Le drame syrien, le cynisme de Bachar et de Poutine, les tergiversations occidentales, l’impuissance des démocrates sont les signes cruels que nous sommes au bout d’une méthode internationale épuisée. "Realpolitik" ou esprit de justice : il faut choisir.
L’hypothèse de l’Américain Samuel Huntington est devenue réalité. Il nous promettait la "guerre des civilisations" ; nous avons "l’état de guerre" tout court. Le problème est que, lorsqu’une guerre est déclarée, malheur aux tièdes ! La morale civique, qui se confond avec la Realpolitik, conduit à tout faire pour la gagner. Tout, même l’indéfendable... Or, en matière d’identité, de culture ou de civilisation, les guerres ne se gagnent pas.
En pratique, la course à la tension, le jeu de la riposte et de la contre-riposte conduisent à l’abîme. Pour justifier la fermeté de "l’Occident" et de sa "civilisation", on évoque l’"ensauvagement" et le "retour de la barbarie" qu’alimentent sans fin nos images télévisuelles.
Mais la barbarie ne fait-elle pas partie de notre monde depuis les conquêtes coloniales et les deux guerres mondiales ? N’avons-nous pas nous-mêmes pratiqué l’extermination massive de civils, le camp de concentration, le travail forcé, l’anéantissement des villes et l’assimilation brutale au nom de nos "valeurs", voire au nom de la République ?
S’il y a un problème majeur, il tient en fait à ce que, jusqu’à ce jour, les puissances ont décidé du bien et du mal, de la guerre et de la paix, de la cruauté tenue pour nécessaire et du mal absolu qu’il faut éradiquer. Non pas les peuples, mais les puissances, c’est-à-dire des États.
La guerre des identités est une guerre sans raison
Au temps de la guerre froide, les deux camps ont pu penser, à un moment donné, que l’usage de la méfiance et de la violence était une nécessité. Le maccarthysme et le jdanovisme se faisaient écho, le général américain MacArthur demandait l’utilisation de la bombe atomique en Corée, et Mao Zedong expliquait qu’une guerre nucléaire pouvait provoquer un milliard de morts, mais que la population restante vivrait heureuse sous le communisme.
Heureusement, aucune de ces logiques n’est allée jusqu’au bout, parce que, à chaque moment, dans chacun des deux camps, la raison a pu l’emporter. Mais, à l’époque, le conflit avait une rationalité fortement ancrée dans l’économique et le social, et la raison, au bout du compte, trouvait une base matérielle pour le réguler.
Or, quand le conflit porte sur des identités, quand l’autre est supposé mettre en question un mode de vie, une manière d’être chez soi, quand le soubassement de l’affrontement oppose la richesse d’un côté et le ressentiment de l’autre, si des centaines de millions de déshérités se mettent à penser qu’ils n’ont plus rien à perdre, est-on sûr que la raison, in extremis, sera en état de jouer ?
À ce jour domine le "paradigme réaliste", dont le politologue américain Hans Morgenthau, l’un des promoteurs de la doctrine américaine de l’"endiguement", a fourni la théorie la plus forte au début de la guerre froide. « La société en général, écrivait-il, est gouvernée par des lois objectives qui ont leur racine dans la nature humaine [autour] d’instincts biopsychologiques élémentaires tels que l’instinct de vie, de reproduction et de domination. [...] La politique internationale, comme toute politique, est une lutte pour la puissance. »
Or rien n’est pire aujourd’hui que le "réalisme" de la puissance et de la guerre. Nul ne peut penser que la guerre disparaîtra de notre horizon d’un coup de baguette magique, que les stocks d’armement fondront comme la banquise et qu’il n’y a plus place nulle part pour des activités de défense des territoires. Mais la question qui nous est posée est toute simple : allons-nous longtemps laisser aller le monde tel qu’il va ?
La logique de la guerre ne fait que préparer la victoire des puissants
Comme au temps de la guerre froide, le monde semble relever d’une logique binaire : Islam et Occident, démocratie et terrorisme, mondialisation et souverainisme, impérialisme et anti-impérialisme. Qui n’est pas avec moi est contre moi ; les ennemis de mes ennemis sont mes amis… Il n’y a jamais eu autant d’esprit de guerre froide que depuis que le mur de Berlin et tombé.
Beaucoup trop, à gauche comme à droite, nous expliquent qu’il faut en finir avec "l’angélisme". Être réaliste, ce serait désigner l’ennemi principal et tout faire pour le mettre à terre. Or se résigner à ce constat serait une folie.
Combattre le pseudo-réalisme n’est pas s’enliser dans le verbiage des demi-mesures, ce n’est pas verser dans l’apologie dérisoire du consensus. C’est prendre la mesure de ce que, s’il y a lutte entre des conceptions antagoniques du monde, la logique de la guerre ne fait que préparer la victoire des puissants.
Staline, en 1947, pensait qu’il n’avait pas d’autre choix réaliste que d’accepter le bras-de-fer avec les États-Unis. Il ne savait pas que, en mettant le doigt dans l’engrenage, il créait les conditions de l’échec global du système qu’il voulait officiellement préserver.
