jeudi 14 avril 2016

Etat d'urgence pour les arts de la rue, par Marjolaine Christien-Charrière


Les arts de la rue ont toujours été les parents pauvres de la culture, et quand celle-ci se retrouve de plus en plus menacée, après plusieurs gouvernements de droite, et l’actuel qui est loin de l’encourager, ils sont les premiers à en subir les conséquences. 

Tous les arguments sont bons pour ne pas proposer des spectacles de rue, les plus accessibles à toutes et tous, ceux que l’on rencontre au coin d’une avenue ou d’une ruelle et qui nous emmènent si loin, qui permettent au rêve de toucher chacun et chacune, et pas seulement celles et ceux qui ont le capital économique et culturel suffisant pour aller dans les lieux clos.
 

Parmi les prétextes, l’état d’urgence a eu bon dos : nous le savions, l’état d’urgence correspond à une dérive sécuritaire entrainant une réduction des libertés individuelles et collectives, mais son impact s’étend au-delà, touchant la culture il s’attaque à l’imaginaire, la créativité, aux possibilités de penser autrement, ou de penser tout simplement. 

Des annulations ciblées 

Après les attentats de novembre, des manifestations culturelles ont été annulées, souvent à cause du risque de rassemblement, quand les stades de foot et les marchés de Noël n’ont rencontrés aucune restriction... 

Les conséquences directes de l’état d’urgence se sont surtout vues dans les grandes villes et pour les manifestations importantes : le Groupe F (compagnie réalisant des feux d’artifices et des spectacle en extérieur dans le monde entier, site ICI) a dû annuler la partie pyrotechnique de son spectacle du nouvel an sur l’Arc de Triomphe. La projection a elle été maintenue. Leurs spectacles prévus de longue date à Lyon le 9 décembre pour la Fête des Lumières, et à Cergy-Pontoise le 9 janvier, ont également été supprimés. La crainte des produits dangereux et leur acheminement auraient motivé ces annulations, en plus des rassemblements interdits pour Cergy-Pontoise. 

Mais voici un exemple typique du prétexte de l’état d’urgence : à Saint-Maxent-l’École, en Poitou Charente, la « Faites des lumières » de l’hiver dernier a également été annulée, alors qu’il y a 9000 militaires sur place, car s’y trouve une école militaire... 

D’après la présidente de la Fédération Nationale des Arts de la Rue (FNAR, voir ICI), Lætitia Lafforgue, même si au niveau des autorisations il ne s’est pas senti complètement, l’état d’urgence est un bon prétexte pour faire des économies quand les contrats n’ont pas encore été signés. Il n’y a pas une hécatombe d’annulations, mais tout de même plus que d’habitude, notamment en décembre. Ce qu’a également noté Claire Madelenat, de la compagnie de l’Éléphant Vert (compagnie de théâtre de rue, voir ICI), ainsi que comme changement la fouille du public avant les spectacles, ce qui n’est pas sans créer une certaine tension. 

Selon Lætitia Lafforgue, les arts de la rue pour le moment ne sont pas plus touchés que les autres, mais la saison n’a pas encore commencée (ce qui peut aussi expliquer que les annulations n’aient pas été ressenties trop fortement). Mais il faut faire preuve de vigilance à partir de maintenant car les festivals, du moins ceux qui continuent, arrivent. Elle dénonce par contre un deux poids deux mesures : tout ce qui est évènement commercial reste (où a-t-on annulé les marchés de Noël ?), la question de l’état d’urgence n’est dans ce cas pas du tout posée. La culture et la consommation ne sont définitivement pas traitées pareil, évidemment au détriment de la première. 

Mais en ces temps de régression, on ne s’étonnera pas que l’abrutissement des masses soit préféré à leur réflexion, leur imagination, et donc leur émancipation... 

Le problème dans la culture est plus global 

D’après Claire Madelenat, les arts de la rue sont attaqués de fait parce que dans l’espace public, mais l’attaque se fait sur la culture en général : festivals qui s’arrêtent, compagnies qui ne trouvent plus de subventions... 

L’ambiance générale délétère pèse évidemment sur l’affaiblissement des politiques culturelles. La gestion de la culture laisse également à désirer : au niveau de l’état d’urgence, dans les grandes villes la problématique n’est pas vécue de la même façon : la question de la responsabilité incombe aux préfets, qui ne veulent pas s’afficher en restriction des libertés, donc ne prononcent pas toujours une interdiction mais un contrôle, donc le maire se retrouve avec la responsabilité de la décision. 

