Hana,
Je t’ai rencontrée il y a plus d’un an. Comme beaucoup d’entre nous, j’étais horrifiée par la détresse des migrants qui s’arrachent à leur terre et écoeurée par une Europe incapable de les accueillir, parce que trop riche et trop trouillarde.
Comme beaucoup d’entre nous, j’avais la sensation de tourner en rond et je me répétais sans cesse : « qu’est-ce que je peux bien faire... » .
Au détour d’un post sur un réseau social, je découvre l’association SINGA et son programme CALM : Comme A La Maison. Banco, j’appelle. Mon mari et moi avons la chance d’avoir un studio dans le bâtiment d’à côté.
On pourrait le prêter quelques temps ? Deux ? Trois mois ? Le temps d’abriter quelqu’un ? Le temps pour lui ou elle de souffler un peu, de dormir dans un lit, sur un matelas sec, dans des draps bordés tout autour. Le temps de se laver avec de l’eau bien chaude et de sentir bon le savon et le shampoing.
Le temps d’un peu de silence, d’une petite pause, enfin.
J’attends quelques jours. SINGA me rappelle :
« Nous avons quelqu’un qui pourrait être intéressé. Elle s’appelle Hana. Elle a un bébé de 6 mois, elle vient d’Erythrée ».
Nous prenons rendez-vous... et te voilà.
Tu arrives du haut de l’avenue un matin pâle de novembre. Ton bébé est dans une poussette bancale ultra chargée.
Tu regardes droit devant toi. Je vois que tu luttes. Tu luttes depuis trop longtemps.
Tu es accompagnée d’une personne de l’association.
Bonjour... Sourire timide... Regards perdus.
Entre toi et moi, tellement de questions, tellement de tout.
Je t’emmène dans le studio. Je m’excuse de n’avoir pas eu le temps de mettre plus d’ordre.
À peine rentrée tu t’écroules. Tu pleures de ces larmes qui n’en peuvent plus d’avoir été retenues. La personne de SINGA, visiblement émue elle aussi, m’explique : « Hana vient de passer plusieurs jours dans la rue. Elle est un peu fatiguée ».
Oui, tu es fatiguée Hana.
Je te regarde. J’avance vers toi. Tu lèves les yeux lentement. Tes larmes pèsent une tonne.
Mes larmes montent aussi, je suis saisie d’émotion. Je te prends dans mes bras. Tu me serres et je te répète : « it’s gonna be all right now, ok ? Don’t worry, Hana, it’s gonna be all right now ».
Je te berce très légèrement, je sens ton corps ralentir, le mien aussi. Tu me murmures, épuisée : « God bless you, God bless you ».
Tu es ainsi entrée dans nos vies. Doucement, légère et fragile. Petit à petit, tu nous as raconté. L’Erythrée, la dictature, tes parents, ta soeur disparue, la prison. D’abord ta fuite à travers le désert. Ensuite les embarcations, la mer, le naufrage, la Grèce. Puis l’avion direction Roissy, puis Paris porte de la Chapelle. La rencontre avec ton ami Eythréen lui aussi. La naissance de ton fils à l’hôpital Lariboisière, la porte de la Chapelle encore, avec ton bébé de cinq jours, cette fois. Le Secours Catholique, les hôtels, la rue. La puanteur, les matelas mouillés, la peur, la faim, la nuit, la pluie, le bruit. Tout ça.
Ton amoureux vit à Nantes dans un centre pour réfugiés, il peut y travailler et y apprendre le français. Une chance... Tu es souvent seule. Quand il est là, il vous cajole, ton fils et toi. Il est admiratif de ce bébé né loin de chez vous. Nous nous voyons quelques fois toi et moi, avec ou sans les enfants, avec ou sans les maris. Je te prends dans mes bras, je te serre la main lorsque tu as peur, nous trions tes papiers, nous demandons la CMU, nous rions, nous pleurons et nous mangeons du gâteau au chocolat.
Un jour tu m’annonces que tu es à nouveau enceinte. Tu es déçue. Tu me dis que tu ne voulais pas de ce bébé. Et ce bébé va venir.
Je travaille dans une maternité, « viens » je te dis, « tu seras bien ici ».
Le chef de service me dit « c’’est bon, on la prend » (merci Thierry). Je voudrais que tu sois bien traitée pour cette seconde naissance. Que tu cesses d’avoir peur. Juste un peu.
Le jour de ton accouchement tu arrives dans cet hôpital si tranquille. J’assiste à la naissance de ton petit garçon que tu choisis de nommer Nathan, après m’avoir demandé un avis que je ne t’ai pas donné !
Pendant ton accouchement tu as serré mon bras, mes épaules, tu as appelé ta maman, tu as crié mon nom, tu m’as fixée au fond des yeux pour me dire combien les contractions te faisaient mal. Et tu as réussi. Tu étais tellement belle dans cette nouvelle victoire sur la vie, Hana.
L’équipe est à la fois un peu surprise et très heureuse de
t’accueillir. Mes collègues sages femmes, puéricultrices, auxiliaires de
puériculture, ASH* viennent me voir et me demandent : « Mais d’où
vient-elle ? », « Pourquoi est-ce si dur la-bas en Erythrée ? », « C’est
où l’Erythrée ? », « Par où est-elle arrivée ? En bateau ? »...
Toutes, sans exception, contribuent à ton bien être. Chacune à sa mesure, dans sa fonction, discrètement et délicatement.
J’en ai pourtant entendu certaines, quelques fois, commenter l’actualité : « On est trop laxiste à accueillir tout le monde comme ça... », « Ca suffit d’accepter les étrangers, il faut fermer nos frontières, on ne peut pas laisser rentrer tout ce monde, on va finir par en crever »...
Ce sont celles-la même que j’ai vues t’apporter deux petits vases pour que tu puisses y mettre les fleurs que tu as reçues. Partager un sourire matinal avec toi, en ayant pris soin de mettre du rouge à lèvres avant parce que « c’est meilleur pour le moral ! ». Ranger la table de chevet en remplissant au passage ton verre d’une eau fraîchement versée dans la carafe. Faire le ménage plus soigneusement que d’habitude et tapoter sur ta taie d’oreiller pour qu’elle soit sans plis... comme pour que tout recommence à zéro.
Ces petits gestes, qui n’ont l’air de rien, qui ne sont jamais reconnus par personne, toi tu les as reconnus. Tu t’es sentie cajolée, toi l’exilée. Cajolée par ces mêmes femmes qui prétendaient ne pas vouloir de toi.
C’est exactement à ce moment là que j’ai compris.
J’ai compris que ça vaut le coup.
Ca vaut le coup de se battre, d’agir, toujours et encore. De tenir. De continuer.
Grâce à ta présence, Hana, à notre amitié, nous avons créé un pont entre l’Érythrée et la France.
Il est aussi fragile qu’improbable.
Qui aurait pu croire qu’une ASH prétendument proche de Marine Le Pen ait les larmes aux yeux en te voyant donner le sein à ton bébé ?
Agir c’est peu... et c’est énorme.
Voilà Hana, ce que nous faisons ensemble, c’est énorme !
Ma soeur...
You’ll see, it’s gonna be all right, Hana, it’s gonna be all right.
*Agent de Service Hospitalier
https://blogs.mediapart.fr/rachel-sarlat/blog/131216/pour-toi-hana-et-pour-tous-ceux
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