"Nous ne sommes pas du côté de la loi, mais de celui de la révolte !" Asli Erdogan
mardi 27 janvier 2015
Des principes et des actes, par Samy Johsua
Les assassins de janvier sont-ils en train de gagner, au moins partiellement ? Oui, malgré la réaction éclatante, émouvante, rassurante, d’une large partie de la population, la question se pose, malheureusement : sont-ils en train d’obtenir une victoire posthume ?
Des millions de personnes se sont levées pour faire barrage à leur barbarie sur les seules bases possibles, que ce soit d’un point de vue humain, mais aussi politique. A savoir la défense combinée de la liberté d’expression, si chèrement conquise dans notre histoire, et le refus acharné de « tout amalgame » - autrement dit la volonté certes floue, mais si précieuse du « vivre ensemble ».
Mais voilà, cette explosion d’émotion, sans la moindre traduction politique directe possible, a laissé la place aux forces qui, avec plus ou moins de détermination, travaillent à la cassure civique. Et à assurer le succès à long terme de la domination de la question « ethnico-religieuse » (fabriquée et renforcée avec acharnement) sur la question sociale. Or ceci est aussi un des buts objectifs des assassins, et un moyen s’il était atteint de garantir la force de leur projet.
Voilà déjà que la question initiale, celle de la liberté d’expression devient pour le gouvernement une question touchant à la laïcité. Or, même si elles ont des liens, il faut absolument les distinguer. Et être clair sur ce dont on parle en cette période troublée.
Nous devons défendre la laïcité telle que définie par la Loi de 1905, en particulier ses deux premiers articles qui établissent la liberté de conscience, garantissent le libre exercice des cultes et la séparation des Eglises et de l’Etat, par le fait que ce dernier « ne reconnaît aucun culte ». Le libre exercice des cultes s’entend dans la sphère privée et publique, mais sans influence institutionnelle sur la marche de l’Etat. Il en découle la nécessaire neutralité religieuse des agents de l’Etat comme de ses institutions, et d’eux seuls. Il faut réclamer l’extension de ces principes sur l’ensemble du territoire, en particulier par la fin du régime spécial concordataire en Alsace/Moselle. Il en découle aussi que la subvention de l’enseignement privé (essentiellement catholique) sur fonds publics est une entorse évidente au principe de laïcité.
Il convient aussi que l’équilibre soit assuré quant au droit au culte pour toutes les religions, en particulier pour celles dont le statut ne fut pas abordé en 1905, dont l’Islam au premier chef. Ceci a des effets en particulier concernant la partie des biens matériels de la Nation laissée en gestion en pratique à l’Eglise Catholique, ce qui induit une forte inégalité de fait, à rectifier avec le même esprit de consensus qui prévalut à l’époque.
Mais Charlie Hebdo n’est pas une institution d’Etat (même si c’était une « institution » dans notre histoire culturelle), et donc ce qu’il publie ne relève pas du droit de la laïcité, mais du droit de la presse, et de la liberté d’expression plus généralement. Nous devons soutenir le principe de la liberté d’expression telle que défini depuis la déclaration de 1789, comme « libre communication des pensées et de l’opinion », seulement limitée a posteriori dans des cas spécifiés par la loi.
Dans l’état actuel de ces limitations, il faut s’élever contre l’instauration en mars 2003 du délit « d'outrage au drapeau ou à l'hymne national » qui ne vise qu’à empêcher l’expression de désaccords quant aux conditions dans lesquels ces emblèmes ont été et sont encore utilisées en violation des droits de l’Homme que nous défendons par ailleurs.
S’opposer aussi aux limitations nouvelles à la liberté d’expression telles qu’elles ressortent de la Loi Cazeneuve de 2014, en particulier avec l’utilisation extensive du délit d’apologie du terrorisme.
Refuser toute nouvelle limitation de la liberté d’expression, que ce soit par un libre contrôle étatique a priori de l’Internet (si ce contrôle s’avère nécessaire, il doit être strictement justifié et sous contrôle de la Justice). Ou en limitant le droit de critique des religions, tel que réclamé par le Pape François, droit qui doit au contraire rester entier. Et bien entendu toute législation d’exception sur le modèle du « Patriot Act » qui a suivi le 11 septembre aux USA.
