mercredi 9 mars 2016

«Réformiste», «social-libéral»: quand les mots ne veulent plus rien dire, par Laurent Mauduit (Médiapart)

 
En ces temps de crise, il est précieux de déconstruire les hypocrisies sémantiques. Faut-il qualifier la CFDT de « réformiste » ? Et, du gouvernement, faut-il dire qu'il conduit une politique « sociale-libérale » ? Redonner aux mots leur sens, un impératif pour une confrontation honnête.

Il ne faut jamais négliger les batailles sémantiques. Car il est des mots qui parfois s’imposent dans le débat public, alors qu’ils sont biaisés ou chargés d’une signification qu’ils n’ont pas. Des mots utilisés pour induire en erreur ceux qui les écoutent, pour abuser l’opinion, ou alors seulement des mots maladroits, mais qui tout de même brouillent les pistes et contribuent à la confusion générale. 


En cherche-t-on des illustrations récentes, on en trouve en pagaille dans la confrontation à laquelle donne lieu la réforme du code du travail. Et ces batailles sémantiques ne sont sûrement pas secondaires, car ceux qui les gagnent sont aussi ceux, le plus souvent, qui gagnent la bataille des idées.

Il en va ainsi du mot « réformiste ». Depuis quelques jours, le qualificatif revient dans tous les médias pour rendre compte de la position de la CFDT. Ainsi donc, la CFDT serait une centrale syndicale « réformiste ». Éprouvant quelque gêne à endosser eux-mêmes cette appellation, certains journaux (dont Mediapart) recourent parfois à une formulation plus distanciée, parlant à propos de la CFDT de la centrale « dite réformiste ». Ce qui est beaucoup plus précautionneux car cela invite les lecteurs à réfléchir à la pertinence de l'appellation.

Mais convenons qu’il s’agit tout de même d’un abus de langage. Voilà quelques décennies, on pouvait certes comprendre que l’on délimite, à très gros traits, deux camps dans le monde syndical : celui du syndicalisme protestataire, dont le pivot était la CGT ; et celui du syndicalisme de concertation, dont les champions, dans des genres très différents, étaient la CFDT et Force ouvrière.

Mais au fil des ans, cette classification a perdu toute signification. Au tournant des années 2000, la CGT a fait sa mue et voulu abandonner ce syndicalisme protestataire. Et si elle n’est pas allée au bout de sa mue, ce n’est pas de sa responsabilité : c’est d’abord parce que le patronat s’est très violemment radicalisé, notamment à partir de 2007, tournant le dos à la politique contractuelle et aux négociations collectives. C’est la crise de l’UIMM (le patronat de la métallurgie) qui a été le signal déclencheur de cet immense basculement, rejetant la CGT dans le syndicalisme de protestation au moment même où elle était disposée à faire mouvement.

L’évolution de Force ouvrière est de ce point de vue strictement comparable. Alors que la centrale longtemps dirigée par André Bergeron – l’homme du « grain à moudre » – a longtemps lié son sort à celui de la politique contractuelle et aux négociations collectives, elle a, elle-même, dérivé sans véritablement le vouloir. Avec le basculement progressif de la France du capitalisme rhénan vers un capitalisme anglo-saxon, beaucoup plus tyrannique, ignorant le compromis social, il y a eu progressivement de moins en moins de « grain à moudre ». Et, sans que cela ait grand-chose à voir avec les contingents trotskistes-lambertistes qu’elle abrite, Force ouvrière a aussi été poussé de plus en plus vers un syndicalisme de protestation, même si cela ne faisait pas initialement partie de son fonds de commerce.

De son côté, la CFDT (et en tout cas ses cercles dirigeants) a pris de plus en plus la détestable habitude – le signe déclencheur en a incontestablement été la grève autour des retraites de l’hiver 1995 – d’épauler tous les projets socialement les plus conservateurs.

