrières : provoquer par la terreur un chaos encore plus grand dont il espère, en retour, un gain supplémentaire de colère, de ressentiment, d’injustice… Nous le savons, d’expérience vécue, et récente, tant la fuite en avant nord-américaine après les attentats de 2001 est à l’origine du désastre irakien d’où a surgi l’organisation dite État islamique, née des décombres d’un État détruit et des déchirures d’une société violentée.
Saurons-nous apprendre de ces erreurs catastrophiques, ou bien allons-nous les répéter ? C’est peu dire qu’à cette aune, dans un contexte de crises déjà cumulatives – économique, sociale, écologique, européenne, etc. –, notre pays vit un moment historique où la démocratie redécouvre la tragédie. Où la fragilité de la première est au péril des passions de la seconde. Car l’enjeu immédiat n’est pas au lointain, mais ici même, en France. Nous savions, au lendemain des attentats de janvier, que la véritable épreuve était à venir. Cet automne, au moment de quitter ses fonctions, le juge antiterroriste Marc Trévidic nous l’avait rappelé – « Les jours les plus sombres sont devant nous » (lire ici son interview à Paris-Match) –, dans une alarme qui ne ménageait pas nos dirigeants : « Les politiques prennent des postures martiales, mais ils n’ont pas de vision à long terme. (…) Je ne crois pas au bien-fondé de la stratégie française. »
Car, devant ce péril qui nous concerne tous, nous ne pouvons délaisser notre avenir et notre sécurité à ceux qui nous gouvernent. S’il leur revient de nous protéger, nous ne devons pas accepter qu’ils le fassent contre nous, malgré nous, sans nous.
Il est toujours difficile, tant elles sont dans l’instant inaudibles, d’énoncer des questions qui fâchent au lendemain d’événements qui saisissent tout un peuple, le rassemblant dans la compassion et l’effroi. Mais, collectivement, nous ne saurons résister durablement à la terreur qui nous défie si nous ne sommes pas maîtres des réponses qui lui sont apportées. Si nous ne sommes pas informés, consultés, mobilisés. Si l’on nous dénie le droit d’interroger une politique étrangère d’alliance avec des régimes dictatoriaux ou obscurantistes (Égypte, Arabie saoudite), des aventures guerrières sans vision stratégique (notamment au Sahel), des lois sécuritaires dont l’accumulation se révèle inefficace (tandis qu’elles portent atteinte à nos libertés), des discours politiques de courte vue et de faible hauteur (sur l’islam notamment, avec ce refoulé colonial de « l’assimilation »), qui divisent plus qu’ils ne rassemblent, qui alimentent les haines plus qu’ils ne rassurent, qui expriment les peurs d’en haut plus qu’ils ne mobilisent le peuple d’en bas.
Faire face au terrorisme, c’est faire société, faire muraille de cela même qu’ils veulent abattre. Défendre notre France, notre France arc-en-ciel, forte de sa diversité et de sa pluralité, cette France capable de faire cause commune dans le refus des amalgames et des boucs émissaires. Cette France dont les héros, cette année 2015, étaient aussi musulmans, comme ils furent athées, chrétiens, juifs, francs-maçons, agnostiques, de toutes origines, cultures ou croyances. La France d’Ahmed Merabet, d’origine algérienne, ce gardien de la paix qui a donné sa vie au pied de l’immeuble de Charlie Hebdo. La France de Lassana Bathily, d’origine malienne, cet ancien sans-papiers qui a sauvé nombre d’otages à l’HyperCacher. Cette France qu’ont illustrée, dans cette longue nuit parisienne, tant de sauveteurs, de soignants, de médecins, de policiers, de militaires, de pompiers, de bonnes volontés, mille solidarités elles aussi issues de cette diversité – humaine, sociale, culturelle, confessionnelle, etc. – qui fait la richesse de la France. Et sa force.
