lundi 12 septembre 2016

« La politique de l’asile fabrique des sans-papiers par milliers ». Entretien avec Catherine Wihtol de Wenden

Directrice de recherche au CNRS en sciences politiques, Catherine Wihtol de Wenden a signé Faut-il ouvrir les frontières ? (Presses de Sciences Po) et Le droit d’émigrer (CNRS-Éditions). Son Atlas des migrations : Un équilibre mondial à inventer en est à sa quatrième édition (Autrement).

Regards. Quelles conséquences aurait le démantèlement du bidonville de Calais sans mesure alternative ?

Catherine Wihtol de Wenden. Cela ne résoudrait rien. Les précédentes évacuations de bidonvilles à Calais, en 2002 et 2009, n’avaient rien résolu. Certaines personnes seraient affectées au centre d’hébergement de Grande-Synthe, près de Dunkerque. D’autres continueraient à errer autour de Calais, où se trouvent les réseaux de passeurs et les camions. À moins qu’il y ait un nouvel accord avec les Anglais comme celui du Touquet en 2003, pour fixer un partage des demandeurs d’asile en négociant avec les personnes concernées, des gens continueront de se masser là pour essayer de passer.


L’Europe est-elle responsable de cette situation ?

Il y a un problème dans la politique de l’asile : le règlement ’’Dublin II’’ qui oblige à demander l’asile dans le pays où vous avez mis le pied ne fonctionne pas. La plupart des migrants arrivés dans un pays du sud de l’Europe continuent leur route – s’ils ne sont pas interceptés avant. Ils veulent atteindre un pays dont ils parlent la langue, où il y a du travail ou alors où ils ont de la famille. En général, l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni, l’Europe du Nord. ’’Dublin II’’ fabrique de la clandestinité, il faudrait le supprimer. Ensuite, on est très loin d’une prise en charge partagée par les pays européens. À l’Est, par exemple, des pays comme la Hongrie et la République tchèque s’opposent à la politique de ’’réinstallation solidaire’’ proposée par le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, l’année dernière.


Est-il utile de réformer le droit d’asile ?

Il faudrait déjà l’appliquer. Aujourd’hui, le taux d’acceptation des demandes d’asile est faible : en moyenne, 70% des demandeurs sont déboutés, en France y compris [1]. La politique de l’asile fabrique à elle seule des sans-papiers par milliers. Donner le statut de réfugié à ceux qui correspondent au profil de la Convention de Genève ferait déjà diminuer le problème. Il faudrait également appliquer la ’’protection temporaire’’ – une directive européenne qui n’est pas utilisée [2]. Elle permet d’accueillir les gens collectivement menacés ou persécutés, qui ne peuvent prouver qu’ils ont été individuellement menacés ou persécutés. Cette protection leur permet de vivre ici, avec la perspective de revenir chez eux. Dans les années 1990, des habitants de l’ex-Yougoslavie et des Algériens en ont bénéficié – cela portait alors un autre nom.

Par le passé, y a t-il eu des situations comparables à aujourd’hui ?

Je pense à l’accueil des Chiliens en 1973 puis celui des Vietnamiens en 1975. Les contextes étaient différents. Pour les premiers, il s’agissait de montrer que l’Europe était une terre d’accueil pour des gens persécutés par une dictature. Pour les seconds, l’Europe devait se montrer différente du bloc de l’Est. On a accueilli la plupart des Vietnamiens comme réfugiés – même s’ils ne correspondaient pas tous, heureusement pour eux, au profil de persécutés individuels. À l’époque, on a donné le statut de réfugié à 80% des demandeurs. Aujourd’hui, le contexte est beaucoup plus frileux.

Vous préconisez la réouverture des frontières à l’immigration de travail. Pourquoi ?

Cela permettrait de clarifier les ’’flux migratoires mixtes’’ comme on les appelle. Le fait est que des personnes, nombreuses à Calais et ailleurs, sont à la fois demandeurs d’asile et en recherche d’un travail. Beaucoup ayant d’ailleurs un métier qualifié. Donner accès au marché du travail aux populations non-européennes aurait pour effet de désengorger les procédures d’asile. D’autant qu’il y a des pénuries de main d’œuvre-dans un certain nombre de secteurs, dans plusieurs pays européens. Il serait intéressant que les vingt-huit pays membres soient capables de faire une offre de travail européenne pour combler ces manques. Pour le moment, on a seulement des statistiques nationales. En France, on a besoin de médecins de campagne ou de gardes pour les personnes âgées, par exemple.


Qu’est-ce qui vous paraît être le plus urgent ?

Sortir des zones grises où nous sommes aujourd’hui : distinguer la politique européenne d’un côté, la politique de l’asile de l’autre. On croit depuis longtemps que plus la politique est dure, plus c’est dissuasif : cela ne marche pas, car les gens n’abandonnent pas. Plus on ferme les frontières, plus on a une économie du voyage irrégulier, des morts aux frontières et des sans-papiers. On dit que l’on reconduit les gens à la frontière, mais c’est très coûteux et difficile à mettre en œuvre, le taux est donc faible. La politique actuelle est faite pour rassurer l’opinion publique, mais elle n’a aucune efficacité sur le terrain.

Comment combattre les peurs qui, justement, s’expriment face à la question des flux migratoires ?

Certaines s’expliquent par les épisodes terroristes, en France et dans d’autres pays européens, même si le terrorisme n’a rien à voir avec l’afflux de réfugiés. Il y a aussi la peur que les nouveaux venus ne s’intègrent pas à la société. Pourtant, les politiques d’intégration ont réussi, dans la plupart des cas – et lorsqu’elles ont échoué, la majorité des gens a fini par s’intégrer. Il y a aussi la peur de l’Islam dans le contexte lié à la situation au Proche et Moyen-Orient. Nombre de ces peurs n’ont pas grand-chose à voir avec les flux migratoires récents, mais on fait des amalgames.

Comment enrayer ces perceptions négatives de l’immigration ?

Ce qu’il faut, c’est accepter le fait que l’Europe a toujours été une terre de brassage. Elle se constitue en partie avec l’immigration – seul facteur de croissance de la population européenne. Même si elles viennent d’ailleurs, ces personnes sont constitutives de la société européenne. Pourtant, les États européens se sont construits comme État-nation, surtout au XIXe siècle, à partir du mythe de l’homogénéité nationale et de l’idée d’autochtonie : le fait d’être originaire de la terre où l’on vit. Dans le contexte de crise économique, sociale, culturelle, les gens se rattachent à ces idées fausses et rejettent l’autre, comme chaque fois que l’on traverse une crise.

Notes

[1Le taux d’accord a été de 23% en 2015, selon l’OFPRA (ndlr).
[2Elle peut s’étendre d’une à trois années (ndlr).

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