Les débats sur le port du hijab ou du burkini, la
tolérance pour les propos sexistes, la perpétuation des stéréotypes sur
la "nature féminine" ou encore la mise sous tutelle de la sexualité
féminine poursuivent un même objectif : restreindre la liberté des
femmes, interférer de manière autoritaire dans leur choix de vie et
perpétuer la domination masculine.
Libre autonomie et indépendance des femmes
La thèse n’est pas originale dans la mesure où Sophie Heine commente les stéréotypes sexistes les plus tenaces. Cependant, l’approche est nouvelle dans la mesure où l’auteure se penche sur une question majeure pour les femmes : leur liberté. C’est bien la libre autonomie et l’indépendance des femmes que Sophie Heine entend promouvoir et défendre. Dans un premier chapitre intitulé "La liberté", elle montre que si les femmes subissent davantage que les hommes les inégalités sur le plan socio-économique et politique, « elle souffrent aussi de désavantages supplémentaires » (p. 7). L’auteure s’emploie donc, à travers la déconstruction de divers stéréotypes, à montrer dans quelle mesure les représentations sexistes dominantes renforcent le rôle "fonctionnel" d’objet qu’elles occupent souvent dans la société (p. 8).L’argument central du livre est énoncé dès les premières pages : « Une société juste devrait garantir la liberté à l’ensemble des individus qui la composent » (p. 14). Cette liberté est bien entendu conditionnée à la satisfaction de besoins matériels essentiels (un revenu et un emploi décents, l’accès à des services publics de qualité, etc.). Mais il y a plus : cette liberté nécessite un état de "non-domination". Dans un emprunt au philosophe politique Philip Pettit [1], Sophie Heine souligne que l’état de dominé-e est celui d’une personne soumise à la volonté, au jugement et au pouvoir d’un autre. La non-domination, au contraire, implique que la personne ne peut être contrainte par les décisions arbitraires d’un autre (que ce soit une contrainte physique, morale ou le chantage psychologique).
L’histoire millénaire des rapports de sexe, semble nous dire la politiste, est celle de l’imposition d’une domination. Les hommes se sont en effet arrogés le droit et le pouvoir de réguler la vie des femmes ; de conditionner, de restreindre, voire de nier leur liberté. Cette domination imposée – qu’elle soit symbolique ou réelle – est à la base de la domination sexiste au cœur de nos sociétés, et des rapports genrés en leur sein. La restriction ou la négation de la liberté des femmes est un acte de violence symbolique, parfois physique, qui crée un rapport d’inégalité constant entre les deux sexes.
Le discours sexiste a pour objectif de naturaliser cette domination, c’est-à-dire de faire passer une imposition arbitraire pour une situation essentielle : ainsi, l’empathie supposée des femmes les prédisposera à s’occuper de l’éducation des enfants, leur soi-disant sens pratique supérieur les condamnera à s’acquitter de la très grande majorité des tâches ménagères ou encore, la douceur invoquée les empêchera d’exprimer leur agressivité, qui est un atout pour réussir sur le plan professionnel.
Davantage, la naturalisation des "qualités féminines" conduira la plupart des femmes à adopter un comportement soumis et passif, en tant qu’épouse, mère ou collègue. Pourtant, aucune étude scientifique n’a jamais démontré que les femmes étaient biologiquement plus douces et plus empathiques que les hommes. La domination masculine est donc une domination symbolique, qu’il convient tout aussi symboliquement de dévoiler et réfuter. Pour ce faire, Sophie Heine entend dépasser l’opposition classique entre les "différentialistes essentialistes" (ceux-là considèrent qu’il existe des différences naturelles entre les sexes qui se traduiraient par des comportements, des goûts et des dispositions différentes) et les "constructivistes" (ceux-là postulent au contraire le caractère genré de ces différences, c’est-à-dire socialement construit).
Le sexe est social
L’auteure entend dépasser cette dichotomie. Elle en appelle à « l’agnosticisme millien ». Dans un essai consacré à l’assujettissement des femmes. John Stuart Mill estimait qu’il fallait socialiser les garçons et les filles de manière strictement identique pour voir dans quelle mesure il existe des aptitudes propres à l’un et l’autre des deux sexes [2]. Sophie Heine n’est pas convaincue qu’il existe des comportements ou des dispositions innés en raison de différences biologiques. Ce point important aurait mérité d’être plus amplement développé et démontré, car il forme l’ossature d’une thèse générale qui promeut la liberté des femmes, c’est-à-dire leur émancipation des stéréotypes de genre.Avec Simone de Beauvoir, la politiste estime que le sexe n’est pas que biologique. Il est même avant tout social, c’est-à-dire une construction sociale de la différence des sexes : « On ne naît pas femme, on le devient » [3]. L’observation vaut bien entendu pour les hommes. La différenciation des sexes crée un rapport hiérarchique et de domination au profit des hommes. Cette domination varie en fonction des époques, des lieux et des catégories socio-professionnelles. Mais force est de constater que la domination masculine est présente à toutes les époques et est majoritaire dans la plupart des sociétés. Elle traverse l’ensemble des classes sociales, y compris les milieux "bourgeois et éduqués", ceux-là même dans lesquels nombre d’hommes professent un féminisme de façade.
Le chapitre consacré à la sexualité est particulièrement édifiant. Le discours genré accorde volontiers à l’homme une sexualité active et dominante, alors qu’on insiste sur la passivité sexuelle des femmes. L’homme est un prédateur, la femme est une proie. Un homme aux multiples conquêtes et amantes est l’objet d’admiration, alors qu’une femme qui éprouve des désirs identiques en matière sexuelle ou amoureuse est perçue comme une "débauchée" et une "dépravée". Le stéréotype en la matière ne voit-il pas dans femme qui vit sa sexualité "pleinement" une "putain" ou une "salope" ?
Dans ce domaine, on va jusqu’à justifier biologiquement une différence sexuée et construite : des hormones comme la testostérone seraient la cause de la plus grande activité de la libido masculine.
Inversement, les hormones féminines prédisposeraient la femme à l’attachement, la tendresse et à une forme de réserve sur le plan sexuel. Des "féministes" sont allées jusqu’à théoriser la "galanterie" et "l’esprit de séduction à la française" pour justifier le comportement prédateur de Dominique Strauss-Kahn lors de l’affaire du Sofitel à New York. Sophie Heine estime que les femmes devraient se comporter comme des "sujets désirants" autant que comme des "objets de désir" (p. 107). Pourquoi n’auraient-elles pas le droit de "réifier" les hommes, y compris en dehors des comportements sexuels ? Pourquoi, suggère-t-elle, ne pourraient-elles pas consommer de la pornographie sans encourir l’opprobre social ?
Les débats sur le port du hijab ou du burkini, la tolérance pour les propos sexistes, la perpétuation des stéréotypes sur la "nature féminine" ou encore la mise sous tutelle de la sexualité féminine poursuivent un même objectif : restreindre la liberté des femmes, interférer de manière autoritaire dans leur choix de vie et perpétuer la domination masculine. Le court ouvrage de Sophie Heine, accessible et agréable à lire, offre un panorama utile et stimulant des combats à mener en faveur de l’égalité entre les sexes.
Notes
[2] John Stuart Mill, "The Subjection of Women", in John Stuart Mill, On Liberty and Other Essays, Oxford, Oxford University Press, 2008 (1ère édition 1869).
[3] Simone de Beauvoir, Le Deuxième sexe Paris, Gallimard, 1949 (2 tomes).
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Sophie Heine, Genre ou liberté. Vers une féminité repensée, Paris, L’Harmattan ("Academia"), 2015, 163 p.
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