En Grande-Bretagne, lors des attentats de 2005, la société s’était spontanément dressée autour du slogan inventé par un jeune internaute : « We’re Not Afraid. » En Espagne, lors des attentats de 2004, la société s’était spontanément rassemblée autour de ce symbole : des mains levées, paumes ouvertes, tout à la fois désarmées et déterminées.
Non, nous n’avons pas peur. Sauf de nous-mêmes, si nous y cédions. Sauf de nos dirigeants s’ils nous égarent et nous ignorent. La société que les tueurs voudraient fermer, nous en défendons l’ouverture, plus que jamais. Et le symbole de ce refus, ce pourrait être deux mains qui se rencontrent, se serrent et se mêlent, se tendent l’une vers l’autre.
Deux mains croisées.
Il suffit d’aligner ces mots simples, sans grandiloquence, pour partager ce que nous ressentons tous depuis hier : tout un chacun, nos enfants, nos parents, nos amis, nos voisins, nous-mêmes, étions dans le viseur des assassins.
Parce qu’ils ne visaient pas des lieux manifestement symboliques comme lors des attentats de janvier, exprimant leur haine de la liberté (Charlie Hebdo) ou leur haine des juifs (l’HyperCacher), il s’est dit que les terroristes auteurs des carnages parisiens n’avaient pas de cible. C’est faux : armés par une idéologie totalitaire, dont le discours religieux sert d’argument pour tuer toute pluralité, effacer toute diversité, nier toute individualité, ils avaient pour mission d’effrayer une société qui incarne la promesse inverse.
Au-delà de la France, de sa politique étrangère ou de ceux qui la gouvernent, leur cible était cet idéal démocratique d’une société de liberté, parce que de droit : droit d’avoir des droits ; égalité des droits, sans distinction d’origine, d’apparence, de croyance ; droit de faire son chemin dans la vie sans être assigné à sa naissance ou à son appartenance. Une société d’individus, dont le « nous » est tissé d’infinis « moi » en relation les uns avec les autres. Une société de libertés individuelles et de droits collectifs.
Prendre la juste mesure de ce que menace cette terreur sans précédent sur le territoire hexagonal – les attentats les plus meurtriers en Europe après ceux de Madrid en 2004 –, c’est évidemment mesurer aussi le défi que nous ont lancé les assassins et leurs commanditaires. C’est cette société ouverte que les terroristes veulent fermer. Leur but de guerre est qu’elle se ferme, se replie, se divise, se recroqueville, s’abaisse et s’égare, se perde en somme. Cest notre vivre ensemble qu’ils veulent transformer en guerre intestine, contre nous-mêmes.
Quels que soient les contextes, époques ou latitudes, le terrorisme parie toujours sur la peur. Non seulement la peur qu’il répand dans la société mais la politique de la peur qu’il suscite au sommet de l’État : une fuite en avant où la terreur totalitaire appelle l’exception démocratique, dans une guerre sans fin, sans fronts ni limites, sans autre objectif stratégique que sa perpétuation, attaques et ripostes se nourrissant les unes les autres, causes et effets s’entremêlant à l’infini sans que jamais n’émerge une issue pacifique.
Aussi douloureux qu’il soit, il nous faut faire l’effort de saisir la part de rationalité du terrorisme. Pour mieux le combattre, pour ne pas tomber dans son piège, pour ne jamais lui donner raison, par inconscience ou par aveuglement. Ce sont les prophéties auto-réalisatrices qui sont au ressort de ses terrifiantes logiques meurtrières : provoquer par la terreur un chaos encore plus grand dont il espère, en retour, un gain supplémentaire de colère, de ressentiment, d’injustice… Nous le savons, d’expérience vécue, et récente, tant la fuite en avant nord-américaine après les attentats de 2001 est à l’origine du désastre irakien d’où a surgi l’organisation dite État islamique, née des décombres d’un État détruit et des déchirures d’une société violentée.