Alors, qualifier aujourd’hui la CFDT de « réformiste » n’a plus le moindre sens. Car dans cette hypothèse, comment faudrait-il qualifier l’autre camp syndical ? Y a-t-il d’ailleurs un autre camp syndical ? La vérité, c’est que la violence de la réforme du code du travail a fait voler en éclats les classifications anciennes, qui déjà avaient depuis longtemps beaucoup perdu de leur sens. C’est si vrai que la CFDT est elle-même très divisée sur l’appréciation de la réforme du gouvernement et ne semble plus guère disposée à jouer le rôle de supplétif dans lequel les gouvernements antérieurs ont trop souvent essayé de la piéger. Ou alors, faudrait-il qualifier la CFDT de « réformiste » au motif qu’elle serait réputée défendre des thèses souvent proches du Medef – mais ce qui n’est pas le cas aujourd’hui ? À ce régime-là, la logique voudrait aussi que l’on qualifie le Medef lui-même de « réformiste », mais sentant l’incongruité de cette appellation, il n’est pas grand monde à en user. En bref, derrière ces jeux sémantiques, c’est la confusion générale…

Et puis surtout, cet usage impropre du qualificatif de « réformiste » brouille les repères anciens du débat social. Durant des lustres, dans les joutes anciennes qui divisaient ce qu’en d’autres temps on appelait le mouvement ouvrier, on usait du qualificatif de « réformiste », par opposition au qualificatif de « révolutionnaire ». En clair, les réformistes voulaient œuvrer au progrès social, mais de manière graduelle.

Or, tout a basculé. C’est l’onde de choc majeure du capitalisme anglo-saxon auquel la France s’est convertie : instaurant une tyrannie du capital sur le travail, il a sonné la fin du réformisme, au sens où on l’entendait autrefois. Ce qui explique les errances terribles qui affectent aujourd’hui le mouvement syndical français. Et ce qui explique tout autant la lente et terrible agonie du Parti socialiste, sous le quinquennat de François Hollande. Terrible agonie puisque les dignitaires socialistes n’ont plus de doctrine et se bornent à mettre en œuvre la politique économique et sociale décidée par le Medef.

Dans le contexte présent, mieux vaudrait donc abandonner ce vocable impropre de « réformiste ». Quiconque aurait un doute sur le sujet peut utilement se reporter au livre maintenant ancien L'Esprit de Philadelphie - La justice sociale face au marché total (Seuil, janvier 2010, 13€), écrit par Alain Supiot, qui dans l’intervalle est devenu professeur au Collège de France. Il y expliquait comment l’histoire de notre pays pouvait se résumer en la lente et implacable déconstruction du modèle social dont il s’était doté, au lendemain de la Déclaration de Philadelphie, à l’origine de la création de l’Organisation internationale du travail (lire Justice sociale : le manifeste de l’après-guerre aux oubliettes). Une déconstruction qui était déjà avancée en 2010, quand le spécialiste de droit social avait pris la plume mais qui s’est encore accélérée depuis.

Détournement de l'idéal des Lumières

Dans cette logique, la déconstruction du Code du travail doit-elle être qualifiée de « réformiste » ? Foin des artifices de langage ! S’il s’agit bien d’une déconstruction, il faut qualifier cette entreprise pour ce qu’elle est : au choix réactionnaire (dans tous les sens du terme) ; ou néoconservatrice…

Quoi qu’il en soit, on approche là de subtilités sémantiques qui sont souvent utilisées, dès qu’il en va non seulement d’une partie du mouvement syndical, mais aussi du Parti socialiste. Un autre exemple en atteste : dès que ce gouvernement sort de sa hotte une réforme concoctée par le Medef, la presse répugne le plus souvent à la qualifier de néolibérale. Par une sorte de pudeur, c’est le qualificatif de « social-libéral » qui est utilisé.

Avec cette réforme du code du travail, la formule est donc revenue sans cesse sur toutes les radios, comme sur toutes les chaînes de télévision. Comme si c’était une évidence : Manuel Valls et François Hollande conduisent une politique sociale-libérale.

Mais là encore, c’est un abus de langage. Car, comme la formule le suggère, le social-libéralisme repose sur un troc : les salariés seraient invités à abandonner des avantages anciens, et cette flexibilité nouvelle serait le gage d’une meilleure compétitivité des entreprises ; mais en retour, les mêmes salariés profiteraient de sécurités nouvelles. En somme, le social-libéralisme est sûrement une politique économique très accommodante pour le patronat, mais elle suggère un échange, qui ne soit pas à sens unique.

