mercredi 13 avril 2016

Au-delà du retrait de la loi Khomri, l’alternative que nous voulons et Mélenchon, par Gilles Alfonsi


Et si, à partir du mouvement contre la loi travail et des autres mobilisations en cours, se construisait une dynamique politique beaucoup plus large, jusqu’à bouleverser les scénarios déjà écrits pour 2017 et au-delà ?

Ça commence par le mouvement contre la loi Travail. De nouvelles grèves, de nouvelles manifestations annoncées pour le 9 et le 28 avril. L’occupation nocturne de la place de la République depuis quelques jours, qui essaime en province et au-delà même du pays. Le blocage de nombreux lycées et de certaines universités. La profusion d’initiatives un peu partout, par exemple autour du film de François Ruffin Merci patron ! et, plus récemment, de Comme des lions, réalisé par Françoise Davisse.


Une enquête d’opinion qui montre que le mouvement est massivement soutenu par une majorité de citoyens. C’est une ambiance moins morose que d’autres fois, où l’on sent l’envie d’en découdre… face à un gouvernement affaibli par sa défaite sur la constitutionnalisation de l’État d’urgence et de la déchéance de nationalité pour les binationaux. Une résistance qui n’a pas le goût de conjuration d’une défaite, que nos luttes ont souvent eu ces dernières années.

Aujourd’hui la résistance, vite l’alternative !

La résistance, donc, qui marque des points et s’affirme. Et un peu plus que cela, qui s’exprime à travers affichettes et banderoles : la mise en cause du système, l’aspiration à tout autre chose et, souvent, des valeurs alternatives qui s’expriment sur le mode d’une rupture avec la politique traditionnelle. Cessez de pensez à notre place ! Cessez de décider pour nous ! Vous qui gouvernez, vous n’êtes crédibles que pour les patrons ! Sans parler des effets possibles des révélations sur le monde des paradis fiscaux et ceux qui en profitent.

Là où le bât blesse, du moins pour le moment, c’est que globalement, on reste loin de l’idée de construire ensemble une alternative. Assez loin, malheureusement, et nous préfèrerions nous tromper. Le divorce d’avec la politique institutionnelle est consommé mais, alors, comment aller au-delà de l’objectif d’infliger une défaite au gouvernement, ce qui ne changerait rien - ou si peu - à la domination écrasante du néolibéralisme ? Comment voir plus loin, une fois que l’on a commencé à relever la tête ?

Dans un tel mouvement, les multiples rencontres, les nombreuses lectures, les initiatives publiques sont l’occasion de ce que l’on appelle, dans le langage codé des militants, des prises de conscience. Disons surtout que chacun cultive son esprit critique et que, ce faisant, émergent, se diffusent et se transforment des idées. Certaines sont anciennes, et reviennent au goût du jour, notamment quand elles font écho à des luttes qui ont parfois structuré des espaces politiques. Par exemple, qui ne voit pas la place prise par la question de la diminution du temps de travail, ou des 32 heures ? Il est d’ailleurs intéressant qu’on soit souvent bien au-delà des revendications syndicales habituelles et même de la thématique du travail. Les idées subversives de réquisition des logements vides, de gratuité de la santé ou des transports, ou encore tout le champ des batailles contre les lois sécuritaires et le tout répressif font aussi des percées, alors qu’elles ont habituellement des difficultés à se faire un chemin.

Des idées qui circulent

Pour une fois, la pédagogie du renoncement à toute ambition forte et le chantage à la terreur semblent débordés. On trouve massivement la critique de l’absence de démocratie, avec aussi bien l’exigence précise que les députés ne votent pas la loi qu’une critique globale de la démocratie actuelle et, parfois, des institutions. Et on trouve enfin les exigences écologistes, qui prennent les formes riches liées à la volonté de vivre autrement : autres rapports au travail, autres modes de vie, autres rapports au temps, autres rapports sociaux, etc. Ainsi, le social, l’écologie et la démocratie s’imbriquent dans de multiples et incessants croisements.

Reste une passerelle idéologique qui, dans la profusion des exigences entendues dans le mouvement, sauf erreur, n’est pas centrale à ce jour, ou pas explicitement présente : celle de la remise en cause de l’austérité et son pendant ambitieux, si l’on veut bien encore une fois ne pas en rester à s’opposer : l’exigence d’égalité. Curieuse discrétion de ces thèmes de la lutte contre l’austérité et de l’égalité qui, pourtant, sont susceptibles de fédérer large, puisqu’ils concernent directement et à échéance immédiate chacune et chacun. Curieux manque, qui renvoie peut-être à l’absence de médiation entre les deux, qui aurait nécessité un travail réflexif et militant, encore insuffisant.

Au-delà d’exigences et de propositions précises, de nombreuses questions fondamentales sont en filigrane des cortèges et des rassemblements, et il est essentiel qu’elles parviennent à circuler davantage. C’est la question du pouvoir dans les entreprises et de la maîtrise de la production, la mise en cause de l’étroite complicité entre l’État et le MEDEF (au-delà de l’idée que le projet de la loi a été écrit par le syndicat patronal) ou encore les questions relatives au rôle de l’État et à la transformation de l’action publique.

Deux processus : l’un en panne, l’autre émergent

Qu’y a-t-il du côté de l’alternative explicite et des forces organisées ? Il y a à ce jour deux processus. Le premier est celui de la primaire de toute la gauche et des écologistes. Avec ses ambiguïtés stratégiques. Ces derniers jours, l’idée de réunir sous la même bannière les tendances favorables et opposées au social-libéralisme, sous couvert de conjurer l’absence de la gauche au second tour de la présidentielle, a du plomb dans l’aile. Opposé à une primaire qui intègrerait la droite du PS, Ensemble ! s’est dégagé de cette affaire. Quant au PCF, il ne pourra probablement continuer longtemps à en être, sauf à mécontenter de très nombreux adhérents lors de son congrès de juin.

Au sein de la direction du PCF, l’une des hypothèses est de soutenir une candidature frondeuse issue du PS, à moins de s’en remettre à l’arrivée providentielle de Nicolas Hulot dans le panel des candidats possibles. L’avantage de Hulot est de faire figure de hors parti, d’être issu de la société civile ; mais, en termes d’orientation, ce représentant sympathique du capitalisme vert n’exprime rien de conséquent sur la question sociale. Au moment où se développe un mouvement qui témoigne que celle-ci demeure l’un des points principaux de clivage politique en France, cette candidature serait anachronique.

Ce n’est pas seulement le "tout sauf Mélenchon" qui s’exprime dans les options précédemment évoquées, mais l’hypothèse que le rassemblement serait plus large s’il était représenté par une candidature d’ouverture à la "droite de la gauche", du moment que le candidat a pris ses distances avec Valls et Hollande. Cela renvoie à une vraie question stratégique : le but actuel est-il de rassembler les électeurs historiques du PS déçus par Hollande ? Ou le but est-il de fédérer ceux-là mais aussi tous ceux qui ont décroché de la gauche depuis de nombreuses années, ou pour qui la notion de gauche ne fait pas référence, et, aussi, les jeunes qui ne croient rien de ce qui peut venir des appareils usés qui tiennent encore le haut du pavé ? Certains pensent que niveler par le bas le contenu d’un rassemblement peut être un moyen de son élargissement et, surtout, de provoquer une recomposition politique d’ampleur. Il nous parait que cette logique est complètement usée, qu’elle ne tient pas compte du niveau de crise politique que nous connaissons, ni des potentialités qu’exprime le mouvement actuel. Ainsi, il est raisonnable de faire l’hypothèse qu’une refondation d’ampleur naîtra plutôt d’une dynamique citoyenne de type nouveau, porteuse d’un radicalité positive, que d’un remake de la gauche plurielle en mieux.

Le second processus, qui émerge depuis quelques semaines, s’organise autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon, qu’il a volontairement positionnée hors de son parti d’origine, le Parti de gauche, dans l’idée d’initier une dynamique hors du commun. Plus de 90 000 personnes (tout de même !) ont à ce jour cliqué sur le site jlm2017 pour le soutenir. Des réunions locales se mettent en place, qui semblent déborder le panel des participants aux réunions habituelles du PG. Des tribunes et des appels ont commencé à sortir, de même que des autocollants et des banderoles dans les manifs.

