L’accord conclu entre la Turquie et l’Union européenne entre en vigueur aujourd’hui. Les réfugiés qui ont risqué leur vie dans la traversée vont être renvoyés et échangés comme des marchandises : l’énième moment d’une politique aussi dépourvue de sens que d’humanité.
Ils fuyaient guerre, misère, dénuement pour atteindre une autre vie, ou tout simplement tenter de survivre. Pas de chance : leur destin est tombé entre les mains de technocrates européens et de chefs d’État devenus insensibles aux principes élémentaires de ce qu’on appelait autrefois "l’humanisme".
Le 19 mars dernier, un accord a en effet été scellé entre la Turquie et les autorités européennes, qui devrait rentrer en application ce lundi 4 avril 2016. Cet accord prévoit le renvoi en Turquie des réfugiés arrivés en Grèce de façon irrégulière après le 20 mars, demandeurs d’asile syriens compris. En contrepartie, pour chaque Syrien renvoyé, un ressortissant turc sera accueilli sur les terres de la citadelle assiégée, dans la limite maximale de 72.000 places. Et la Turquie, outre quelques moyens financiers alloués pour cette charmante mission de garde-chiourme, revient dans le cercle des discussions concernant son adhésion à l’UE.
Accord scélérat
Voilà où nous en sommes : à prévoir de déporter massivement des gens persécutés par le sort sans la moindre considération pour leur situation personnelle et politique. Des hommes, des femmes et des enfants marqués par la déchirure inextinguible d’un départ et par l’angoisse invivable d’une arrivée incertaine. Pris dans la tenaille enfiévrée d’un arrachement contraint et d’une destination refusée. Des gens à qui l’on nie le droit d’habiter ce monde librement. Des jours et des jours de route sans filet, dans la violence, le vol et la mort environnante réduits en poussières pour des raisons politiciennes – et pour un authentique aperçu de ce qui signifie l’expérience migratoire vécue, on pourra lire le magnifique roman de Pascal Manoukian, Les Échoués.
Cet accord pose néanmoins quelques problèmes pratiques. D’abord, il oblige la Grèce, porte d’entrée européenne des principaux flux migratoires, à des opérations policières d’ampleur alors même que la puissance publique se trouve affaiblie par des cures d’austérité à répétition.
Première conséquence de la signature de l’accord : les centres d’enregistrement grecs – les hot spots – se sont changés en centre de rétention, 50.000 personnes sont bloquées sur le territoire et des scènes de violence commencent naturellement à se multiplier.
L’accord soulève en outre quelques questions juridiques. D’abord, la déportation de masse, sans que la demande de chaque demandeur d’asile ne soit dûment étudiée, est illégale. Ensuite, l’État dans lequel ils sont renvoyés doit pouvoir garantir aux migrants le respect de leurs droits élémentaires, comme celui de ne pas être renvoyés dans le pays qu’ils fuient. Problème : Ankara n’a pas signé les conventions de Genève sur la "protection des réfugiés" et d’après les associations humanitaires, n’est pas en capacité de garantir ces droits. La Turquie continue d’ailleurs de renvoyer certains réfugiés en Syrie (EN).
Immigration et mythologie économique
Comment comprendre cette barbarie moderne contre les migrants – ou les réfugiés, peu importe le terme ? D’aucuns répondront : pour des raisons économiques ! Or il en va en cette matière comme du réchauffement climatique : une disjonction durable entre les données scientifiques et les politiques publiques pratiquées. Nombreux sont aujourd’hui les économistes qui expliquent que les immigrés participent activement au dynamisme économique d’une société (accroissement de la demande, des recettes publiques, etc.).
Une étude (EN) américaine menée par le Centre pour le développement global conclue d’ailleurs qu’une ouverture commerciale des frontières n’aurait quasiment aucun impact sur la croissance mondiale, tandis qu’un abandon des restrictions à la mobilité de personnes devrait générer une hausse située entre 50% et 150% du PIB mondial.
En outre, le vertigineux déclin démographique de la population en âge de travailler en Europe exige une arrivée abondante de travailleurs nouveaux, ne serait-ce que pour financer les retraites de ceux qui sortiront massivement de marché de l’emploi dans un futur proche.
La menace migratoire, artefact politique
Rappelons que la France participe de bon cœur au rejet insigne que subissent les migrants. Que ce soit Manuel Valls déclarant en février dernier que « L’Europe ne pouvait pas accueillir davantage de réfugiés ». Que ce soit l’engagement de la France de n’accorder que 30.000 demandes d’asiles à des réfugiés dans les deux ans à venir – un chiffre ridiculement bas en regard de l’ensemble de la population française ou des propositions faites par d’autres pays européens. Ou encore le cavalier législatif introduit dans un texte sur l’économie maritime en mars 2016 pour interdire aux migrants l’accès aux ports français.
