Regards. Les sondages se sont trompés sur l’élection de
Donald Trump, et la désignation de François Fillon. Que vous inspirent
ces échecs ?
Patrick Champagne. Je voudrais d’abord faire un bref rappel, car ce sont des choses que l’on oublie facilement. Pendant plusieurs mois, les sondages sur les intentions de vote pour la primaire de droite donnaient Alain Juppé "super favori", largement élu avec 40% des intentions de vote contre 30% pour Sarkozy. Avec 11%, Fillon était voué à être simple spectateur du duel Juppé-Sarkozy qui semblait s’annoncer. Le vote effectif donnera, pour le premier tour, 44% pour Fillon, 28% pour Juppé et 20% pour Sarkozy. Et, au second tour, Fillon l’emportera par 66% des voix contre 34% à Juppé. Les responsables politiques et les journalistes qui commentaient la campagne électorale pour les primaires ont une fois de plus désigné le coupable de ce fiasco : ce sont les sondeurs qui se sont trompés.
Ils ne sont pas les seuls ?
Il n’est peut-être pas inutile de leur rappeler que ce ne sont pas les sondages qui se trompent, mais ceux qui les commentent et leur font dire ce qu’ils ne disent pas. Et puis ces sondages ne sont pas le produit d’une génération spontanée. Il y a des instituts qui les font, des commanditaires qui les payent, des utilisateurs qui les exploitent et des journalistes qui les commentent. Et même des sociologues qui les critiquent. Autrement dit, on est en présence d’un ensemble d’agents qui se divisent le travail de domination politique et qui se rendent service mutuellement : le sondeur aide l’homme politique à mettre en place sa campagne électorale, l’homme politique fait vivre les instituts de sondages en leur commandant des sondages et même des études, les journalistes ouvrent leurs colonnes pour diffuser les stratégies médiatiques des politiques élaborées à partir des sondages et des sondeurs.
Et d’ordinaire, tout le monde est très satisfait de ce système ?
Sauf que, parfois, il y a un grain de sable dans le mécanisme qui dérègle cette machine bien huilée. Et là, ces différents agents qui habituellement coopèrent vont s’accuser mutuellement et faire ainsi apparaître, bien involontairement, les rouages du système. C’est le cas avec les sondages préélectoraux qui ne devraient pas être réalisés parce qu’ils ne sont pas fiables, mais l’addiction des politiques et des journalistes pour ce type d’enquête rend impossible toute autolimitation, malgré les mises en garde des sondeurs eux-mêmes, qui acceptent pourtant de les faire, des journalistes qui acceptent de les commander et de les commenter en précisant seulement « Ce n’est qu’un sondage mais… »
Pourquoi persiste-t-on, pourtant, à recourir aux sondages ?
Pour répondre à cette question, il faut comprendre – et aussi faire comprendre aux commanditaires et aux utilisateurs de ce type de sondage – pourquoi ils sont peu fiables et, pire, comment ils contribuent à donner une représentation fausse du déroulement d’une campagne électorale. Fillon n’est pas passé de 12% à 44% ni Juppé de 40% à 29%, comme semblent le montrer les graphiques qui enregistrent chaque semaine les résultats de ces sondages, car il existe une stabilité minimale des opinions des gens. Ce qui varie, ce sont des facteurs complexes, non maîtrisables par les instituts de sondages : en particulier les non-réponses au questionnaire (non-connues) et à la question (sous-estimées) qui sont exclues de la présentation des intentions de vote, et qui produisent ces illusions statistiques.
L’illusion se perpétue pourtant…
Il y a, chez ces utilisateurs obsessionnels des sondages que sont les journalistes et les hommes politiques, une constance dans l’erreur d’interprétation des données fournies par les sondeurs qui, à ce degré d’entêtement, forcerait presque le respect. Le scénario est en effet à chaque fois le même : considérant des sondages d’intentions de vote réalisés à six mois ou plus d’une élection présidentielle, un homme politique qui n’avait pas spécialement envisagé de se présenter décide de le faire, sur la foi de ces sondages qui le donnent largement élu. Et puis, à mesure que la date du scrutin se rapproche, que la campagne électorale s’organise, que les concurrents se déclarent, que les ralliements se font connaître, que les débats se déroulent, son avance devient de plus en plus réduite pour disparaître lors de l’élection. Ce fut le cas de la candidature de Raymond Barre en 1988, d’Édouard Balladur en 1995, de Lionel Jospin en 2002, de Ségolène Royal en 2007… et aujourd’hui d’Alain Juppé.
