mardi 1 mars 2016

Fin de l’Union européenne : la contribution française, par Etienne Balibar


La crise des réfugiés n’est pas seulement l’échec du projet européen, mais aussi celui d’un espace de solidarité et de démocratie. Et la France a contribué à cet échec, notamment en lâchant son partenaire allemand. 

Dans un éditorial dramatique, le grand journal français du soir annonce «la mort clinique de l’Europe, incapable de faire face collectivement à la crise des réfugiés. Les historiens dateront certainement de cette affaire le début de la décomposition de l’Europe.» (1) Hélas, il n’est pas besoin d’attendre le jugement des historiens. Le fait est déjà là. Et les conséquences en seront désastreuses. Pas seulement pour le «projet européen», ou pour l’Union européenne comme institution, mais pour les peuples qui la composent, et chacun d’entre nous comme individus et comme citoyens. 


Non parce que cette Union, dont on nous dit aussi que le seul domaine où elle agisse encore est «la gestion du marché unique», serait un havre de solidarité et de démocratie, il s’en faut de beaucoup. Mais parce que sa désintégration signifiera à court terme encore moins de démocratie, au sens de la souveraineté partagée des peuples, encore moins de possibilités d’affronter les défis économiques et écologiques mondiaux, et moins d’espoir de surmonter un jour les nationalismes meurtriers, dont en théorie au moins elle devait nous préserver. 

Dans ce tableau sinistre, qu’on peut partager (et que je partage), il me semble pourtant qu’un élément fait terriblement défaut, comme c’est le cas dans d’autres commentaires : la contribution spécifique de la France à ce résultat. Il ne faut pas l’isoler, sans doute. Mais la passer sous silence est une imposture et une démission de nos responsabilités. Citoyen européen et français moi-même, je ne peux pas et ne veux pas l’accepter. 

Quand, à la fin de l’été dernier, la chancelière Merkel a pris la décision unilatérale de relâcher les règles de Dublin [sur l'asile, ndlr] pour pouvoir accueillir en Allemagne les réfugiés qui, par centaines de milliers maintenant, fuient les massacres de Syrie (dont on commence à dire qu’ils s’apparentent à un génocide, perpétré par plusieurs belligérants à la fois) et d’autres théâtres de guerre au Moyen-Orient, il y avait deux attitudes possibles : venir renforcer son initiative et soutenir l’effort de la population allemande, ou organiser le sabotage. 

Après quelques tergiversations, le gouvernement français a fait mine d’adopter la première pour pratiquer, en fait, la seconde. Ayant finalement accepté le plan Juncker de répartition des réfugiés en Europe, dont l’insuffisance était visible, mais qui constituait un début de prise en compte du problème, la France a tout fait pour que cet accord demeure lettre morte. A ce jour, sur 24 000 réfugiés qu’elle aurait dû accueillir, quelques dizaines l’ont été. 

On nous dit que les réfugiés «ne souhaitent pas» venir en France. A supposer que ce soit vrai, on ne se demande pas pourquoi la «terre d’asile» de naguère est devenue si dissuasive pour ceux qui manquent de tout au monde. 

Que ce lâchage de l’autre grande nation européenne soit de nature à persuader les Allemands qu’ils seront les seuls à porter le problème, c’est leur affaire, n’est-ce pas ? Ils n’avaient qu’à ne pas se croire meilleurs que les autres… C’est leur affaire, sauf que nous essayons aussi de nous en mêler. Et de quelle façon ! 

Le mois dernier, prenant prétexte de la nécessité de coordonner les politiques de sécurité après les attentats terroristes (dont moins que quiconque je suis tenté de sous-estimer le sérieux des mesures de protection qu’ils imposent), le Premier ministre, Manuel Valls, est allé à Munich stigmatiser la politique engagée par Angela Merkel : deuxième en date parmi les chefs de gouvernement européens, après Viktor Orbán, à se rendre sur place pour apporter son soutien à l’extrême droite allemande, dont l’objectif avoué est d’obtenir que la chancelière se soumette ou se démette. 