Des freins à lever

Nous avons précédemment évoqué les péripéties liées à la primaire, qui ont depuis plus de deux mois occupé l’espace à gauche, avec Jean-Christophe Cambadélis en promoteur d’une initiative… qu’il ne souhaite pas voir advenir. Une autre sorte de frein, bien différent, à l’enclenchement d’une dynamique solide autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon est lié à… Mélenchon Jean-Luc lui-même. On ne va pas lui reprocher ici d’avoir proposé sa candidature et de ne pas s’inscrire dans le processus des primaires qu’il a eu raison de critiquer (comme Cerises) dès l’origine. On ne va pas non plus lui reprocher de l’avoir fait à titre individuel : s’il avait lancé la même initiative au nom du PG, beaucoup auraient critiqué le fait qu’il soit le candidat d’un parti. Enfin, on ne va pas lui reprocher de ne pas avoir consulté les forces du Front de gauche, vu que le Front de gauche n’existe pas réellement au plan national et inégalement au niveau local. 

Le frein concerne plutôt sa posture, qui devrait être beaucoup plus fédérative, qui devrait beaucoup plus nettement - c’est-à-dire explicitement - chercher la convergence de citoyens et de forces à la diversité assumée et dans le pluralisme. Il s’agit que, demain, les autogestionnaires, les communistes de carte et de coeur, les socialistes sans guillemets, les libertaires, les associatifs de tous domaines, les syndicalistes, les laïcs ouverts, les féministes, les militants contre l’islamophobie, les jeunes des quartiers populaires, en plus des écologistes conséquents auxquels il s’adresse déjà, puissent non pas se rallier, mais ressentir qu’ils ont une place dans cette dynamique possible. C’est cela qui permettra un élargissement notable de la dynamique qui s’amorce, par opposition à une campagne rabougrie synonyme de marginalisation.

Chez certains militants, le frein tient au raisonnement suivant : il faudrait se concentrer entièrement sur le mouvement contre la loi El Khomri, voir et participer à ce qui peut en advenir, en essayant qu’émerge à partir de lui une dynamique porteuse d’alternative ; cela supposerait, dans un premier temps, de ne pas s’occuper des élections. Ainsi, la démarche de Mélenchon relèverait de la formulation classique d’une offre politique, là où une démarche originale viserait à ce que le mouvement lui-même détermine son entrée en politique.

Nous avons trois objections à ce raisonnement. La première est que si le mouvement n’est pas porteur d’un sens unique et recèle des potentialités réelles, il reste fortement centré sur la seule résistance et pris entre deux pôles : un pôle syndical, dont les efforts portent essentiellement sur le retrait du projet de loi, et un pôle libertaire, qui est porteur d’une radicalité globale mais n’investit pas non plus le champ de l’alternative. Nous espérons que cela va bouger, mais pour le moment domine encore la séparation entre lutte sociale et alternative, et entre la rue et les urnes. 

La seconde objection est que la critique de la démarche traditionnelle qui consiste à proposer aux luttes, de l’extérieur, un débouché politique ne doit pas conduire à contester la légitimité de proposer au mouvement de s’élargir, d’aller plus loin. Si l’on veut dépasser le stade de l’incantation à l’autodétermination du mouvement (qui ne nous attend pas pour s’autodéterminer), on ne peut pas se contenter de dire dans le mouvement la nécessité de résister et de faire converger les luttes, celle de porter des valeurs, ou celle de construire une alternative. Il faut bien que la question des élections soit posée, y compris pour en relativiser la place et pour appeler à voir plus loin que les urnes.

Troisièmement, s’agissant cette fois directement de la candidature de Mélenchon, ne doit-on pas convenir que les sondages qui lui prêtent actuellement un score à deux chiffres montrent qu’il est dès à présent susceptible de réaliser une percée, c’est-à-dire de rassembler ceux qui sont dans le mouvement contre la loi El Khomri et bien au-delà ? À un an du scrutin, on se surprend à être en mesure d’écrire cela, vu l’état du Front de gauche. Eh bien, notre hypothèse est que la situation de division du Front de gauche indiffère beaucoup, tandis que l’existence d’une possible candidature porteuse de ruptures porte loin.

Gilles Alfonsi, le 8 avril 2016. Publié sur le site de Cerises.

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