À quoi tient cette force, cette magie persistante des sondages ?
La force des sondages préélectoraux résident pour partie dans les espoirs qu’ils suscitent et qui sont encouragés par les médias, malgré toutes les mises en garde. Quand les sondages leurs sont favorables, les responsables politiques ont tendance à les croire, surtout lorsque les commentateurs y croient aussi. Et, parce que le "super favori" devait l’emporter, il va falloir expliquer ce qui est perçu comme une "chute", une "défaite". Les journalistes le font en disant qu’il a fait une mauvaise campagne (et que celui qui l’emporte a fait, on s’en douterait, une bonne campagne, ce qui n’est même pas une lapalissade), le "super favori" éliminé qu’il a été victime de rumeurs et de calomnies complaisamment reprises dans les médias, etc.
Comment, alors, appréhender cette imprévisibilité ?
Il n’est nul besoin d’invoquer le fait, comme le font les sondeurs, qu’un sondage « n’est qu’une photographie à un instant donné ». Je pense qu’il faut prendre en compte trois choses. La première est de ne pas oublier que les instituts de sondage ont un intérêt vital à ce que leurs pronostics à la veille du scrutin soient les plus proches possible du vote effectif – les sondages préélectoraux sont les seuls sondages qui, en effet, sont vérifiables. Les instituts y jouent leur crédibilité. Les sondeurs réalisent donc avec un soin particulier les enquêtes préélectorales, procédant à divers "redressements" pour neutraliser les biais inhérents à ce type d’enquêtes – tels que les échantillons non représentatifs, les réponses non sincères, les questionnaires "bidonnés" par les enquêteurs, etc. De fait, si l’on compare les enquêtes des instituts de sondage réalisées au plus à une semaine du scrutin aux votes effectifs, on peut dire que les scores qu’ils annoncent sont en général très proches des votes.
Mais cela ne suffit pas à leur éviter le démenti du scrutin ?
Oui, et c’est ma seconde remarque : il y a un malentendu entre la précision possible des enquêtes par sondages, et la précision attendue par les hommes politiques compte tenu des règles spécifiques du jeu électoral. L’enquête par sondage fournit des évaluations avec une marge d’erreur alors que les hommes politiques jouent leur élection à une voix près. Enfin, dernier point, la fiabilité des enquêtes préélectorales par sondage varie selon les systèmes électoraux. Elle est maximum avec le suffrage universel direct comme l’élection présidentielle "à la française" et plus problématique encore avec le suffrage à deux degrés comme l’élection présidentielle "à l’Américaine".
Comment contrecarrer la logique des sondages et leur emprise sur le débat public ?
Les critiques des usages des sondages préélectoraux que l’on vient d’évoquer s’inscrivent dans une critique plus globale de l’usage des sondages en politique, critique qui en grande partie a été faite dès 1970 par Pierre Bourdieu, sans que cela modifie apparemment le recours à cette pratique. On constate, aujourd’hui comme hier, une même avalanche de sondages électoraux à l’approche d’un scrutin, la réalisation en permanence de nombreux sondages d’opinion politiques qui accompagnent l’actualité, la publication régulière des cotes de popularité, la multiplication des sondages fantaisistes ou ludiques réalisés pour la presse populaire (par exemple : "Quels sont les animateurs préférés des Français ?"), etc. Et aussi une même déploration de la presse qui, régulièrement, commande des sondages pour savoir si l’on ne fait pas trop de sondages. Qu’ils soient bien ou même mal interprétés, il faut se rendre à l’évidence : les sondages occupent désormais, dans le champ politico-médiatique, une position centrale qu’ils doivent, pour une part, aux fonctions pratiques qu’ils remplissent, mais aussi au fait qu’ils sont connectés à l’idéologie démocratique et à la logique du suffrage universel qui caractérise notre système politique.
Ce qui rend leur critique d’autant moins audible ?