Et c’est jeudi que le ministre [de l'intérieur] Bernard Cazeneuve, ayant mis en route le processus de démantèlement de la «jungle» de Calais qui rejettera sur les routes des centaines de désespérés en application des plans concertés avec son homologue britannique, s’étonne de voir la Belgique refermer sa frontière. On en vient à penser que Marine Le Pen gouverne déjà la France. 

Oui, l’Europe se décompose chaque jour davantage, et nous y sommes pour quelque chose. Nous en subirons donc les conséquences sur tous les plans : l’honneur, qui commande une part moins négligeable qu’on ne croit de la légitimité historique des constructions politiques, mais aussi la sécurité collective ou la protection des individus, qui sont les conditions de la vie civile. 

Sauf si, au bord de l’irrémédiable, la conjonction d’un mouvement d’opinion éclairé et d’un réflexe de courage de nos gouvernants (ou de certains d’entre eux), amorçait un redressement. Je n’y crois pas trop, bien sûr, après ce que nous venons de voir. J’en formulerai pourtant les deux conditions qui me semblent incontournables. 

La première, c’est de dire enfin haut et fort que Merkel a eu raison, et que son initiative (à laquelle, même placée sur la défensive, elle n’a toujours pas officiellement renoncé) ne doit pas échouer. La question n’est pas de ses motivations, dans lesquelles on continuera de disséquer la part de l’intérêt économique et celle de la moralité. 

C’est de reconnaître la justesse politique d’une décision, la ligne de démarcation qu’elle trace entre deux conceptions de l’Europe, et l’importance des responsabilités qui en découlent pour nous tous. Après cela, que Merkel paye de son isolement dans les opinions européennes des années de «politique de puissance» et d’imposition de l’austérité en Europe, c’est sûr, mais ce n’est pas la question – et nous n’avons rien à lui envier à cet égard puisque nous l’avons suivie quand il aurait fallu, au contraire, lui résister. 

Le Président français doit donc aller à Berlin, cette fois pour la bonne cause : dire le moment historique où nous sommes, et appeler solennellement avec l’Allemagne les autres nations européennes à y faire face dans leur intérêt et pour leur avenir. 

La seconde, c’est de refuser immédiatement et activement l’isolement de la Grèce où se déverse la grande masse des réfugiés – c’est-à-dire son exclusion du système des nations européennes, que les diktats politico-financiers de la troïka n’avaient pas réussi à obtenir, et que le bouclage des frontières, descendant depuis la Hongrie et l’Autriche jusqu’à la Macédoine et l’Albanie, est en train de réaliser dans les faits, transformant de jour en jour le pays tout entier en un camp de rétention à ciel ouvert, dans lequel se développeront pour notre compte et sous notre responsabilité des violences de toute nature qu’il ne sera plus temps de déplorer quand elles seront devenues incontrôlables. 

Il ne suffit pas, à cet égard, de faire hypocritement la leçon aux voisins balkaniques et aux Grecs eux-mêmes, ou d’aller supplier les Turcs engagés de plus en plus activement dans la guerre du Moyen-Orient, en leur promettant un peu plus d’argent, ou de charger l’Otan d’une guérilla maritime contre les «passeurs». Il faut des mesures d’urgence et de grande envergure, comme en d’autres temps de catastrophe collective. 

La plus évidente consisterait à transférer par avions ou par bateau ceux des réfugiés qui ont déjà été recensés et ceux qui vont l’être dans les pays du Nord – dont le nôtre – qui ont les moyens de les accueillir, en mobilisant tous les moyens civils ou militaires dont nous disposons. 

Je rêve, n’est-ce pas ? Non, j’ouvre la discussion, pour que le pire ne soit pas encore le plus sûr. Le pire, c’est la démission, c’est l’aveuglement, c’est le poujadisme historique, même quand il se pare de l’apparence du réalisme. Discutons donc, je vous prie, mais n’attendons pas trop, car le compte à rebours a commencé. 

http://www.liberation.fr/debats/2016/02/28/fin-de-l-union-europeenne-la-contribution-francaise_1436318

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