lundi 4 janvier 2016

Un conte à dormir debout, par Patrick Silberstein


Nous sommes à Ajekciewicz, dans la voïvodie de Korsakow. L’année se termine. La journée aussi. Quelques flocons de neige viennent moucheter un ciel de plomb à peine troué de loin en loin par les becs de gaz du quartier des Jardins du roi Stanislas. Tout est calme. 

Le petit Jésus va bientôt naître. Les femmes s’activent dans les cuisines. Les ouvriers – du moins ceux qui ne sont pas au chômage – rentrent de l’usine et font une halte à la taverne du coin. C’est l’heure de jouer aux cartes. Quelques-uns refont le monde à voix basse, il faut une alliance des exploités, susurrent-ils. D’autres, plus nombreux, plus bruyants, accusent les plus malheureux qu’eux de leurs misères. 


L’alcool blanc bon marché délie les langues et échauffent les esprits. « Des voyous ont attaqué les vaguemestres »… Des Juifs, sans aucun doute ! 

Les chefs du Parti patriotique national – Marinek Lipinsky, Marionik Pilsudsky et Zbigniew Kollarsky – ne cessent pourtant de le répéter à leurs zélotes: il est des mots qu’il ne faut pas prononcer. « Voyou », « Racaille », oui, ça on peut dire, mais pas « Youpin ». Ça nuit et dans le brouillard qui inonde la voïvodie, ça rappelle trop le Grand Remplacement. Mais les récents succès électoraux du parti de Marinek ont libéré les énergies. 

On devrait pouvoir dire tout haut ce qu’on pense tout bas. Et montrer notre force. Après tout on est chez nous, non ? Les Youtres ne sont pas les bienvenus. Les Aigles de la Légion blanche, eux, n’ont pas de scrupule de vocabulaire. Ils vont de table en table, ils écoutent, glissent les mots qu’il faut, remplissent les verres et font rouler les conversations : « Il faut mettre dehors la racaille youpine », « On est chez nous ». 

L’alcool blanc coule encore et encore, la haine monte, les Aigles de la Légion blanche versent à boire et racontent le crime rituel du Juif qui fabriquait du pain azyme avec le sang des enfants chrétiens. Les désoeuvrés et les hooligans boivent leurs paroles en même temps que l’alcool blanc. La clope au bec, le crucifix en sautoir, les pupilles turgescentes, ils agitent leur knout. Ils veulent en découdre avec les Youpins qui habitent les mêmes masures qu’eux dans ce quartier désolé des Jardins du roi Stanislas dont le chef de la police et la Gazette d’Ajekciewicz ne cessent de répéter qu’il est « sensible ». 

On ne sait plus trop qui est sorti le premier dans la neige. La taverne s’est vidée et les rues du quartier des Jardins du roi Stanislas ont alors résonné d’une clameur : « Dehors les Juifs ! », « À bas les voleurs ». 

Les volets se sont fermés et les Juifs se sont terrés dans leur maison. Ils connaissent la musique. Certes, dans la troupe hurlante, ils ne voulaient pas tous faire la peau aux Youpins, non, ils voulaient juste dire aux vaguemestres attaqués qu’ils les aimaient, juste rappeler à ceux qui n’étaient pas chez eux que, eux, ils étaient chez eux. Les Aigles de la Légion blanche se sont alors portés à la tête de ce qui allait devenir un pogrom. 

La meute vociférante ne trouva personne à molester, mais la synagogue, installée dans un hangar, fut dévastée et la Torah piétinée. 

Le pays est en émoi. La Garde nationale est mobilisée. On s’époumone, on dénonce, on s’indigne, on se rassure, la voïvodie de Korsakow est un territoire pas tout à fait catholique… 

Le lendemain, la Gazette d’Ajekciewic rectifie l’information: « Seuls quelques rouleaux du livre sacré ont été détruits par des personnes en colère ! » Le pays respire. Ce n’était donc pas un pogrom. 

Kollarsky et Marinek déclareront qu’il ne s’agissait d’ailleurs pas d’une synagogue, mais d’un « hangar utilisé comme lieu de prière » et que le communautarisme était la cause de tout. 

De leur côté, Lev Davidovitch et Rosa Parks, les dirigeants de la Ligue internationaliste des travailleurs juifs, et Tadeuz Talamonski et Piotr Simenovitch, les dirigeants du Front populaire autonomiste de Korsakow, annonçaient qu’ils allaient mettre leurs forces en commun pour défendre les synagogues, les églises et les Bourses du travail contre les pogromistes… 


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