samedi 30 avril 2016

"La convergence de ces luttes mettra du temps à se construire mais Nuit debout en est déjà une esquisse". Entretien avec Christophe Aguiton


Enseignant en sociologie à Paris-I Panthéon-Sorbonne, Christophe Aguiton, l’un des fondateurs de SUD en 1988 et de l’association altermondialiste Attac, est reconnu comme un des spécialistes des mouvements sociaux.

Le mouvement syndical et les animateurs de Nuit debout semblent vouloir amorcer un rapprochement. Est-ce qu’ils peuvent converger ou sont-ils condamnés à s’observer sans se comprendre ?

Il y a deux différences importantes. La première porte sur les revendications. Le mouvement syndical, par tradition, se base toujours sur des revendications précises. Là, en l’occurrence, c’est le retrait du projet de loi El Khomri et la négociation sur d’autres bases. Du côté de Nuit debout, si le point de départ a été aussi le projet El Khomri, c’est devenu un lieu d’agrégation des contestations et de réflexion sur les alternatives à construire. Des contestations qui viennent de la question sociale mais aussi des questions morales, avec le choc qu’ont représenté le débat sur la déchéance de nationalité et la position de Manuel Valls sur les réfugiés, mais aussi les questions environnementales qu’il ne faut pas sous-estimer.


Entre les deux, il y existe également d’importantes différences de fonctionnement. Le mouvement syndical se caractérise par une organisation pyramidale, avec des délégués, des responsables, des bureaux nationaux qui parlent « au nom de… »

Ce que refuse Nuit debout…

Exactement. Personne ne peut parler au nom de Nuit debout, il n’y a pas de représentants. L’horizontalité et le refus de la délégation sont au cœur même de la construction de Nuit debout. Je pense malgré tout que le rapprochement entre ces deux mouvements peut s’opérer, parce qu’il y a une matrice commune – le projet El Khomri – et parce que ça permet de créer un rapport de forces pour pousser le gouvernement à retirer ce projet. Est-ce qu’il y arrivera ? C’est une autre question.
Une troisième raison pousse à ce rapprochement. Elle renvoie à l’avenir du mouvement ouvrier, voire de la gauche de transformation écologique et sociale. En France, comme dans beaucoup de pays, sa base traditionnelle repose sur les ouvriers à l’origine puis, par extension, sur les salariés des secteurs publics : SNCF, EDF, La Poste, les enseignants, la santé… A Nuit debout, il y a aussi beaucoup d’étudiants, d’intellectuels plus ou moins précaires, d’artistes, qui trouvent là des moyens d’expression que ne peuvent pas offrir le syndicalisme et les partis politiques traditionnels. C’est essentiel pour revitaliser le mouvement ouvrier et la gauche de transformation.

Qu’est-ce qui définit Nuit debout ?

Nuit debout est analogue aux mouvements qui se succèdent sur la planète depuis 2011 : printemps arabe, indignés espagnols, les mouvements Occupy en Angleterre ou aux Etats-Unis, mais aussi au Brésil ou en Turquie en 2013, à Hongkong… C’est quelque chose qui commence à devenir universel, qui est l’idée de mouvements plus horizontaux, dans lesquels la parole est libre, pour repenser globalement le fonctionnement de la société. Dans toutes ces mobilisations, Internet a joué un rôle particulier. On a une articulation entre un média particulier qu’est l’Internet, plus horizontal, ouvert à tous, et une culture sociale et politique.

Est-ce que cela peut déboucher à terme sur un mouvement plus structuré ?

Structuré sur le plan social, très probablement non. Ce n’est pas du tout ce que veulent les participants. En revanche, ces mouvements ont eu, dans une deuxième phase, un impact politique très fort, comme on a pu le voir dans plusieurs pays même si, selon les contextes, la forme qu’a prise la construction politique qui a suivi ces mouvements a été très différente. Quelque chose de totalement neuf avec Podemos en Espagne, le renforcement d’une formation radicale avec Syriza en Grèce ou encore l’investissement dans des structures plus traditionnelles comme le Labour au Royaume-Uni, où cette génération militante a permis la victoire de Jeremy Corbin, mais aussi les primaires démocrates aux Etats-Unis, où elle est la base du succès de Bernie Sanders. Je ne sais pas si cela jouera sur 2017 mais ne croyons pas une seconde que cela n’aura pas de conséquences sur le plan politique.

En France, on sent une situation sociale très tendue, exaspérée, sans qu’une convergence n’émerge de ces tensions...

La convergence de ces luttes mettra du temps à se construire mais Nuit debout en est déjà une esquisse. Le fait que la gauche est au pouvoir a rendu plus compliquées les mobilisations sociales. Ce qui est frappant, c’est que, en quelques mois, le gouvernement a été capable de rompre avec un certain nombre de combats emblématiques de la gauche, à la fois sur les questions morales, environnementales et sociales.

Après un mois d’occupation de la place de la République et quatre journées de mobilisation contre le projet El Khomri, le mouvement a-t-il atteint ses limites ?

En France plus que partout ailleurs, les pronostics sont impossibles. Si on se rappelle le CPE, en 2006, les premiers mois avaient vu le mouvement syndical étudiant tenter de mobiliser avec des résultats maigrelets, jusqu’au moment où les choses sont parties d’un seul coup et à la surprise générale. Là, quand on regarde les chiffres des manifestations, celle du 28 avril montre plutôt un reflux sur le plan numérique mais en tirer un pronostic serait hasardeux.

Propos recueillis par Patrick Roger, journaliste au Monde. Publié sur leMonde.fr

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