Observations présentées par le Syndicat de la magistrature devant la Commission des lois (avant l’examen des
amendements en commission des lois)
Le projet de loi relatif au
renseignement est présenté comme répondant au double objectif
d’améliorer la détection des menaces pesant sur la sécurité nationale,
en particulier terroristes, et de garantir un cadre juridique protecteur
des libertés individuelles, à la mise en œuvre des techniques de
renseignement. Il prétend mettre en conformité la France avec les
standards démocratiques en la matière, par la constitution d’un cadre
normatif équilibré entre performance des services spéciaux, assurant la
sécurité des citoyens, et effectivité du contrôle, protégeant leur vie
privée et leurs libertés. C’est pourtant bien plus à la reconnaissance
de pouvoirs accrus pour les services qu’à la protection des libertés des
citoyens que s’attèle ce projet, ainsi qu’en témoigne son exposé des
motifs.
Depuis l’arrêt Klass contre Allemagne de 1978, la jurisprudence
européenne rappelle aux États qu’ils ne disposent pas d’une latitude
illimitée pour assujettir à des mesures de surveillance secrète les
personnes soumises à leur juridiction et prendre « n’importe quelle
mesure jugée par eux appropriée », sous peine « de saper, voire de
détruire, la démocratie au motif de la défendre », la défense de l’Etat
de droit ne pouvant se passer d’un examen attentif des moyens choisis.
Alors que cette logique devrait prévaloir et placer au cœur du débat démocratique la protection des individus contre les abus de la puissance publique, car tel est le sens de la notion de sûreté telle que conçue par les rédacteurs de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, c’est d’abord à la protection des agents des services de renseignement que ce texte œuvre. Alors que les citoyens sont, en matière de renseignement, les cibles potentielles de la surveillance étatique, la garantie de leurs libertés n’est que secondairement l’objet de ce texte.
Le renversement des principes est aussi choquant que fièrement
assumé. C’est ainsi que l’exposé des motifs pose d’abord que « les
agents des services spécialisés de renseignement (...) demeurent exposés
à des risques pénaux injustifiés. En deuxième lieu, l’absence de règles
claires (…) favorise les suspicions infondées sur l’activité des
services spécialisés et fragilise leur action ». Sans ciller, le
gouvernement offre un blanc-seing à des services au moment même où il
présente un texte dont l’objet rappelle à lui seul combien ils
fonctionnent depuis plusieurs années dans la plus grande illégalité… La
protection des libertés de tout un chacun n’est visée qu’enfin : « en
troisième lieu, l’insuffisance de la loi limite l’étendue du contrôle
exercé sur les services spécialisés : ce qui n’a pas de fondement légal
n’a pas de contrôle organisé, ce qui n’est pas acceptable dans une
société démocratique attachée à la protection des libertés
constitutionnellement garanties. »
Cet ordre des priorités constitue une juste présentation du texte,
dont les dispositions combinées légalisent tout un panel de techniques
de surveillance, certaines préexistantes « notamment en matière
d’interceptions des correspondances et d’accès administratif aux données
de connexion », d’autres nouvelles « notamment en ce qui concerne
certaines techniques de sonorisation de lieux, de captation de données
ou de localisation en temps réel d’objets ou de personnes ».
Voilà
l’objet réel de ce texte : légaliser au profit de services au
fonctionnement par essence occulte des prérogatives très larges,
permettant une surveillance étendue et renforcée dans l’espace virtuel
et dans l’espace physique, tout en organisant un système de contrôle a
priori dérisoire et a posteriori illusoire. Le président de la CNCIS,
M. Delarue, la CNIL, le Conseil national du numérique ou le commissaire
aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe ne s’y sont pas trompés et
expriment aujourd’hui leurs vives inquiétudes.
La cause des services du renseignement n’était pas absente du débat
politique : la loi de 1991 sur les interceptions de sécurité a initié
une dynamique en réponse aux exigences de la Cour européenne des droits
de l’Homme. Les lois qui ont suivi ont systématiquement eu pour effet ou
pour objet, d’abord de réorganiser les services spécialisés, puis
d’accroître leurs pouvoirs. Les derniers textes adoptés, loi de
programmation militaire du 18 décembre 2013 (et son article 20) et la
loi du 13 novembre 2014 ont ainsi, au prétexte d’une nécessaire
adaptation aux nouvelles technologies comme aux nouvelles menaces,
ouvert un cycle de renforcement des pouvoirs du renseignement.