Saurons-nous apprendre de ces erreurs catastrophiques, ou bien allons-nous les répéter ? C’est peu dire qu’à cette aune, dans un contexte de crises déjà cumulatives – économique, sociale, écologique, européenne, etc. –, notre pays vit un moment historique où la démocratie redécouvre la tragédie. Où la fragilité de la première est au péril des passions de la seconde. Car l’enjeu immédiat n’est pas au lointain, mais ici même, en France. Nous savions, au lendemain des attentats de janvier, que la véritable épreuve était à venir. Cet automne, au moment de quitter ses fonctions, le juge antiterroriste Marc Trévidic nous l’avait rappelé – « Les jours les plus sombres sont devant nous » (lire ici son interview à Paris-Match) –, dans une alarme qui ne ménageait pas nos dirigeants : « Les politiques prennent des postures martiales, mais ils n’ont pas de vision à long terme. (…) Je ne crois pas au bien-fondé de la stratégie française. »
Car, devant ce péril qui nous concerne tous, nous ne pouvons délaisser notre avenir et notre sécurité à ceux qui nous gouvernent. S’il leur revient de nous protéger, nous ne devons pas accepter qu’ils le fassent contre nous, malgré nous, sans nous.
Il est toujours difficile, tant elles sont dans l’instant inaudibles, d’énoncer des questions qui fâchent au lendemain d’événements qui saisissent tout un peuple, le rassemblant dans la compassion et l’effroi. Mais, collectivement, nous ne saurons résister durablement à la terreur qui nous défie si nous ne sommes pas maîtres des réponses qui lui sont apportées. Si nous ne sommes pas informés, consultés, mobilisés. Si l’on nous dénie le droit d’interroger une politique étrangère d’alliance avec des régimes dictatoriaux ou obscurantistes (Égypte, Arabie saoudite), des aventures guerrières sans vision stratégique (notamment au Sahel), des lois sécuritaires dont l’accumulation se révèle inefficace (tandis qu’elles portent atteinte à nos libertés), des discours politiques de courte vue et de faible hauteur (sur l’islam notamment, avec ce refoulé colonial de « l’assimilation »), qui divisent plus qu’ils ne rassemblent, qui alimentent les haines plus qu’ils ne rassurent, qui expriment les peurs d’en haut plus qu’ils ne mobilisent le peuple d’en bas.
Faire face au terrorisme, c’est faire société, faire muraille de cela même qu’ils veulent abattre. Défendre notre France, notre France arc-en-ciel, forte de sa diversité et de sa pluralité, cette France capable de faire cause commune dans le refus des amalgames et des boucs émissaires. Cette France dont les héros, cette année 2015, étaient aussi musulmans, comme ils furent athées, chrétiens, juifs, francs-maçons, agnostiques, de toutes origines, cultures ou croyances. La France d’Ahmed Merabet, d’origine algérienne, ce gardien de la paix qui a donné sa vie au pied de l’immeuble de Charlie Hebdo. La France de Lassana Bathily, d’origine malienne, cet ancien sans-papiers qui a sauvé nombre d’otages à l’HyperCacher. Cette France qu’ont illustrée, dans cette longue nuit parisienne, tant de sauveteurs, de soignants, de médecins, de policiers, de militaires, de pompiers, de bonnes volontés, mille solidarités elles aussi issues de cette diversité – humaine, sociale, culturelle, confessionnelle, etc. – qui fait la richesse de la France. Et sa force.
En Grande-Bretagne, lors des attentats de 2005, la société s’était spontanément dressée autour du slogan inventé par un jeune internaute : « We’re Not Afraid. » En Espagne, lors des attentats de 2004, la société s’était spontanément rassemblée autour de ce symbole : des mains levées, paumes ouvertes, tout à la fois désarmées et déterminées.
Non, nous n’avons pas peur. Sauf de nous-mêmes, si nous y cédions. Sauf de nos dirigeants s’ils nous égarent et nous ignorent. La société que les tueurs voudraient fermer, nous en défendons l’ouverture, plus que jamais. Et le symbole de ce refus, ce pourrait être deux mains qui se rencontrent, se serrent et se mêlent, se tendent l’une vers l’autre.
Deux mains croisées.
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