vendredi 17 avril 2015

Faire cause commune avec la Grèce, par Cédric Durand, Razmig Keucheyan, Stathis Kouvélakis


Avec l’arrivée au pouvoir, fin janvier, de Syriza en Grèce, une hypothèse aura été définitivement invalidée : il serait possible de mettre en œuvre des politiques alternatives au néolibéralisme dans le cadre de l’Union européenne (UE). 

L’ADN des traités européens est néolibéral. Depuis l’Acte unique européen (AUE) de 1986 au moins, cet ADN n’a cessé de se confirmer, et même de se renforcer. Jusqu’à présent, l’hégémonie sans partage du néolibéralisme pouvait éventuellement être mise sur le dos de tel ou tel gouvernement nouvellement élu. 


Si les politiques d’austérité règnent en Europe, c’est parce que François Hollande, Matteo Renzi ou tel autre social-libéral manque de courage, ou parce qu’il a trahi l’engagement électoral de réorienter les politiques européennes. 

Cet argument tombe avec Syriza. Car chacun voit avec quel acharnement Aléxis Tsípras et Yánis Varoufákis œuvrent en faveur du changement à l’échelle continentale. En vain. 

Depuis le 4 février, la Banque centrale européenne (BCE) a coupé la principale source de financement du système bancaire grec, tandis que les versements européens sont interrompus depuis l’été 2014. L’étau se resserre, poussant le pays à une banqueroute désordonnée et au chaos, à moins bien entendu d’accepter les conditions humiliantes posées par l’UE. 

Conclusion : l’alternative au néolibéralisme passe par la rupture avec le cadre européen, et donc - comment pourrait-il en être autrement ? - par la sortie de la Grèce de l’euro. Car toute mesure d’autodéfense élémentaire que le gouvernement Syriza est amené à prendre pour faire face à l’agression permanente dont il fait l’objet de la part de la BCE et de l’UE, telle que le défaut de paiement sur la dette et la mise sous contrôle public de son système bancaire, le place en dehors du cadre de l’euro. 

Cette rupture ne sera bien sûr pas la panacée. Il n’y a pas de bonne solution pour la Grèce, seulement une solution moins mauvaise. Mais la rupture avec l’UE porte en elle la possibilité d’une renaissance pour ce peuple héroïque, soumis au cours des dernières années à une torture austéritaire sans précédent. 

La séquence écoulée aura permis de mettre en lumière un autre fait : la faiblesse du soutien à Syriza sur le continent européen. D’abord, de la part des autres gouvernements du Sud de l’Europe. On se souvient que le premier voyage effectué par Tsípras à l’étranger, début février, l’avait amené à Paris. Mais Hollande n’a rien fait pour lui venir en aide. Il faudra s’en rappeler lorsque sera venue l’heure de faire le bilan de ce calamiteux quinquennat, quand les appels à l’«union de la gauche» venus de la rue de Solférino se feront insistants. 

Le plus tragique est que si Tsípras n’a pas obtenu de soutien du gouvernement français, il n’en a pas trouvé non plus dans le mouvement social et syndical. En France, la plus importante manifestation de soutien à la Grèce, mi-février, a réuni tout au plus 5 000 personnes. Les confédérations syndicales en étaient presque absentes. C’est une véritable honte. 

Cette absence de soutien à Syriza aura démontré l’affaiblissement de la conscience internationaliste sur le continent, particulièrement au sein du mouvement ouvrier français. L’internationalisme ne consiste pas à soutenir la «cause de l’autre» par altruisme ou devoir moral. Cela consiste à comprendre que les intérêts des classes populaires française et grecque sont liés, notamment parce que leurs adversaires sont les mêmes. 

Comment imaginer que la mise en œuvre de politiques alternatives au néolibéralisme en Grèce serait sans effets en France ? Les rapports de force sociaux et politiques s’en trouveraient bouleversés ! Ces politiques offriraient, au mouvement syndical français, un puissant levier pour sortir de sa léthargie actuelle, de son incapacité à organiser la résistance aux politiques du gouvernement Valls. 

Ce que le mouvement ouvrier ne saisit pas, les classes dominantes européennes l’ont très clairement à l’esprit. Leurs efforts, BCE en tête, sont tendus vers un seul but : humilier le gouvernement Syriza, le contraindre à renier son mandat populaire. Pas question de laisser un accident électoral briser le monopole de l’extrême centre. Ce n’est rien de moins que le There Is No Alternative de Margaret Thatcher qu’il s’agit de sauver. 

Au cours du mois d’avril, les échéances de remboursement de la dette grecque vont se succéder. La perspective d’une sortie - plus ou moins ordonnée - de l’euro se fera de plus en plus précise. 

Le mouvement syndical français compte parmi les principaux acteurs du drame qui va se dérouler à partir de là sur le continent. Autant que le gouvernement allemand, la BCE, ou les «hommes en noir» du FMI. Les mobilisations qu’il pourrait déclencher en solidarité avec le peuple grec pourraient changer la donne stratégique, y compris en France. A cette occasion, l’hostilité des classes populaires au système en place trouverait un autre débouché que le vote Front national. Elle redeviendrait internationaliste, c’est-à-dire capable de trouver dans la résistance d’un autre peuple une cause qui est intégralement la sienne. 

Cédric Durand, économiste à Paris-XIII, Razmig Keucheyan, sociologue à Paris-IV et Stathis Kouvélakis, philosophe au King’s College de Londres. 

Tribune publiée dans Libération.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire