mercredi 20 avril 2016

Revenu de base: une analyse marxiste, par Liem Hoang Ngoc





Face à la crise de l’emploi, le revenu de base inconditionnel est l’un des thèmes fétiches des occupants de la place de la République des « Nuits debout ». Il est souvent présenté comme la mesure radicale et novatrice appropriée par les promoteurs de la thèse de la « fin du travail », autant que par les tenants de la flexibilité du marché du travail. Nombre d’entre eux se sont rassemblés dans le Mouvement Français pour un Revenu de Base. Les fondements théoriques mobilisés par ses membres sont hétéroclites, allant des thèses revendiquant l’hétérodoxie marxiste aux théories néoclassiques les plus traditionnelles. 



Un attelage hétéroclite en faveur du revenu de base 

La fin du travail ? 

L’argumentaire « fin du travail » est en substance le suivant. Le système économique dominant est source de destruction d’emplois parce qu’il pousse les entreprises à accroître la productivité. Les innovations techniques détruisent nécessairement des emplois. Le travail n’est plus le grand intégrateur sociale. Il faut donc octroyer à chacun un revenu universel de la naissance à la mort afin de lui permettre de vivre dans un monde où les richesses sont produites par les machines. Libre à celles et ceux qui le souhaitent de s’aliéner au travail. Le revenu de base permettra à ceux qui le souhaitent de s’émanciper et de s’épanouir dans des activités « citoyennes », associatives, culturelles ou sociales. 

Impôt négatif et flexibilité du marché du travail 

Le revenu de base possède son avatar libéral, en son temps théorisé par Milton Friedman à travers l’idée d’un impôt négatif. Il est aujourd’hui défendu par des économistes conservateurs comme Jacques Bichot ou, sur la scène politique, par le sarkozyste Frédéric Lefèvre. Pour les libéraux, octroyer un revenu de base permettrait de débarrasser le marché du travail de toutes ses « rigidités » (salaire minimum, prestations financées par des « charges sociales »). 

Le revenu minimum représente la dotation initiale des agents économiques rationnels, dont les calculs peuvent dès lors opérer sans entraves sur un marché en concurrence parfaite, supposé converger vers un équilibre de plein-emploi. 

Qu’aurait dit Marx ? 

Le revenu universel est également défendu par des auteurs hétérodoxes qui, dans la lignée de Toni Négri, avancent que le capitalisme cognitif [1] aurait pris le pas sur le capitalisme classique, où le temps de travail est la mesure de la valeur. La connaissance, supplantant peu à peu le travail industriel, serait la nouvelle source de création de valeur, incommensurable en temps de travail. 

Cette approche est-elle franchement novatrice ? Les ordinateurs ne sont rien d’autre que le produit du travail vivant. Marx aurait ici pu soutenir que l’économie numérique représente du travail mort mis en mouvement par du travail vivant ultra-complexe, c’est-à-dire très qualifié. L’hétérodoxe pourrait encore convoquer Marx lorsqu’il avance qu’avec le progrès technique, le travail vivant cessera, lorsque la science et la technique seront devenues des forces productives immédiates d’être la mesure de la valeur. 

La maxime saint-simonienne invitant à « remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses » pourrait dès lors prendre corps. Mais cet horizon lointain suppose d’abord que les salariés s’approprient le pouvoir dans les entreprises afin d’y contrôler la production et la répartition des richesses. Ils devront alors réduire la durée du travail pour tous, jusqu’à ce que la productivité permise par la mise en mouvement du travail mort (accumulé dans le capital constant, la machine) par le travail vivant soit telle que la durée du travail de tous devienne marginale. 

Le « de tous » est ici essentiel et suppose un vaste mouvement de réduction du temps de travail à mesure que la productivité croît. Tel est d’ailleurs le mouvement séculaire dont l’humanité a bénéficié, provisoirement stoppé avec le retour de balancier en défaveur du salariat. 

Pendant les trente glorieuses (dont nous n’avons aucunement la nostalgie), le plein-emploi aurait été impossible si la durée du travail était restée supérieure à 45 heures par semaines et que le mouvement ouvrier s’était focalisé sur une allocation universelle en abandonnant le combat pour la répartition des gains de productivité sous forme de hausses de salaires directs et indirects et de réduction du temps de travail ? De nos jours, si la durée du travail devait en rester à ce qu’elle est (ou augmenter avec les dispositifs légaux envisagés), l’ajustement continuera de se faire par le chômage. 

Aller vers le socialisme nécessite assurément de poser conjointement le problème du contrôle de la production (socialement utile et écologiquement responsable) par les travailleurs, de la lutte contre la pauvreté et de la réduction du temps de travail. L’Homme pourra alors (mais seulement après avoir exproprié le capital et réorganisé la production) travailler deux heures par jour et s’adonner à la littérature, à la pêche ou à toute autre épanouissement, comme l’imaginait Marx dans l’Idéologie allemande. 

Pour l’heure, la durée effective du travail à temps plein reste supérieure à 40 heures en France. Le mouvement de réduction du temps de travail est bloqué par des lois qui s’attachent à détricoter les 35 heures. Le pouvoir dans les entreprises est contrôlé par des noyaux durs d’actionnaires cherchant à réduire la part de la valeur ajoutée rémunérant la force de travail et à allonger la durée du travail pour maximiser la plus value absolue. Les PME sous traitantes sont sous leur joug. Les représentants des salariés y sont affaiblis. 

Dans ces conditions, la revendication d’un revenu universel ne doit pas détourner le mouvement social du véritable enjeu de la lutte des classe : le pouvoir économique, qui se noue dans la sphère de la production. 

