En 2012, le socialiste Jean-Luc Mélenchon avait été
une figure de rassemblement des gauches radicales. Depuis, Mélenchon a
fait le choix d’un souverainisme cocardier qui tourne de plus en plus le
dos à la culture de la gauche de transformation sociale. L’annonce
unilatérale de sa candidature à l’élection présidentielle de 2017 semble
avoir entériné la "chevènementisation" de sa démarche politique.
Il inscrit son action dans la pratique de la Ve République
Cette annonce n’est pas anodine, tant sur la forme que sur le fond. Elle revêt même un caractère exceptionnel, car les propos et la démarche de l’ex-président du Parti de gauche tournent le dos à l’histoire et la philosophie de la gauche de transformation sociale.
Jean-Luc Mélenchon positionne sa candidature dans la continuité de celle de 2012. Sa "légitimité", il estime la puiser là : il est celui qui a déjà représenté la gauche radicale – "J’ai déjà été candidat en 2012" – comme si ce précédent lui garantissait ipso facto le statut de candidat "légitime" ou "naturel" en 2017.
En 2012, Mélenchon fut choisi comme représentant du Front de gauche après que ses composantes se soient mises d’accord sur un programme – "L’Humain d’abord" – que le candidat s’était engagé à défendre. Il est donc paradoxal d’entendre Mélenchon affirmer qu’il part aujourd’hui en guerre contre la "monarchie présidentielle où un homme décide de la guerre ou de la paix seul".
Car en déclarant unilatéralement sa candidature, sans en avoir averti ses alliés, il inscrit son action dans la pratique de la Ve République, non contre elle. Il conçoit l’engagement politique, non comme un élan collectif et négocié, mais comme le fait du prince et l’expression de désirs ou d’une ambition personnelle.
Républicanisme conservateur et nationaliste
Lors de cette intervention télévisée, Mélenchon a confirmé ce qu’il annonçait dans son ouvrage "L’Ère du peuple" : il a cessé de se référer à la gauche, et ne pense plus que les conflits majeurs opposent des possédants/dominants à des catégories exploitées/dominées, mais le "peuple" à "l’oligarchie" (deux notions-clé jamais clairement définies).
Ce "peuple" n’est pas, dans le discours mélenchonien, une population conscientisée par la lutte des classes, mais une masse indistincte de "gens".
Le député européen précise son propos en puisant directement au cœur de la tradition républicaine jacobine – sa culture politique :
"Ce n’est pas une affaire de gauche ou de droite, c’est une affaire de représentation de l’intérêt général et des intérêts de la France", ou encore : "cela va être mon mot d’ordre central : l’intérêt général humain doit prévaloir."
Dans la tradition jacobine, l’intérêt général est envisagé comme une finalité d’ordre supérieur aux intérêts individuels, car il prétend esquisser un projet plus ambitieux que la somme des intérêts individuels.
L’individu doit donc se soumettre à cet intérêt général, fût-il contraire à ses intérêts propres (c’est au nom de l’intérêt général que les femmes furent longtemps privées du droit de vote, que la pratique des langues régionales fut privatisée voire interdite ou que les populations indigènes furent colonisées par l’Empire français).
En menant le combat au nom des "intérêts de la France" – le tropisme des républicains des deux rives de Valls, Chevènement à Dupont-Aignan – Mélenchon embrasse un courant républicain conservateur et nationaliste.
Un logiciel républicain qui date de la IIIe République
Cet holisme, indifférent à l’égalité concrète de tous, le détourne d’une réflexion de fond sur les dominations contemporaines qui touchent des individus réels. Il l’éloigne notamment du combat contre les discriminations liées au genre ou à l’ethnie. Pour Mélenchon, ces questions essentielles constituent un angle mort puisque seule compte la voix majoritaire de l’intérêt général.
Jusqu’à présent, l’intérêt général jacobin a abstraitement imposé le principe d’une citoyenneté a-genrée et a-ethnique, ce qui fait que la France est aujourd’hui à la traîne en ce qui concerne l’égalité des sexes et la lutte contre les discriminations raciales. Ces lacunes sont problématiques dans une société française de plus en plus diversifiée sur les plans culturel, social et politique.