La lutte démocratique de masse rend possible la perspective de l’émancipation ; la logique de la guerre crée les conditions de son impossibilité.
Plutôt que le simplisme du choix binaire, il faut assumer des contradictions. Refuser le contournement ou l’humiliation de la Russie – dont les Occidentaux se rendent responsables depuis plus de trente ans – est juste ; ne pas accepter la brutalité cynique de l’État russe n’en est pas moins une nécessité.
Vouloir éradiquer l’inhumanité de Daesh est un devoir ; penser que l’extension de la guerre et, pire encore, le bombardement de populations civiles en sont les conditions premières est une faute. Laisser faire l’inacceptable est impensable ; répondre à la barbarie par la violence aveugle est un gouffre.
Refonder la "communauté internationale"
La solution pour avancer, quel que soit le point du globe, n’est pas la guerre mais la justice. Pour aller dans ce sens, la seule voie raisonnable pourrait être la suivante :
1. Donner à la communauté internationale l’objectif d’une mondialité du développement humain sobre et durable, fondée sur la primauté des droits humains. Cela implique entre autres : d’abandonner la libéralisation du commerce prônée par l’OMC ; d’annuler les dettes illégitimes ; d’établir une fiscalité internationale permettant de préserver et d’élargir les communs ; de faire de la responsabilité sociale et environnementale des firmes multinationales un impératif contraignant ; de réformer radicalement les institutions financières internationales en les subordonnant aux instances de décision politique ; d’instaurer de nouveaux outils de régulation pour lutter contre la spéculation financière, le dumping et la concurrence entre les États.
2. Réformer radicalement le dispositif onusien. Son déclin et son impuissance ont été construits par les puissances. Nous en payons durement le prix. C’est le mouvement inverse qu’il faut construire sans tarder, pour donner une légitimité incontestable à toute intervention concertée, en tout point du globe.
L’ONU doit être revalorisée ; elle ne le sera que si ses règles sont ouvertement subverties.
Tout d’abord, nous ne sommes plus en 1945. La source de la légitimité n’est plus dans le consensus supposé des puissances qui terrassèrent les fascismes.
Elle ne peut aujourd’hui se trouver que dans l’Assemblée générale. Ses pouvoirs doivent donc être renforcés, pour l’instituer en Assemblée délibérative réelle, exerçant son contrôle sur les instances exécutives. À côté d’elle, pour être au plus près des populations toujours organisées politiquement en États, serait instituée une Assemblée des parlements nationaux.
En second lieu, le Conseil de sécurité serait transformé en augmentant le nombre de ses membres, notamment vers le "Sud", en généralisant le principe de rotation et en supprimant le droit de veto, qui donne aux cinq membres permanents un pouvoir exorbitant renvoyant à une époque résolument périmée.
Des dispositifs intermédiaires pourraient être mis en place pour aller dans cette direction. Par exemple, comme cela a été proposé, l’Assemblée générale pourrait décider, dans l’urgence humanitaire, des cas où l’utilisation du droit de veto serait immédiatement suspendue.
Par ailleurs, on gagnerait à mettre en place des instances d’arbitrage, pour la régulation économique et sociale comme pour la prévention et le règlement des conflits. Elles seraient ouvertes à l’intervention des associations citoyennes, préciseraient les compétences universelles des tribunaux nationaux, définiraient les modalités et les limites de la mondialisation des juges. Elles fonderaient les possibilités d’une intervention internationale sur le principe de subsidiarité qui respecterait la souveraineté des peuples. Elle permettrait de lutter efficacement contre l’impunité.
Au total, le rôle des citoyens serait ainsi renforcé, sur l’ensemble des domaines qui dépassent l’échelle nationale. Par exemple, le rôle du Conseil économique et social de l’ONU (Ecosoc) serait élargi, en y renforçant la participation des forces politiques, des parlementaires nationaux et des ONG. Un droit d’initiative serait alors instauré en faveur des sociétés civiles, auquel les institutions internationales seraient tenues de répondre dans les formes appropriées.
Plus on retarde l’engagement de ces transformations structurelles, plus on conforte l’engrenage des inégalités, des discriminations, de l’amertume et de la haine.
Mais ces pistes ne peuvent déboucher que si elles deviennent l’affaire des peuples. Plutôt que de les mobiliser sur la base du ressentiment et de la peur, mieux vaudrait le faire autour des valeurs d’égalité, de citoyenneté et de solidarité. Il ne manque pas de forces, mouvements, associations, États, ONG, institutions internationales même, pour permettre cette mobilisation démocratique.
Leur conjonction est la clé d’un réalisme vrai. Il est aux antipodes de la Realpolitik.
Les guerres aujourd’hui ne se gagnent pas ; la seule solution est de s’en sortir.
http://www.regards.fr/qui-veut-la-peau-de-roger-martelli/article/syrie-le-realisme-est-le-poison-de-notre-temps
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire