vendredi 27 novembre 2015

Le poujadisme du drapeau, par Philippe Marlière


Orchestré par un État qui galvaude les valeurs universalistes dont il se réclame pour se précipiter dans la guerre, l’appel à afficher le drapeau tricolore n’est pas l’hommage que méritaient les victimes des attentats. Ce fut orchestré depuis les sommets de l’État : pavoisez de drapeaux tricolores vos fenêtres, prenez des selfies sous ces drapeaux et postez-les sur les réseaux sociaux. 

Imaginons un instant que ce soit le Front national qui ait tenté d’exploiter ainsi les tueries de Paris. Nombreux sont ceux qui auraient crié à la récupération nationale-chauvine, à l’insulte aux morts ou au mauvais goût. Comme c’est un gouvernement socialiste qui est à l’origine de cette indignité, c’est la sidération nationale. 


Universalisme franco-centré 

Je ne fais pas une fixation sur le drapeau français, son histoire ou sa symbolique. Si certains éprouvent le besoin de décorer leur fenêtre d’un tissu tricolore, grand bien leur fasse. En réalité, cela m’indiffère totalement, mais n’attendez pas de moi que je me joigne au mouvement. 

Je n’oublie pas que ces couleurs ont été associées aux épisodes les plus sombres de l’histoire du pays (la répression de la Commune, le colonialisme, Vichy, etc.). Je peux comprendre que certains s’y réfèrent aujourd’hui comme symbole d’une unité nationale a mimima. 

Mais ce drapeau est très problématique pour le camp progressiste, n’en déplaise aux néo-républicains de gauche. Il l’a toujours été et le restera tant qu’il continuera de symboliser un universalisme franco-centré. C’est d’ailleurs pour cela qu’il plaît tant à la droite et à l’extrême droite. 

Nos dirigeants politiques de gauche et de droite pensent complaisamment que, plus de deux siècles après la révolution, notre récit national républicain constitue le phare de l’univers. Qu’ils voyagent à l’étranger et ils se rendront compte qu’il n’en est rien. Nos voisins perçoivent souvent la politique française comme un magistère de la parole hypocrite : tant de discours ronflants, suivis de si peu de faits. Qui pourrait être séduit par un universalisme si peu universel, si peu égalitaire et si peu fraternel ? 

Soyons précis : plus que toute autre nation européenne, la France actuelle est rongée par le racisme, l’islamophobie (dont certains, dans la gauche radicale, continuent de nier l’existence), l’antisémitisme, le mauvais traitement de ses populations issues de l’immigration. Heureusement nous sommes en République ! 

Cérémonie cocardière pour France en guerre 

Un vrai universalisme ne commencerait-il pas par accepter et protéger la diversité des pratiques culturelles, religieuses et linguistiques de notre melting pot national ? Après les rébellions de 2005, symptôme de cet apartheid social dont parla Manuel Valls dans un rare moment de lucidité, rien n’a changé sur le terrain. Pour tout traitement d’une situation sociale fortement dégradée, ce sont toujours les mêmes rappels à l’ordre des populations "déviantes", assortis des clichés lénifiants sur la république “une et indivisible” ; une république imaginaire. 

Un universalisme concret ne serait-il pas autrement plus intolérant aux propos racistes qui sont, de nos jours, si fréquents dans la bouche du personnel politique et dans les médias ? Pourquoi ceux-ci sont si peu souvent condamnés par le gouvernement et les partis politiques, pourquoi ne sont-ils quasiment jamais sanctionnés par la justice ? 

Pas plus que les injonctions "charliesques" n’ont ressoudé une France désunie, cette cérémonie cocardière ne laissera de trace durable dans les mémoires. Les morts, oui. Nous n’oublierons pas ces victimes ; des citoyens qui n’avaient causé de tort à personne. Quand on lit les hommages qui leur sont rendus dans la presse ou sur les réseaux sociaux, on saisit à quel point ces personnes étaient porteuses des valeurs de tolérance et de pluralisme culturel. 

S’il fallait absolument sortir les drapeaux et communier sous des couleurs, pourquoi n’en avoir pas sorti dix-neuf ; comme les dix-neuf nationalités touchées par les tueries de Paris ? Pourquoi n’avoir pas recommandé d’afficher le beau drapeau de la paix aux couleurs arc-en-ciel ? Ne souhaitons-nous pas tous la paix après ces massacres ? 

Ah, j’en oubliais presque que la France est déjà en guerre. Les bombardements aériens français tuent aussi des populations civiles hors de nos frontières, ce dont nos médias ne parlent jamais ou de manière euphémisée. 

Pas en notre nom 

Les raids de l’armée française ont d’ailleurs commencé il y a quatre ans : en Lybie, au Mali, en Côte d’Ivoire, en Irak et aujourd’hui, ils s’étendent à la Syrie. Ces frappes faussement "chirurgicales" tuent des civils et ne pourront, selon l’avis des experts militaires, venir à bout de Daesh. 

Mais François Hollande, le socialiste, fait ce que Jacques Chirac, son prédécesseur gaulliste avait refusé : endosser le costume du chef de guerre pour goûter, un bref instant, à une popularité aussi éphémère que futile. 

Le fascisme daeshien ne pourra être éradiqué que par une série de mesures coordonnées : arrêt de ventes d’armes aux dictatures saoudienne et qatarienne, suppression des moyens de financement de Daesh (dont la vente de pétrole) armement et aide logistique aux forces démocratiques d’opposition en Syrie et, en France, traitement social des problèmes liés à une jeunesse en déshérence, dont certains membres deviennent la proie du djihadisme. 

Alors, que celles et ceux qui le souhaitent sortent leur drapeau tricolore. Mais que cette sortie de drapeau puisse être instrumentalisée par un président et un gouvernement responsables de l’approfondissement de la fracture sociale et des tensions raciales en France – autant d’échecs qui, peu à peu, respectabilisent le Front national – me paraît inconcevable. 

Puisqu’il n’y a « aucune excuse sociologique » (Manuel Valls), que tout est question de rapport de forces et de guerre, alors il faut dire que ce président et ce gouvernement ne parlent, ni n’agissent en notre nom. La gauche, à la différence de la droite, se doit de donner une interprétation réaliste des situations de crise, afin de pouvoir les régler sans remettre en cause les fondements de notre démocratie pluraliste. 

Hollande et Valls font l’inverse de cela : comme la droite et l’extrême droite, leurs déclarations guerrières attisent les peurs et n’aident aucunement à saisir la complexité de la situation dans laquelle nous nous trouvons. Pour cela, il faut se désolidariser de ce poujadisme du drapeau et de cet ordre sécuritaire.

Philippe Marlière est l'un des animateurs d'Ensemble! Cet article est paru initialement sur le site www.regards.fr

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