La grève et la manifestation interprofessionnelles
existent-elles encore ? Si l’on lit le quotidien Le Monde relatant la journée nationale du 9 avril, sans doute
pas ! La veille, Le Monde avait
fait un article « marronnier » (la routine face à des évènements
annoncés) en bas de page et le lendemain du 9, il y consacre quatorze petites
lignes... Circulez ! Mais rendons justice au Monde de publier de grands articles sur Radio-France en lutte, même
si le regard porté est discutable. France inter (en grève !) a consacré au
9 avril au soir une émission de grande écoute (le Téléphone sonne) à la
journée. Libération a fait un peu plus que Le Monde : quelques paroles prises sur le vif dans le cortège
parisien, mais aucune analyse. Seule l’Humanité
y consacre plusieurs pages.
Un manifestant nous a demandé jeudi : « Où est BFM ? ». Lui
répondant que je n’avais vu aucune télé, il poursuit : « Eh oui ! Mais si c’était des curés de
la Manif pour tous, ils seraient là ». La remarque parait anecdotique,
mais elle est quand même signifiante au sens où, malgré les débats parfois
houleux qui ont précédé la « montée
sur Paris » voulue par la CGT, cette journée a bien donné à voir et à
entendre les « sans voix »,
sur le pavé parisien, comme le disait 7
jours, le bulletin hebdomadaire de la Fédération des industries graphiques
et du livre (FILPAC) CGT.
La CGT annonce 120 000 manifestants à Paris. Le chiffre,
qui dépasse l’objectif fixé, est peut-être un peu forcé, mais le résultat est
quand même une manifestation impressionnante, que l’on n’avait pas vue depuis
longtemps. Le cortège des manifestants CGT venus des régions a durée à lui seul
plus de deux heures, dans une ambiance où la classe ouvrière affichait
visiblement sa joie et sa fierté d’être là et en nombre. Oui ! Il était là
le peuple ouvrier, le peuple des salarié-es, arborant les calicots des luttes
en cours ou récentes, celles dont presque personne ne parle, mais qui semblent
se réveiller. Même si nous sommes encore loin d’une généralisation ou d’une
simple offensive massive, comme nous l’avions connu en 2009 dans les grandes
journées contre la crise capitaliste, en janvier et mars.
« Pas nés pour subir »
Le choix avait été fait d’ouvrir le cortège par une centaine
de « jeunes CGT » avec leur
pancarte « Pas nés pour subir ». Suivent plusieurs centaines de salarié-es
derrière la banderole de l’intersyndicale Radio-France, avec un cortège
compact, combatif et scandant : « Vive
la radio publique ». Croirait-on que ces jeunes en bluejean avec leur
pancarte font partie de l’orchestre philharmonique de Radio-France ?
La manifestation passe devant des hôpitaux comme Cochin où
sont placardés des « en grève »
en grosse lettres. Les délégations hospitalières sont d’ailleurs nombreuses,
venant d’un peu partout, signe d’une situation explosive avec les budgets
contraints. Une délégation de femmes de l’hôpital Sud-Francilien
(« célèbre » pour avoir été construit en partenariat
public-privé : un gouffre financier qui a fait scandale, puis a été
abandonné) arborent joyeusement un poème graphé à la main sur un
drap blanc : « Hôpital public
en lutte ! Capital colérique en chute ».
« Nous sommes des
travailleurs de France » : c’est le message que veulent délivrer sur
leur calicot les coiffeuses et manucures (africain-es, asiatiques…) qui
dénoncent le travail dissimulé et qui viennent d’obtenir (vendredi 3 avril)
leur régularisation au 57 boulevard de Strasbourg à Paris. Un an de lutte
acharnée et la victoire, après une bataille syndicale interprofessionnelle
(CGT Paris, FSU, Solidaires, syndicat de la magistrature), associative (Fasti,
LDH…), artistique (cinéastes) politique (Front de gauche, socialistes,
EELV…): une lutte de tout un quartier pour soutenir les « guerrières ».