Pour la présidente de la FNAR il faudrait une responsabilité collective des acteurs et des élues, des discussions avec la préfecture et le commissariat d’arrondissement. La FNAR y sera très attentive car la saison débute. Les élu.es de la Fédération Nationales des Collectivités territoriales pour la Culture ne doivent pas être seul.es à décider : la responsabilité devraient être plus partagée entre élu.es, acteurs/trice de la culture et l’État. 

Cependant, est-ce aux élu.es de contrôler les représentations artistiques ? Elles sont normalement choisies par un.e programmateur/trice employé.e par la collectivité territoriale, mais de plus en plus ce rôle se réduit à des propositions aux élu.e.s qui choisissent... 

La compagnie de l’Éléphant Vert a vu ainsi annuler une demande de jouer Le Meilleur ami de l’homme (extrait ICI), car les élu.e.s n’ont pas voulu suivre l’organisatrice, au prétexte que ce spectacle pourrait faire trop de vagues (l’air du temps est loin de promouvoir une quelconque subversion...). 

Les élu.e.s préfèrent ne pas prendre de risques, ce qui a pour résultat « une parole artistique bâillonnée ». Les répercussions ont aussi lieu en amont : les programmateurs/trices préfèrent prendre des valeurs sûres, s’autocensurent, ce qui était déjà le cas, mais l’état d’urgence en rajoute une couche. 

Quel avenir proche pour la culture ? 

Pour l’instant, le Groupe F par exemple a répondu à des appels d’offre (Pont du Gard, Paris, 14 juillet, 31 décembre, Versailles), et rien d’autre n’a été annulé. Ce qui n’empêche que si l’État d’urgence perdure conséquences graves pour la société entière... 

Sur Paris les évènements existants depuis longtemps sur le territoire sont maintenus mais les demandes nouvelles sont difficilement acceptées. Le plus inquiétant reste cependant la grande baisse des appels d’offres, due aux budgets des collectivités territoriales pour la plupart desquelles la culture n’est pas une priorité. Rappelons que la majorité des régions est passée à droite, nous avons l’exemple de l’Île de France (voir l’intervention de Clémentine Autain sur le budget de la Culture ICI), et ne parlons même pas des villes FN... 

Les attaques contre le régime intermittent, soi-disant sauvé en 2014 après une importante mobilisation, et la Coordination Intermittents et Précaires (voir ICI) n’en était pas dupe, ont bel et bien recommencé. Que ce soit par l’intermédiaire de la loi El Khomri ou via le MEDEF qui s’en prend de nouveau aux annexes 8 et 10 (définissant ce régime spécifique) et ne demande pas moins de 185 millions d’euros d’économie cette année et 400 millions d’ici à 2020. Alors que la Culture rapporte beaucoup plus à l’État qu’elle ne lui coûte[1] et que la part des intermittent.e.s dans les chômeurs/ses est légèrement plus importante (3,5%) que la part des indemnités qu’ils et elles perçoivent (3,4%)[2]. S

ans appels d’offres, donc possibilités de budget pour les compagnies, et sans un régime spécifique permettant aux actrices/teurs du milieu culturel de vivre décemment toute l’année et d’avoir la possibilité de créer, de se former, etc., quand les heures passées devant un public ne représentent même pas le quart du travail effectué et ne se concentrent qu’à certaines période de l’année, c’est la culture qui se meurt, l’imaginaire et le rêve qui sont sacrifiés et les possibilités d’inventer un monde nouveau qui s’essoufflent. 

La gauche radicale ne doit pas délaisser le terrain de la culture, primordial pour créer du lien, avancer de nouvelles idées, faire progresser la société et faire vivre un imaginaire collectif curieux et ouvert. L’émancipation est impossible sans un art libre ; à Ensemble ! nous devons nous saisir de ce levier indispensable à l’émancipation et continuer de promouvoir une politique culturelle audacieuse et de soutenir les intermittent.e.s. 

 Marjolaine Christien-Charrière (E! 34) 

 [1] Étude conjointe sur l’apport de la culture à notre économie confiée à l’inspection générale des finances et à l’inspection générale des affaires culturelles par Pierre Moscovici, ministre de l’Economie et des Finances et Aurélie Filippetti, ministre de la Culture et de la Communication 

[2] http://yvanrichard.com/culture/intermittence.htm - 12

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