Et enfin, encore un dernier positionnement général. La défense des droits humains fondamentaux de tout type ne doit avoir de frontière ni territoriale ni religieuse. Mais au-delà du droit d’expression, il y a son exercice, ceci en particulier à l’égard des religions.
Pour ceux qui veulent unir les opprimé-e-s par-delà la croyance ou l’absence de croyance religieuse, nous attirons donc l’attention sur la manière dont le traitement public d’une religion minoritaire et discriminée comme l’est l’Islam en France doit être empreint de prudence. Pour ne pas, quoi qu’on en ait, ajouter au climat et actes islamophobes qui se développent et se sédimentent, dans un contexte qui plus est de forte poussée de l’extrême droite.
Charlie avait entièrement le droit de reprendre les caricatures danoises, rien ne doit venir le limiter. Et il y a entièrement le droit (le devoir) de dire que c’était une erreur. « Je suis Charlie » donc, oui, parfaitement. Mais pas toujours et pas entièrement. Même si c’est une …caricature d’en faire un « journal islamophobe », caricature très dangereuse en l’occurrence.
Mais ces principes qui devraient, à mon sens, fonder une position de gauche en la matière, on en est tellement loin ! Quand « l’unité nationale » est remise en cause, c’est par la course au plus sécuritaire. On a fait peser une pression indigne sur les musulmans en tant que tels d’avoir à condamner les attentats. Construisant à pleines brassées le « communautarisme » qu’on dit vouloir combattre.
A-t-on demandé aux « luthériens modérés » en Norvège d’avoir à se dissocier de Andres Breivik ? On trouve hautement suspect de « terrorisme » de refuser de « se dire Charlie », ce qui est pourtant un droit élémentaire. On met en garde à vue des gamins de 13 ou 14 ans pour cause de parole provocatrice.
Même si la classe politique se tient en général pour l’instant sur une ligne de crête, il ne fait pas de doute que l’islamophobie ordinaire se généralise. Par la multiplication des actes délictueux et agressifs. Et nombre de personnes « d’apparence musulmane » (comme l’avait dit élégamment Sarkozy pendant la campagne de 2012) paye le prix du regard appuyé, du mépris à peine caché, des insultes, voire de la haine ouverte.
Assignées à être ce qu’on pense qu’elle sont (sur un modèle fantasmé pré établi), alors que, comme dit Sartre dans un autre contexte, c’est aussi l’antisémite qui crée le juif. D’ailleurs l’antisémitisme aussi relève la tête, meurtrière. Certes, il est très peu présent « d’en haut ». Pas d’antisémitisme d’Etat. Mais il est indéniablement en voie d’implantation « d’en bas ».
Mais si la source est différente de l’antisémitisme classique à la JM Le Pen, les impacts sont les mêmes, et ses effets de dérivatifs aussi (cf. le complotisme qui, tôt ou tard, aboutit à une composante antisémite).
En regard les changements qui seraient nécessaires pour tarir le danger à la source sont largement évoqués (lutte contre les inégalités de tout type et les discriminations, fin des politiques impériales, etc.). Mais on sent bien que, malheureusement, le plus probable est, qu’une fois de plus, ce soit lettre morte.
Si on ne met pas fin, rapidement, à tout ceci, en quelques mois les assassins auront gagné plus qu’en des années de propagande sur internet, avec la cassure béante qui se creuse chaque jour un peu plus.
Dans cette situation, il faut de toute urgence engager les politiques de déségrégation indispensables, et faire barrage au discours de guerre civile qui s’installe. Protéger en priorité les catégories sociales qui en payent le prix : les populations stigmatisées par l’islamophobie, par l’antisémitisme, sans oublier le racisme contre les roms qui ne demande qu’à s’amplifier.
Si la République est en danger, c’est d’abord par là, tant, si ça se confirme, cela armera d’autres assassins fanatisés.
Samy Johsua est militant d'Ensemble!.
Ce texte a été publié initialement sur le site national d'Ensemble!
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