Quand François Hollande pousse ainsi certaines centrales syndicales à accepter, le 11 janvier 2013, un accord de flexisécurité avec le patronat, baptisé Accord national interprofessionnel (ANI), il parle alors de « compromis historique ». Et c’est vrai qu’à l’époque, les apparences sont celles-là : des gestes ont été faits de part et d’autre ; un terrain d’entente a été trouvé. En réalité, c’est un accord déséquilibré, assorti de considérables concessions au détriment du monde du travail et sans réelles contreparties offertes. Mais, pourquoi chipoter ? L’accord se présente sous la forme d’un compromis, et il n’est pas impropre de qualifier alors de « sociale-libérale » la politique économique et sociale inspirée par François Hollande. La politique est beaucoup plus libérale que sociale, mais il n'est guère utile d'entrer dans ces nuances.

Mais nous n’en sommes plus là aujourd’hui. Car avec la réforme du code du travail, François Hollande et Manuel Valls ne se sont pas souciés de sauver les apparences. À l’origine du projet, ils n’ont pas cherché à envelopper la réforme dans un échange donnant-donnant. Et tout s’est enchaîné : du même coup, ils n’ont pas éprouvé le besoin d’organiser, en amont, une concertation avec les confédérations syndicales – ce qui est sans précédent dans l’histoire sociale de l’après-guerre ; et ils ont même envisagé un moment de passer en force au Parlement, grâce au très anti-démocratique 49-3.

Alors qualifier une telle politique de « sociale-libérale » – alors qu'il n'y a pas une once de social – constitue tout autant effectivement un abus de langage. C’est tout bonnement une politique néolibérale, beaucoup plus régressive encore que ce qu’avait fait Nicolas Sarkozy de 2007 à 2012 (lire Loi sur le travail : jusqu’au bout de la déchéance !).

On aurait donc tort de prendre à la légère ces batailles sémantiques. C’est aussi ce que suggère à sa manière l’économiste Jacques Seignan, dans un billet publié sur le blog de Paul Jorion, qui se moque de ces ultras du néolibéralisme, qui se font passer pour des ultra réformistes : « Les Ultras, leurs outrances, leurs outrages ». Il est donc précieux de déconstruire les discours publics, de mettre au jour leurs éventuelles habiletés ou hypocrisies de langage. Dans un autre registre, c’est aussi cela que s’applique à faire Manuela Cadelli, présidente de l’Association syndicale des magistrats belges, dans un formidable billet publié par le quotidien belge Le Soir, intitulé Le néolibéralisme est un fascisme, établissant de manière méticuleuse dans quelles conditions le libéralisme, doctrine progressiste issue des Lumières, a été, au fil de l’histoire, progressivement détourné de l’idéal démocratique qu’il portait.

Bref, le débat sur les mots recoupe les débats de doctrine. Dans un moment de sincérité, Manuel Valls avait un jour – c’était le 14 juin 2014 – prédit que « la gauche [pouvait] mourir » et qu’il fallait « refonder le PS ». « Il faut revoir la carte d’identité du PS », insistait-il, tout en précisant qu’il n’était, pour cela, « pas nécessaire » de changer le nom. « Il faut surtout revisiter le contenu. » Le lendemain, 15 juin, devant le comité national du PS, son compère Jean-Christophe Cambadélis enfonçait le clou : « Nous sentons bien que nous sommes arrivés au bout de quelque chose, au bout peut-être même d’un cycle historique pour notre parti », lâchait-il, soulignant le fait que « la gauche n’a jamais été aussi faible dans l’histoire de la Ve République ».

Brefs moments de lucidité ! Avec eux, les mots, utilisés souvent avec cynisme, ne veulent décidément plus rien dire. Réformiste ? Social-libéral ? Socialiste ? On est dans de pures postures sémantiques. Juste pour masquer la nature réelle de leur projet : suivre les instructions patronales et dynamiter le modèle social progressiste dont la France s’est dotée à la fin de la dernière guerre…

https://www.mediapart.fr/journal/economie/080316/reformiste-social-liberal-quand-les-mots-ne-veulent-plus-rien-dire?onglet=full

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