Le législateur a fait le choix du contre-pied : traditionnellement
désignés avec méfiance par une classe politique qui voit dans les
services des renseignements une menace potentielle, ceux-ci sont
aujourd’hui entièrement dédouanés, les dérives anciennes ou récentes
oubliées. Un postulat pourtant dangereux au stade du processus
législatif : si la défiance totale ne saurait être la règle, il
appartient néanmoins en cette matière de déployer la plus grande
vigilance. Gérard Soulier souligne, dans l’ouvrage Raisonner la raison
d’Etat coordonné par Mireille Delmas Marty, combien il est fondamental
que les dérives potentielles des services ne soient pas écartées des
débats démocratiques. S’il importe selon lui de ne pas empêcher de
manière absolue les mesures de surveillance, mais bien de « les
reconnaître, les réglementer, en limitant les possibilité et en
organisant un contrôle », il faut se garder de « s’en remettre
finalement à une pratique correcte des agents de l’Etat, lorsque c’est
d’eux justement que l’on peut redouter un glissement vers les méthodes
de l’Etat policier ».
Alors qu’aux termes mêmes de l’exposé des motifs du projet de loi, la
prégnance des enjeux soulevés par le renseignement appelle un
« consensus social exprimé par la représentation nationale », qui
devrait naturellement se traduire par un examen approfondi du texte par
les assemblées, le gouvernement choisit de soumettre le texte aux
parlementaires selon la procédure d’urgence, au prétexte que le temps
serait compté dans la lutte contre le terrorisme. Ce, malgré les
nombreux textes ayant affiché cet objectif au cours des 18 derniers
mois, et surtout, en dépit de l’irréductibilité du projet à la lutte
contre le terrorisme. Ni les citoyens, ni les parlementaires ne doivent
s’y tromper : ce projet concerne la surveillance, bien au-delà de la
lutte anti-terroriste. Porteur d’une vision globale du renseignement,
enraciné dans une réflexion de longue haleine, ce texte méritait
assurément un examen approfondi, seul à même de créer les conditions
d’un débat serein, s’agissant de la protection des libertés
individuelles. C’est hélas la procédure accélérée qui a été choisie. Le
fond répond ainsi à la forme : pour une loi au contenu restrictif de
libertés et corrodant les conditions d’existence de la démocratie, une
procédure antidémocratique.
Malgré le consensus politique en faveur de l’adoption de ce texte,
chacun se réfugiant derrière l’argument sécuritaire, le Syndicat de la
magistrature ne se résigne pas. Il dénonce l’extension du champ des
activités de renseignement et la légalisation de techniques de
surveillance intrusives (I) sans contre-pouvoir réel, le contrôle
organisé étant aussi dérisoire a priori qu’illusoire a posteriori (II)
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EXTRAIT -
Pour un véritable encadrement a priori des activités par une instance indépendante et qui n’exclue pas le juge judiciaire
Pour le Syndicat de la magistrature, l’activité des services de
renseignement ne sera légitime que dans les conditions suivantes :
- Restreindre l’activité des services de renseignement à une fonction de connaissance et d’anticipation, dans un domaine strictement défini qui exclue la surveillance politique des activités militantes et le recueil d’information sur des actes délinquants ou criminels déterminés qui relèvent de la police judiciaire.
- Exclure certaines mesures ciblées du champ du renseignement et notamment la sonorisation de domicile ou de véhicule. Ces pratiques extrêmement intrusives ne peuvent trouver une légitimité que dans le cadre d’une information judiciaire sous le contrôle d’un juge indépendant, avec les garanties procédurales attachées à ce dispositif.
- Exclure l’ensemble des mesures de surveillance généralisée : IMSI catching, traitement automatisé de données de connexion. Du fait de leur caractère massivement intrusif, de telles pratiques ne peuvent trouver une légitimité que dans le cadre d’une information judiciaire, sous le contrôle d’un juge d’instruction indépendant.
- Refuser l’adjonction d’un régime de renseignement spécifique aux personnes détenus et fondé sur le seul risque d’évasion ou de trouble au bon ordre. Les personnes détenues n’ayant vocation à faire l’objet de surveillance qu’en fonction des critères généraux énoncés par la loi.
- Refuser l’allongement de la durée de conservation des données recueillies dans le cadre de la mise en œuvre de techniques de renseignement.
- Confier le pouvoir d’autorisation des techniques d’investigation à une instance indépendante composée de juges administratifs et de juge judiciaires, ces derniers devant être majoritaires, accompagnés par des techniciens et excluant tout membre du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif.
- Prévoir un recours juridictionnel a posteriori, dans des conditions assurant le respect du contradictoire et les conditions d’une défense réelle, notamment en réduisant le champ du secret défense.
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