"Nous ne sommes pas du côté de la loi, mais de celui de la révolte !" Asli Erdogan
mercredi 21 mai 2014
Calottes glaciaires : « Le point de non-retour est franchi », par Daniel Tanuro
« Nos observations apportent aujourd’hui la preuve qu’une large secteur de la calotte glaciaire de l’Antarctique Ouest est entré dans une phase de recul irréversible. Le point de non-retour est franchi ». Voilà ce qu’a déclaré récemment le glaciologue Eric Rignot, Professeur à l’Université de Californie, Irvine, dont les propos sont rapportés par le New York Times.
Le Professeur Rignot coordonne un programme de recherche sur l’évolution de six glaciers qui se jettent dans la Mer d’Amundsen (rive occidentale du continent antarctique). La région a la forme d’un bol, ouvert du côté de l’océan. Le socle rocheux sur lequel les glaciers avancent est situé sous le niveau de la mer et ne présente pas d’aspérités significatives, susceptibles de les freiner. Du fait du réchauffement des eaux, la couche de glace s’amincit au niveau du bord du bol. De ce fait, les masses de glace située en aval accélèrent leur glissement vers les eaux plus profondes, ce qui accélère leur fonte et augmente les risques de rupture (voir le schéma). De 1,2 à 4 mètres La calotte glaciaire de l’Antarctique Ouest atteint jusqu’à quatre kilomètres d’épaisseur par endroits. Les volumes de glace impliqués sont donc énormes.
Selon l’équipe du Professeur Rignot, à elle seule, la disparition des six glaciers étudiés fera monter le niveau des océans de quatre pieds (1,20 mètres) en quelques siècles. Ce n’est pas tout : cette disparition déstabilisera plus que probablement (most likely) les secteurs adjacents de la calotte, de sorte que le niveau des mers pourrait au final s’élever de près de quatre mètres.
Ces conclusions sont confirmées par une autre étude, dont les résultats ont été dévoilés simultanément. Dirigée par le Professeur Ian Joughin de l’Université de Washington, elle porte sur un des six glaciers de la région,Thwaites, l’un des plus importants. Selon cette équipe de chercheurs, la disparition lente de Thwaites est inévitable et irréversible. Même si les eaux chaudes se dispersaient d’une manière ou d’une autre , ce serait“trop peu, trop tard pour stabiliser la calotte glaciaire”, selon Ian Joughin. Et d’ajouter : « Il n’y a pas de mécanisme de stabilisation ».
En effet, comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer un jour à peine avant la sortie de ces études, le seul mécanisme susceptible de stabiliser la situation, et même de renverser la tendance, serait une nouvelle glaciation. Or, selon les astrophysiciens, celle-ci n’interviendra pas avant 30.000 ans…
35 ans de mises en garde
Les observations de Rignot et Joughin viennent corroborer les mises en garde lancées depuis plusieurs décennies par d’autres spécialistes. Les auteurs de l’article du New York Times rapportent ainsi qu’un premier avertissement quant à la fragilité de la calotte avait été lancé dès 1978 par John H. Mercer, glaciologue à l’Université d’Etat de l’Ohio. Selon Mercer, le réchauffement dû aux émissions de gaz à effet de serre faisait planer une « menace de désastre ».
Ce pronostic avait été très contesté à l’époque. Mais dix ans plus tard, et un an après le décès de Mercer, le climatologue en chef de la NASA, James Hansen, lançait le même avertissement devant une Commission du Congrès des Etats-Unis.
Et encore dix ans plus tard, en 2008, Hansen et huit autres scientifiques publiaient dans Science un article décortiquant en détail la menace évoquée pour la première fois par Mercer. Mercer arrivait à sa conclusion par un raisonnement théorique couplé à une connaissance fine des caractéristiques de l’Antactique Ouest. Hansen et ses collègues y arrivaient en interrogeant les paléoclimats. Leur démonstration était impressionnante : il y a 65 millions d’années, la Terre était sans glace ; la glaciation de l’Antarctique s’est produite il y a trente-cinq millions d’années environ ; à ce moment, un seuil fut franchi, caractérisé par des paramètres précis en termes de rayonnement solaire, d’albédo et de concentration atmosphérique en gaz à effet de serre ; en comparant les valeurs estimées de ces paramètres aujourd’hui et dans le passé, les auteurs concluaient que nous étions probablement en train de franchir le seuil dans l’autre sens…
La confirmation par l’observation
La nouveauté des études qui sortent aujourd’hui est qu’elles se basent sur des observations et des mesures, pas sur des raisonnements. Eric Rignot a eu recours à des observations par satellite, tandis qu’Ian Joughin a conçu un modèle mathématique de l’évolution du glacier Thwaites.
Le fait que ces méthodes différentes aboutissent à des résultats concordants avec les explications théoriques ne laisse aucun doute sérieux sur l’extrême gravité de la situation. Rien ne permet cependant d’espérer que les décideurs en tireront les conclusions.