Jean-Luc Mélenchon continue de raisonner à partir d’un logiciel républicain positiviste datant de la IIIe République : énoncer des normes et des principes abstraits, engager la majorité des électeurs derrière ces valeurs, et gouverner ensuite de manière verticale, en vertu du principe d’une souveraineté nationale réputée "indivisible".
Ainsi, cet intérêt général est consubstantiel à celui d’intérêt national, qui reflète les intérêts d’une entité abstraite – la nation – qui s’exprime sous la forme d’une loi majoritaire qui s’impose à tous. Mélenchon rejoint ici la nébuleuse souverainiste qui, de Manuel Valls à Marine Le Pen, est devenue la nouvelle doxa des élites politiques françaises.
La stratégie plébiscitaire est indéniable
Jean-Luc Mélenchon concède que son approche est individualiste. À la question de savoir qui soutient sa candidature, il répond : "des convictions et, peut-être, le peuple français". La stratégie plébiscitaire est indéniable : c’est le rapport direct, quasi-charnel, entre un homme providentiel et le peuple qui fera ou défera le candidat Mélenchon.
Juan Perón, Charles de Gaulle ou Hugo Chávez ont usé jusqu’à la corde de ce procédé pour établir une relation "privilégiée" avec le peuple ; un rapport de fausse proximité bâti sur les émotions et l’affection plutôt que sur un élan collectif réflexif. Personne ne doute des "convictions" de Mélenchon, mais comment pourra-t-on démontrer que le "peuple" se range derrière lui ?
L’ex-sénateur socialiste pense disposer d’un moyen de reconnaissance :
"Il faut que des milliers de Français veuillent bien aller appuyer sur le bouton" de son site de campagne.
Une extrême personnalisation du combat
On notera, en passant, l’extrême personnalisation du combat entrepris : en 2012, le site de campagne de Mélenchon s’intitulait www.placeaupeuple2012.fr ; aujourd’hui, il s’agit de www.jlm2017.fr.
Jean-Luc Mélenchon remet au goût du jour la "démocratie participative 2.0" qu’inaugura Ségolène Royal en 2007. Mélenchon en fut très critique à l’époque, mais il a bien entendu le droit de changer d’avis. Il avait sur TF1 des accents très ségoléniens quand il expliquait le modus operandi de son entreprise :
“Tout le monde peut se joindre à moi pour travailler sur le programme et agir. Voilà comment on mène une élection, dans un rapport direct aux citoyens, pas dans une carabistouille entre partis politiques" ; "je ne demande la permission à personne, je suis hors cadre des partis, je suis ouvert à tout le monde ; les organisations, les réseaux, mais les citoyens d’abord."
Le site Désir d’avenir grouillait de contributions d’internautes-citoyens, dans la bonne humeur et le plus grand désordre. Lorsque la candidate socialiste décida, au terme d’un processus opaque, de ne retenir que les propositions qui lui convenaient, une bonne partie de ses supporteurs en fut fortement marri.
Une démarche verticale
Le précèdent du Mouvement pour la 6e République, imaginé, lancé et piloté par Jean-Luc Mélenchon en 2014-15, avant qu’il ne s’en détache, n’incite pas à l’optimisme pour la présente campagne. Conçu selon le même procédé de contributions interactives d’internautes, le site s’est vite enlisé dans des micros-discussions qui n’aboutirent à rien de concret. De toute façon, le webmaster a, dans ce type de situations, toujours le dernier mot.
La thématique de la 6e République, pensée et énoncée verticalement, n’a pas rassemblé le peuple et n’a donc créé aucune dynamique politique. L’inverse aurait été surprenant. La candidature de 2017 s’inspire pourtant de la même démarche verticale du Mouvement pour la 6e République en tentant, une fois de plus, de mobiliser à froid un mouvement citoyen inexistant.