Pour interpréter correctement la question migratoire, il faut donc se situer sur un plan plus purement politique et revenir à l’hypothèse d’Ernesto Laclau, pour qui le politique trouve son fondement premier dans l’ordre du discours. Pour le sociologue argentin, la constitution d’un pouvoir hégémonique passe par la formation au sein du champ discursif d’un ennemi à renverser. Or quel ennemi nommer lorsque l’on occupe le pouvoir – politique, économique ou médiatique – au sein d’une oligarchie à prétention démocratique ? Le peuple ? Compliqué. Les classes dominantes ? On ne se condamne pas soi-même. Restent alors les immigrés, dont la figure actuelle prend les traits du réfugié mais qui recouvre une réalité bien plus vaste, dont l’avantage est d’être politiquement inorganisés et de ne pas constituer la moindre clientèle électorale.
Cette latéralisation du champ politique prend alors les atours de la menace à contenir. Elle est le propre de régimes d’autant plus autoritaires qu’ils n’ont plus de contenu politique à faire prévaloir – la rationalité néolibérale empêchant de fait tout projet social de se développer (hausse du niveau de vie, conquête de nouveaux droits, etc.) en même temps qu’elle étouffe les prérogatives autrefois attachées à la souveraineté de l’Etat-nation. Car le capital mondialisé se définit par « la capacité de se montrer décisif sans être décisionniste », selon le mot de Wendy Brown (in Murs, Les prairies ordinaires, 2009).
Emmurer le territoire apparaît donc comme une manière de restaurer une autorité blessée, une puissance ébranlée en lui donnant des airs spécieux de maîtrise. En outre, le thème de la menace sert à légitimer une gouvernentalité de la peur fondée sur la psychose et les fantasmes, seul registre encore disponible quand toute idée de progrès partagé a vu ses assises partir en fumée.
Sur quoi donc se replier alors ? Sur des archaïsmes vaguement culturels censés donner un contenu identitaire à un régime évidé – comme en témoignent aujourd’hui, par exemple, les navrantes tentatives du "printemps républicain" pour faire de l’interdiction du voile islamique l’emblème d’un quelconque devenir collectif (sic).
Repli identitaire afin d’assurer par la négative une forme d’homogénéité quelconque des sujets politiques, tracer des limites où l’exercice d’un pouvoir nécessaire puisse encore se trouver confirmé dans l’ordre symbolique.
Bien entendu, derrière cette latéralisation se cachent aussi les logiques clientélistes triangulaires d’une gauche tellement paumée qu’elle tente de retrouver des repères sur les terres toujours fertiles de l’extrême droite, en alimentant un racisme crasse dans lequel une partie des Français, toutes catégories confondues, s’est toujours allègrement vautrée.
République VS démocratie
La question migratoire éclaire en plein la décadence du signifiant républicain : la Ve République n’est même plus un modèle inclusif sur le plan symbolique. Sa sentinelle s’appelle "intégration" (alors que les études sociologiques prouvent que l’intégration des migrants à la société d’accueil s’effectue correctement et la plupart du temps très rapidement) et ses soldats : "identité", "sécurité", "laïcité", etc.
Il est d’ailleurs intéressant de noter à quel point le signifiant République entre aujourd’hui en concurrence, voire en contradiction directe avec le signifiant démocratie : c’est au nom du salut de la République que sont adoptées chaque mois des lois scélérates et liberticides qui participent à l’expiration lente des attributs élémentaires de la démocratie comme principe organisateur de l’État et comme principe directeur des politiques publiques.
C’est en effet au nom du sauvetage de la République que l’on ferme les frontières, que l’on organise la surveillance de masse des citoyens, que l’on vote des lois d’exception.
Et c’est aux contours de la République que l’on persécute des populations entières sans donner prise au débat démocratique, en oubliant de comptabiliser les violences policières, en évitant de lutter contre le contrôles au faciès ou en interdisant les statistiques ethniques.
L’accueil des migrants : une priorité stratégique
Les pays qui tirent leur prospérité économique d’une forme d’impérialisme capitalistique (externalisation internationale de la main d’œuvre, pillage des matières premières) tendent de plus en plus à se couvrir de clôtures.
La mondialisation n’existe pas. Elle est encouragée pour les capitaux, restreinte pour certains êtres humains. Seuls les ressortissants aisés des pays développés voyagent innocemment à travers le monde.
La mobilité des insiders est glorifiée quand celle des outsiders est discréditée. La première alimente la fausse conscience du capital, la seconde expose ses contradictions.
Ce faisant, la mondialisation néolibérale accentue la logique de séparation propre au capitalisme. Séparation concurrentielle des uns avec les autres et de l’être humain avec lui-même. Perte non seulement des liens institués de la solidarité, mais jusqu’à ses réflexes mêmes.
C’est pourquoi accueillir des migrants est aujourd’hui le point stratégique par excellence d’un projet d’émancipation collective. Parce que la figure du migrant concentre la logique de la séparation dans la totalité de son être. Parce qu’il est l’incarnation première de la misère, du démuni, du sans-rien, de l’exclu de l’ordre bourgeois. Parce qu’il se trouve dans, mais ne relève pas de l’ordre mondial. Parce que son geste – le refus des conditions qui lui sont faites – est éminemment politique. Et parce qu’il porte en lui, inscrit dans son passage d’un endroit à un autre, d’un proche au lointain, la possibilité de rétablir un monde commun.
Pour suivre Clément Sénéchal sur Twitter : @clemsenechal
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