Quant aux causes, Rignot et Joughin confirment le mécanisme déjà mis en lumière par d’autres chercheurs avant eux : ce n’est pas le réchauffement de l’air mais celui de l’eau qui provoque la dislocation de la calotte. Les négationnistes climatiques à la solde des lobbies pétroliers et charbonniers se saisiront évidemment de cet élément pour clamer haut et fort que le changement climatique n’est pour rien dans l’affaire. Les chercheurs, pour leur part, lient les deux phénomènes de la façon suivante : l’atmosphère au-dessus de l’Antarctique est maintenue à une température très basse par des vents violents tournant autour du continent ; du fait du réchauffement, la violence de ces vents s’accroît, parce que le différentiel de température entre l’Antarctique et le reste du globe augmente ; et la force du vent provoque un mouvement des eaux qui « tire » pour ainsi dire les eaux plus chaudes des grands fonds vers la surface.
Ecosocialisme ou barbarie: c’est vrai !
Il convient de préciser que les projections avancées ci-dessus pour ce qui concerne l’élévation du niveau des mers (1,2 m. et près de 4 m. en quelques siècles) ne concernent que les six glaciers étudiés et la zone environnante de l’Antarctique Ouest. Or, la fragilisation des calottes affecte aussi d’autres régions, en particulier le Groenland et la péninsule antarctique – la région du monde où le réchauffement (et ici il s’agit bien de réchauffement de l’air) est le plus rapide (0,5°C par décennie).
Les glaces accumulées dans ces régions, si elles devaient disparaître totalement, équivaudraient respectivement à six et cinq mètres de hausse du niveau des océans. Il convient de rappeler aussi que, selon le Professeur Kevin Anderson, directeur d’un des plus prestigieux centres d’étude du changement climatique (Tyndall Center on Climate Change Research), le rythme actuel d’augmentation de la concentration atmosphérique en CO2 nous met sur la voie d’un réchauffement de 6°C d’ici la fin du siècle. Selon Anders Levermann, un des « lead authors » du GIEC, cela correspondrait à une élévation du niveau des mers d’une douzaine de mètres dans les mille à deux mille ans à venir .
Il convient enfin et surtout de rappeler que les mécanismes capitalistes imaginés depuis plus de vingt ans (Rio, 1992) par les néolibéraux (primes, quotas, droits d’émissions échangeables, taxes, et autres « internalisations des externalités » – qui servent de prétexte à une gigantesque vague d’appropriation des ressources) ont été et sont impuissants à infléchir la courbe des émissions de gaz à effet de serre : au contraire, elles augmentent plus vite depuis le tournant du siècle! Cette impuissance ne peut qu’augmenter à l’avenir.
Pour faire face à la situation d’urgence absolue dont la réalité vient d’être confirmée par les chercheurs, il faudrait
1°) que les émissions des pays développés diminuent tout de suite d’au moins 11% par an ;
2°) que les responsables capitalistes du désastre soient contraints de financer un gigantesque plan mondial d’adaptation, incluant notamment la protection des zones côtières.
Il est insensé de croire que des objectifs aussi ambitieux puissent être atteints dans le cadre du marché. Ils ne peuvent être atteints que par la remise en cause fondamentale de l’accumulation capitaliste et la planification de la transition écologique. Réussir celle-ci démocratiquement et dans la justice sociale nécessite à tout le moins l’appropriation collective du secteur de l’énergie, l’expropriation du secteur du crédit, la suppression des productions nuisibles et inutiles, la localisation des productions (en priorité agricoles), le libre accès aux technologies vertes, une nouvelle organisation de l’espace et de la mobilité, ainsi que la réduction radicale du temps de travail, sans perte de salaire, avec embauche compensatoire et baisse des rythmes de travail.
Frères humains qui après nous vivez…
Il n’est pas facile de conclure cet article sans verser dans l’eschatologie catastrophiste. Car la catastrophe est là en vérité. Elle est en marche, inexorable. Si Rignot et Joughin ont raison – et croire qu’ils ont tort serait le comble de la déraison ! – rien ne peut l’arrêter et elle est irréversible… pour 30.000 ans au moins.
Pour la limiter au maximum, tirons les conclusions qui s’imposent. Refusons le nihilisme misanthropique des crétins pour qui la vraie nature, c’est la nature sans l’être humain. Dénonçons le cynisme criminel de celles et ceux qui préfèrent imaginer la fin du genre humain que la disparition du capitalisme. Interpellons les scientifiques pour qu’ils sortent de leur tour d’ivoire et descendent dans l’arène sociale. Sonnons le tocsin sans trêve ni repos, dans nos associations, dans nos syndicats, partout.
L’alternative anticapitaliste, écosocialiste, n’est pas une posture « idéologique » mais une nécessité objective, impérieuse, incontournable. Agissons ensemble pour transformer cette nécessité en conscience avant qu’il ne soit trop tard. Sinon, il ne nous restera vraiment plus qu’à implorer le pardon de nos descendants et descendantes, à la façon de François Villon: « Frères humains qui après nous vivez/ N’ayez le cœur contre nous endurci/ Car si pitié de nous pauvres avez/ Dieu en aura plutôt de vous merci ».
Daniel Tanuro (publié sur le site de la LCR de Belgique)
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