Jean-Luc Mélenchon s’est référé à une "sortie des traités européens", tellement abstraite et ambivalente qu’on peut se demander ce que les téléspectateurs ont pu comprendre :
"Nous ne pouvons rien faire dans le cadre des traités, donc il faut en sortir."
Des thèmes de campagne trop abstraits
Il a ensuite énoncé les deux thèmes principaux de sa campagne : la perspective de l’adoption sans référendum du traité transatlantique et le changement climatique. Il a raison : ce sont deux thèmes essentiels dont la gauche sociale doit s’emparer. Mais il est étonnant de la part d’un homme politique aussi expérimenté de vouloir en faire le cœur d’une campagne présidentielle.
Les Français ne seront sensibles à ces questions majeures mais "difficiles", que si un candidat de gauche les y amène au terme d’un parcours pédagogique qui relie ces grandes questions à leur vécu quotidien : l’emploi, les salaires, l’état des services publics, la peur du terrorisme, l’ethnicisation de la question sociale, etc., toutes considérations qui étaient absentes du discours mélenchonien.
C’est exactement ce que fait Bernie Sanders, à qui Jean-Luc Mélenchon a cru possible de se comparer. Le socialiste étatsunien aborde les questions qui soucient directement le salariat de son pays : le coût de la vie, les inégalités économiques et culturelles, le racisme et l’islamophobie.
Ses meetings publics ne sont pas de longs monologues au style lyrique, mais des échanges joyeux et interactifs pendant lesquels Sanders pose des questions et la foule lui répond !
Il s’auto-parodie de plus en plus en bateleur politique
Jean-Luc Mélenchon persiste dans l’utilisation d’un parler "cru et dru", qu’il a même théorisé. C’est une erreur fondamentale sur la forme qu’il refuse de rectifier, et qui lui est grandement préjudiciable sur le plan de l’image.
Les Français ont ri de sa blague sur "le capitaine de pédalo". C’était en 2011. Depuis, ses attaques ad hominem et ses charges souvent violentes ont lassé, voire rebuté une large partie du public :
"Je ne m’occupe que d’une chose, je veux représenter, incarner la France insoumise et fière de l’être, celle qui n’a pas de muselière, ni de laisse.”
Cette métaphore canine est aussi maladroite que déplaisante. Qui sont les Français qui portent une muselière et une laisse ? Sont-ce les 90% d’électeurs qui ne votent pas pour le Front de gauche ?
Mélenchon s’auto-parodie de plus en plus en bateleur politique, à l’instar du Georges Marchais des années 1980. Cette stratégie médiatique avait pourtant contribué à démonétiser politiquement le dirigeant communiste. Il en va de même pour le député européen qui est en train de s’auto-caricaturer en figure souverainiste autoritaire.
Un récit souverainiste et patriotique de plus
La gauche de transformation sociale est dans la tourmente. Elle doit lutter contre les tendances plébiscitaires que l’élection présidentielle porte en germe. Il lui faut aussi proposer un récit qui tranche avec le discours national-chauvin et raciste qui sature la classe politique et les médias.
Mélenchon ne se donne pas les moyens de ces ruptures essentielles. Au contraire, il ajoute sa propre contribution souverainiste et patriotique à un champ politique qui en regorge déjà.
Affirmer : "mon adversaire, c’est la résignation, la soumission" ou encore "moi, je dis qu’on serait tellement mieux à marcher aux avant-postes de l’humanité", ne permettra aucunement à la candidature Mélenchon de se distinguer de celles des partisans du statu quo. Se contenter de parler sur un mode cocardier du caractère exceptionnel de la France n’aidera en rien à régler les problèmes majeurs de la France.
Jean-Luc Mélenchon pourrait pourtant être utile en mettant son expérience et ses idées au service de son camp. Il pourrait, dans la confrontation des idées, l’aider à se doter d’un programme et d’un-e candidat-e qui permettront à la gauche de transformation sociale de sortir de l’impasse dans laquelle elle se trouve.
https://blogs.mediapart.fr/philippe-marliere/blog/150216/la-chevenementisation-de-jean-luc-melenchon
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