Beaucoup de pancartes d’usines, avec une dominante
métallurgie. Notons-le : Philippe Martinez vient de Renault et il était
secrétaire de la Fédération de la métallurgie CGT, avant d’être à la tête
de la CGT. Alors les syndiqués ont répondu présents. Saint-Gobain, Renault
Truck, la SBFM (sous-traitant Renault qui a failli mourir, mais a été repris
dans Renault après une longue lutte), des Peugeot de Poissy, des fonderies de
Charleville (Ardennes). A Citroen Rennes, ils ont débrayé à 150 ; il y a
PSA Poissy aussi, mais sur délégation. Pour Renault Le Mans, un car d’actifs et
un autre de retraités. Plusieurs
centaines de salariés de la Moselle, de la Meuse, avec des
musiques…contrastées. Par exemple l’air suivant fait un tabac : « On ne baisse pas le pantalon devant des
petits chefs, devant une bande de cons », aussitôt suivi par
l’historique « Appel du grand
Lénine »… On scande aussi sur les 32 heures, puisque la CGT les remet
au goût du jour !
Venue du Nord, une énorme délégation, avec toutes les unions
locales (Maubeuge, Tourcoing, Dunkerque, Halluin, Seclin, Douai…) avec un gros
défilé des métallos, turbulents et pas très pro-condédéraux dans la région,
avec la présence de Thyssen Krupp Electrical Steel, venus d’Isbergues (Pas de
Calais).. On crie : « A bas la
loi Macron ! ». Il y a aussi l’arsenal de Cherbourg et de Bretagne,
car tout est un peu mélangé : les régions, les métiers, les villes. Il y a
Sambre et Meuse de Maubeuge, entreprise de matériel ferroviaire dont les 260
salariés occupent leur usine jour et nuit depuis trois semaines, pour lutter
contre la fermeture. L’usine était devenue propriétaire d’un groupe russe (et
la Russie le plus gros client), qui laisse tomber (L’Humanité du 9 avril) avec un nombre énorme de questions
économico-diplomatiques franco-russes, non résolues et…opaques. Mais les
salariés restent sur le carreau.
Sont également en visibilité des salariés menacés de Lanester
(Bretagne) : « Chômage,
précarité : bienvenue en enfer », mais aussi ceux du Cognac
Hennesy ! Et il y ceux, et surtout celles,
du commerce et des services. On arbore un fanion : « Carrefour précarité » en arrivant
de Bourgogne. Les Carrefour Market
expliquent qu’elles sont en action « coup
de poing » depuis le 6 février, avec des « week-end de la colère » dans chaque région, où on
dénonce une feuille de paie (image agrandie) avec 1170 euros nets : « Ta demi-baguette on n’en veut pas ».
Il y a la chocolaterie dijonnaise qui se bat pour rester debout, alors qu’elle
a redémarré le 13 février avec 110 salariés sur 295 (suite à redressement
judiciaire).
Il y a aussi des petites pancartes individuelles : « On n’a pas voté pour cela, il y a
tromperie » Et juste à côté un gros coup de gueule d’un isolé :
« P comme pourri, S comme Salaud, A
bas le Parti socialiste », avec des dessins de Siné.
FO a mis le paquet
Derrière le cortège des régions CGT à Paris, une heure de
défilé de Force ouvrière, du jamais vu à Paris depuis…1995. L’appel de la CGT à
venir à Paris a dynamisé FO, puisque FO avait lancé l’idée de la journée à son
congrès de février.
Et puis vient la FSU derrière laquelle suivent des assemblées
d’établissements scolaires en lutte, notamment des collèges en Seine
Saint-Denis avec aussi des banderoles Sud Education (Sevran, collège Jean
Jaurès, Romain Rolland). Les collèges en lutte sont également très présents
dans la manifestation de Montpellier (collèges Aignerelles, Las Cazis)
avec des parents portant le cercueil de l’éducation, en prévision d’une rentrée
2015 très difficile (classes surchargées, dotations en baisse).
L’union syndicale Solidaires met en avant le chômage et le slogan : « Travailler moins pour travailler tous et
toutes ». Le cortège CGT Ile de
France piétine d’impatience en fermant la manifestation parisienne.
80 manifestations régionales
Nos correspondants le disent : malgré les efforts pour
aller à Paris, les manifestations locales sont très significatives. A Rennes, 4000 personnes, dont les grévistes
des crèches emmenées par Solidaires. Et les salariés de Mory Global transports,
qui vivent leur deuxième plan de licenciements en un an. Lyon :
8000 ; Caen : 2000 ; Montpellier 3000. Toulouse compte 8000
manifestants, avec un cortège FO significatif, mais qui refuse d’aller jusque
sur la place du Capitole, sous les fenêtres du nouveau maire… de droite (lequel
menace la Bourse du travail !).
A Nantes, 5000 manifestants (et 900 sont montés à Paris),
avec certes la CGT mais aussi une équivalence entre FO et Solidaires. A la
Poste, la CFDT appelait à un rassemblement avec l’intersyndicale avant la
manifestation. Les inspecteurs du travail manifestaient derrière une banderole
unitaire. Ouest France reproduit la
déclaration de Jean Brunacci de Solidaires, soulignant que cette journée est
« un point d’appui pour continuer
l’action ».
A Saint-Usage (Bourgogne), selon notre correspondant à Dijon,
90% des salariés du site Bonna Sabla-Consolis (éléments préfabriqués en béton)
étaient en grève le 9 avril. Ils dénoncent la lean production qui intensifie le travail et accumule des risques
psychosociaux. L’an dernier, ils auraient touché 3 centimes de plus par heure
en récompense ! 14 salariés sur 28 seraient en « détresse médicale » selon le délégué CGT. Et c’est pour cela
qu’ils se sont mis en grève, et pas pour leurs salaires de misère. Ce qui en
dit long sur la réalité du travail aujourd’hui…
En Haute Loire, on note beaucoup de débrayages d’une heure
dans le privé. 400 manifestants au Puy, 120 à Paris.
Et maintenant ?
Les taux de grèves nationaux dans les grands services publics
sont plutôt faibles : 25% dans le secteur primaire (Education nationale)
et 25% aussi dans les Finances publiques, alors que ces secteurs comptent
parfois des taux de grève jusqu’à 60% ou plus. Pas de préavis national à la
SNCF, mais c’est la tradition en cas de manifestation nationale.
Une intersyndicale nationale Fonction publique (CGT, FO, FSU,
Solidaires, FAFP) appelle à agir pour débloquer le point d’indice des salaires,
sans donner de date d’action. Même l’OCDE calcule que le pouvoir d’achat des
salaires d’enseignants en France a chuté de 13%
depuis 2000.
Les organisations syndicales nationales organisatrices du 9
avril se sont consultées dès vendredi 10
avril sur les suites. La journée du 1er mai, dont la CES veut faire
un rendez-vous européen, pourrait voir s’élargir l’intersyndicale. CGT, FO,
CFDT, FSU, Solidaires : bientôt ensemble ? Possible mais pour quel
objectif ? Ce serait une nouveauté, qui reste hypothétique. La journée du 9 avril est néanmoins un
succès, dans le sens d’un coup de projecteur sur la réalité actuelle du monde
du travail et des luttes parfois étonnantes qui se développent dans les entreprises (voir après le tract CGT-CFDT de
l’entreprise Ecocert, certification écologique en agriculture, en grève dans le
Gers depuis une semaine).
Elle reste modeste en rapport avec l’étendue des dégâts
causés par l’Europe, le patronat et ce gouvernement honni. Il est difficile
d’imaginer qu’elle puisse servir de détonateur national. Mais accompagner
l’envie de lutter en peu partout, oui.
Jean-Claude Mamet (Ensemble!) le 12 avril 2015.
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