Critiquer les insuffisances des sondages, le détournement du sens des réponses qui est opéré par les commentateurs, la captation par les sondeurs de la notion d’opinion publique réduite à un pourcentage, etc., c’est critiquer la démocratie, c’est être antidémocrate. La critique proprement scientifique a du mal à se faire entendre tandis que progresse – notamment chez les journalistes et plus encore chez les irresponsables politiques, ce que j’ai appelé une "pensée par sondage" qui consiste, sur tous les sujets, à se planquer derrière une opinion majoritaire en invoquant un pourcentage recueilli soi-disant scientifiquement, et qui serait de ce fait incontestable. Les sondages se sont intégrées au fonctionnement du champ politique à un point tel que les responsables politiques ne peuvent plus s’en passer : tous les gouvernements consacrent un budget conséquent à la réalisation de sondages quasi quotidiens sur leur image dans la population, sur la confiance, sur l’attitude à l’égard des politiques menées, etc. Loin de savoir "ce que pensent vraiment les Français", ce qui était la promesse qu’aurait pu tenir un usage raisonné de la technologie des sondages associée à d’autres méthodes des sciences sociales (entretien, observation, enquête de longue durée, etc.), on a préféré l’enquête instantanée, l’enquête éclair qui sert plus à rationaliser la manipulation des dominés qu’à la faire disparaître.
Les sondages, tels qu’ils sont pratiqués et utilisés, favorisent leur instrumentalisation ?
Les enquêtés des sondages ne sont pas des enquêtés ordinaires : ce sont des citoyens dont il faut prendre en considération les désirs ou du moins le faire croire. Ils ne donnent pas simplement leur opinion, ils sont censés voter. Du coup, les sondages apparaissent comme une technologie au service de la démocratie alors qu’ils sont un instrument idéal pour les démagogues qui ne s’embarrassent pas de propos subtils et leur préfèrent ces questions du type : « Diriez-vous que vous êtes plutôt d’accord ou plutôt pas d’accord avec les opinions suivantes… Il faut plus de mosquées en France, il y a trop d’immigrés en France, etc. », questions qui recueillent d’ailleurs non pas des opinions, mais des réponses standardisées et souvent irréelles, et qui se traduisent par une simple croix dans une case des questionnaires.
Patrick Champagne est sociologue. Il est l’auteur de Faire l’opinion – Le nouveau jeu politique, et plus récemment de La double dépendance – Sur le journalisme.
Patrick Champagne. Je voudrais d’abord faire un bref rappel, car ce sont des choses que l’on oublie facilement. Pendant plusieurs mois, les sondages sur les intentions de vote pour la primaire de droite donnaient Alain Juppé "super favori", largement élu avec 40% des intentions de vote contre 30% pour Sarkozy. Avec 11%, Fillon était voué à être simple spectateur du duel Juppé-Sarkozy qui semblait s’annoncer. Le vote effectif donnera, pour le premier tour, 44% pour Fillon, 28% pour Juppé et 20% pour Sarkozy. Et, au second tour, Fillon l’emportera par 66% des voix contre 34% à Juppé. Les responsables politiques et les journalistes qui commentaient la campagne électorale pour les primaires ont une fois de plus désigné le coupable de ce fiasco : ce sont les sondeurs qui se sont trompés.
Ils ne sont pas les seuls ?
Il n’est peut-être pas inutile de leur rappeler que ce ne sont pas les sondages qui se trompent, mais ceux qui les commentent et leur font dire ce qu’ils ne disent pas. Et puis ces sondages ne sont pas le produit d’une génération spontanée. Il y a des instituts qui les font, des commanditaires qui les payent, des utilisateurs qui les exploitent et des journalistes qui les commentent. Et même des sociologues qui les critiquent. Autrement dit, on est en présence d’un ensemble d’agents qui se divisent le travail de domination politique et qui se rendent service mutuellement : le sondeur aide l’homme politique à mettre en place sa campagne électorale, l’homme politique fait vivre les instituts de sondages en leur commandant des sondages et même des études, les journalistes ouvrent leurs colonnes pour diffuser les stratégies médiatiques des politiques élaborées à partir des sondages et des sondeurs.
Et d’ordinaire, tout le monde est très satisfait de ce système ?