Salaire à vie versus revenu de base ? Entre universalisme et socialisme 

 Le marxiste Bernard Friot [2] l’a bien compris, lui qui préfère parler de salaire à vie que de revenu de base, parce que le salaire est à attaché à l’emploi, et donc aux droits que les salariés sont en mesure, ou non, d’arracher aux capitalistes. Ce salaire à vie n’est rien d’autre que la version pérenne du salaire indirect, encore appelé salaire socialisé, issu de la création de la sécurité sociale et prenant la forme de la prestation sociale (chômage, retraite, maladie), financée par la cotisation sociale dans une logique assurantielle à la Bismarck. 

Le salaire à vie permet aux travailleurs de se former et de se cultiver tout au long de leur vie afin de participer aux choix productifs dans l’entreprise. Le salaire à vie est la figure par excellence de la prestation sociale associée à une sécurité sociale professionnelle achevée. 

Le salaire à vie de Friot, financé par la cotisation assise sur le salaire, se distingue donc du revenu de base inconditionnel, déconnecté du travail, dont on suppose qu’il serait financé par l’impôt dans une logique à la Beveridge, en raison de son caractère universel. 

Ces deux approches ne sont, pour autant, aucunement incompatibles. Elles peuvent même s’articuler, en théorie comme en pratique. Le revenu universel existe concrètement en germe dans les minimas sociaux universels, dans lesquels basculent ceux qui ont épuisés leurs droits aux prestations sociales, liés au travail. Les promoteurs du revenu universel avance pour leur part que ce revenu devait se situer autour de 1000 euros, ce qui correspond au seuil de pauvreté, soit 60% du revenu médian. Notons ici que de montant su RSA activité varie de 524,28 euros pour une personne seule sans enfant à 1122,92 pour un parent isolé ayant deux enfants à charge. 

Il n’est pas utopique de relever les minima sociaux les plus bas au niveau du seuil de pauvreté (tout en tenant compte pour tous de la situation familiale) en mettant à contribution les hauts revenus dans le cadre de la solidarité nationale. 

En définitive, les promoteurs du revenus de base et du salaire à vie posent chacun deux problèmes réels, de natures bien spécifiques, lorsqu’on passe aux « travaux pratiques ». Le salaire à vie maintient le revenu du travailleur victime des défaillances du système économique. Il est susceptible de voir le jour dans le cadre d’une sécurité sociale professionnelle dont l’accès serait conditionné par une cotisation liée au travail dans une logique assurantielle. 

Le revenu de base a, pour sa part, pour vocation de lutter contre la pauvreté. Pour cela, le relèvement des minimas sociaux s’impose plus que jamais dans une logique de solidarité. 

Tout ceci pose naturellement le problème du financement de ces innovations sociales, susceptible d’être résolu dans le cadre d’une réforme fiscale améliorant le rendement des prélèvements, dans le cadre de la justice sociale, et distinguant ce qui relève du financement de la prestation universelle de ce qui fonde la prestation liée au travail, en attendant le dépérissement, à très long terme, du salariat.

Liêm Hoang Ngoc (Economiste, fondateur de la Nouvelle Gauche Socialiste) 

https://blogs.mediapart.fr/liem-hoang-ngoc/blog/190416/revenu-de-base-une-analyse-marxiste

[1]Le capitalisme cognitif, Multitudes n° 32, éd. Amsterdam, printemps 2008. 

[2]Bernard Friot, Puissances du salariat, La Dispute, 2012.

1 commentaire:

  1. Jean Christophe20 avril 2016 à 09:26

    Liem, je comprends pas ton propos. Tu rappelles que le revenu de base n'est pas une revendication propre aux mouvements de gauche mais est également promu par les liberaux friedmaniens. Certes. Mais ensuite, tu estimes, dans une analyse marxiste, qu'il ne pourra se mettre en place que si les salariés ont reequilibres le rapport de force dans les entreprises en leur faveur. Mais tu ne dis pas comment. Parce qu'à mon sens, tu ne sais pas. Et surtout, c'est impossible dans la situation actuelle avec un chômage et une précarité massifs. La fameuse "armée industrielle de réserve" de Marx. Donc ta lecture marxiste ne me satisfait pas car "hors sol". Une autre analyse marxiste pourtant se présente tout droit à mon esprit. Celle de la baisse tendancielle du taux de profit. Face à cette baisse, les capitalistes ont tout essayé : le fordisme mâtiné de taylorisme dans les années 10, le compromis fordiste des trente glorieuses puis la révolution neo-conservatrice de Reagan-Tatcher-Mitterrand. Or, ce dernier avatar a montré son échec avec la crise de 2008. En effet, qu'est ce que la crise de 2008 sinon l'aboutissement d'une crise d'insolvabilité démarrée dans les années 80 ? Le pouvoir d'achat manquant du fait du boom des inégalités, il est devenu impossible de trouver des débouchés autrement que par le recours massif au crédit (crise des subprimes et de l'endettement privé refilé ensuite aux états). Mais si les capitalistes ont sauvé momentanément leur peau, la baisse du taux de profit est toujours à l'oeuvre. C'est là qu'arrive la 4eme révolution industrielle comme la surnommé le forum de Davos : sauver les profits par le recours massif à l'automatisation et la robotisation !
    50% des emplois sont appelés à être remplacés par des robots nous disent MIT, Oxford, Cabinet Roland Berger, Institut Brueghel, etc d'ici 10 ans.
    Si les robots détruisent les emplois, que va devenir le pouvoir d'achat? Il n'y en aura plus ! Et c'est là que le revenu minimum d'existence reprend toute sa valeur et devient indispensable tant aux travailleurs pour vivre qu'aux capitalistes pour écouler leurs biens et services ! Mais ol faut y mettre une condition : que ce revenu d'existence soit financé par une taxe sur les machines qui ont detruit les emplois ! Que diq tu à cela, Liem ?

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