Sauf que, parfois, il y a un grain de sable dans le mécanisme qui dérègle cette machine bien huilée. Et là, ces différents agents qui habituellement coopèrent vont s’accuser mutuellement et faire ainsi apparaître, bien involontairement, les rouages du système. C’est le cas avec les sondages préélectoraux qui ne devraient pas être réalisés parce qu’ils ne sont pas fiables, mais l’addiction des politiques et des journalistes pour ce type d’enquête rend impossible toute autolimitation, malgré les mises en garde des sondeurs eux-mêmes, qui acceptent pourtant de les faire, des journalistes qui acceptent de les commander et de les commenter en précisant seulement « Ce n’est qu’un sondage mais… »
Pourquoi persiste-t-on, pourtant, à recourir aux sondages ?
Pour répondre à cette question, il faut comprendre – et aussi faire comprendre aux commanditaires et aux utilisateurs de ce type de sondage – pourquoi ils sont peu fiables et, pire, comment ils contribuent à donner une représentation fausse du déroulement d’une campagne électorale. Fillon n’est pas passé de 12% à 44% ni Juppé de 40% à 29%, comme semblent le montrer les graphiques qui enregistrent chaque semaine les résultats de ces sondages, car il existe une stabilité minimale des opinions des gens. Ce qui varie, ce sont des facteurs complexes, non maîtrisables par les instituts de sondages : en particulier les non-réponses au questionnaire (non-connues) et à la question (sous-estimées) qui sont exclues de la présentation des intentions de vote, et qui produisent ces illusions statistiques.
L’illusion se perpétue pourtant…
Il y a, chez ces utilisateurs obsessionnels des sondages que sont les journalistes et les hommes politiques, une constance dans l’erreur d’interprétation des données fournies par les sondeurs qui, à ce degré d’entêtement, forcerait presque le respect. Le scénario est en effet à chaque fois le même : considérant des sondages d’intentions de vote réalisés à six mois ou plus d’une élection présidentielle, un homme politique qui n’avait pas spécialement envisagé de se présenter décide de le faire, sur la foi de ces sondages qui le donnent largement élu. Et puis, à mesure que la date du scrutin se rapproche, que la campagne électorale s’organise, que les concurrents se déclarent, que les ralliements se font connaître, que les débats se déroulent, son avance devient de plus en plus réduite pour disparaître lors de l’élection. Ce fut le cas de la candidature de Raymond Barre en 1988, d’Édouard Balladur en 1995, de Lionel Jospin en 2002, de Ségolène Royal en 2007… et aujourd’hui d’Alain Juppé.
À quoi tient cette force, cette magie persistante des sondages ?
La force des sondages préélectoraux résident pour partie dans les espoirs qu’ils suscitent et qui sont encouragés par les médias, malgré toutes les mises en garde. Quand les sondages leurs sont favorables, les responsables politiques ont tendance à les croire, surtout lorsque les commentateurs y croient aussi. Et, parce que le "super favori" devait l’emporter, il va falloir expliquer ce qui est perçu comme une "chute", une "défaite". Les journalistes le font en disant qu’il a fait une mauvaise campagne (et que celui qui l’emporte a fait, on s’en douterait, une bonne campagne, ce qui n’est même pas une lapalissade), le "super favori" éliminé qu’il a été victime de rumeurs et de calomnies complaisamment reprises dans les médias, etc.
Comment, alors, appréhender cette imprévisibilité ?
Il n’est nul besoin d’invoquer le fait, comme le font les sondeurs, qu’un sondage « n’est qu’une photographie à un instant donné ». Je pense qu’il faut prendre en compte trois choses. La première est de ne pas oublier que les instituts de sondage ont un intérêt vital à ce que leurs pronostics à la veille du scrutin soient les plus proches possible du vote effectif – les sondages préélectoraux sont les seuls sondages qui, en effet, sont vérifiables. Les instituts y jouent leur crédibilité. Les sondeurs réalisent donc avec un soin particulier les enquêtes préélectorales, procédant à divers "redressements" pour neutraliser les biais inhérents à ce type d’enquêtes – tels que les échantillons non représentatifs, les réponses non sincères, les questionnaires "bidonnés" par les enquêteurs, etc. De fait, si l’on compare les enquêtes des instituts de sondage réalisées au plus à une semaine du scrutin aux votes effectifs, on peut dire que les scores qu’ils annoncent sont en général très proches des votes.
Mais cela ne suffit pas à leur éviter le démenti du scrutin ?
Oui, et c’est ma seconde remarque : il y a un malentendu entre la précision possible des enquêtes par sondages, et la précision attendue par les hommes politiques compte tenu des règles spécifiques du jeu électoral. L’enquête par sondage fournit des évaluations avec une marge d’erreur alors que les hommes politiques jouent leur élection à une voix près. Enfin, dernier point, la fiabilité des enquêtes préélectorales par sondage varie selon les systèmes électoraux. Elle est maximum avec le suffrage universel direct comme l’élection présidentielle "à la française" et plus problématique encore avec le suffrage à deux degrés comme l’élection présidentielle "à l’Américaine".
Comment contrecarrer la logique des sondages et leur emprise sur le débat public ?
Les critiques des usages des sondages préélectoraux que l’on vient d’évoquer s’inscrivent dans une critique plus globale de l’usage des sondages en politique, critique qui en grande partie a été faite dès 1970 par Pierre Bourdieu, sans que cela modifie apparemment le recours à cette pratique. On constate, aujourd’hui comme hier, une même avalanche de sondages électoraux à l’approche d’un scrutin, la réalisation en permanence de nombreux sondages d’opinion politiques qui accompagnent l’actualité, la publication régulière des cotes de popularité, la multiplication des sondages fantaisistes ou ludiques réalisés pour la presse populaire (par exemple : "Quels sont les animateurs préférés des Français ?"), etc. Et aussi une même déploration de la presse qui, régulièrement, commande des sondages pour savoir si l’on ne fait pas trop de sondages. Qu’ils soient bien ou même mal interprétés, il faut se rendre à l’évidence : les sondages occupent désormais, dans le champ politico-médiatique, une position centrale qu’ils doivent, pour une part, aux fonctions pratiques qu’ils remplissent, mais aussi au fait qu’ils sont connectés à l’idéologie démocratique et à la logique du suffrage universel qui caractérise notre système politique.
Ce qui rend leur critique d’autant moins audible ?
Critiquer les insuffisances des sondages, le détournement du sens des réponses qui est opéré par les commentateurs, la captation par les sondeurs de la notion d’opinion publique réduite à un pourcentage, etc., c’est critiquer la démocratie, c’est être antidémocrate. La critique proprement scientifique a du mal à se faire entendre tandis que progresse – notamment chez les journalistes et plus encore chez les irresponsables politiques, ce que j’ai appelé une "pensée par sondage" qui consiste, sur tous les sujets, à se planquer derrière une opinion majoritaire en invoquant un pourcentage recueilli soi-disant scientifiquement, et qui serait de ce fait incontestable. Les sondages se sont intégrées au fonctionnement du champ politique à un point tel que les responsables politiques ne peuvent plus s’en passer : tous les gouvernements consacrent un budget conséquent à la réalisation de sondages quasi quotidiens sur leur image dans la population, sur la confiance, sur l’attitude à l’égard des politiques menées, etc. Loin de savoir "ce que pensent vraiment les Français", ce qui était la promesse qu’aurait pu tenir un usage raisonné de la technologie des sondages associée à d’autres méthodes des sciences sociales (entretien, observation, enquête de longue durée, etc.), on a préféré l’enquête instantanée, l’enquête éclair qui sert plus à rationaliser la manipulation des dominés qu’à la faire disparaître.
Les sondages, tels qu’ils sont pratiqués et utilisés, favorisent leur instrumentalisation ?
Les enquêtés des sondages ne sont pas des enquêtés ordinaires : ce sont des citoyens dont il faut prendre en considération les désirs ou du moins le faire croire. Ils ne donnent pas simplement leur opinion, ils sont censés voter. Du coup, les sondages apparaissent comme une technologie au service de la démocratie alors qu’ils sont un instrument idéal pour les démagogues qui ne s’embarrassent pas de propos subtils et leur préfèrent ces questions du type : « Diriez-vous que vous êtes plutôt d’accord ou plutôt pas d’accord avec les opinions suivantes… Il faut plus de mosquées en France, il y a trop d’immigrés en France, etc. », questions qui recueillent d’ailleurs non pas des opinions, mais des réponses standardisées et souvent irréelles, et qui se traduisent par une simple croix dans une case des questionnaires.
Patrick Champagne est sociologue. Il est l’auteur de Faire l’opinion – Le nouveau jeu politique, et plus récemment de La double dépendance – Sur le journalisme.
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