mardi 20 janvier 2015

Lettre à la France par Edwy Plenel - Mediapart.fr


Les attentats des 7, 8 et 9 janvier nous obligent au sursaut. Non pas celui des politiques de la peur qui voudraient nous mettre en guerre. Mais celui de l’égalité, des politiques démocratiques et sociales qui, seules, pourront faire reculer la nécrose de l’espérance dont se nourrit la guerre des identités. 

Il est des épreuves qui révèlent une nation à elle-même. C’est ce qui se joue pour tous ceux qui habitent ce pays, le nôtre, depuis les attentats des 7, 8 et 9 janvier à Paris. 

Saurons-nous reconnaître la France telle qu’elle est, vit et travaille, telle qu’elle souffre et s’impatiente, telle qu’elle s’invente et se rêve, telle qu’elle se redresse et se rassemble ? Ou allons-nous continuer à l’ignorer en la dénigrant et en la dépréciant ? À la rabaisser, à l’affoler et à la paniquer en l’entraînant dans cette haine de soi pavée d’identité malheureuse, de suicide français et de soumission fantasmée où macèrent aigreurs, amertumes et ressentiments ? 


Le vrai visage de la France est celui de celles et ceux qui sont morts en ces trois journées d’attentat à nos libertés. Trois jours de crime contre un journal, d’exécution de policiers, de meurtre contre des juifs. D’assassinat du droit de vivre, de penser et de s’exprimer en sécurité, dans la diversité de nos opinions et de nos origines, de nos convictions et de nos croyances. 

Chrétiens, juifs, musulmans, francs-maçons, athées, agnostiques, venus d’ici et d’ailleurs, ceux qui ont été tués par les trois terroristes sont l’image même de notre pays : divers et pluriel, multiculturel et multiconfessionnel, fait de proche et de lointain. Une nation nourrie de son incessant dialogue avec le monde où s’inventent ces identités tissées de relations, d’échanges et de partages qui fondent des causes communes. 

Dans l’épreuve, notre France a eu ce visage-là, sans frontières ni murs. Celui des couplets de L’Internationale, ce chant des prolétaires parisiens qui, après avoir si longtemps fait le tour du monde, a accompagné le cercueil de Charb, le directeur de Charlie Hebdo, lors de ses obsèques à Pontoise. « Le genre humain… ; pas de sauveurs suprêmes… ; sauvons-nous nous-mêmes… ; décrétons le salut commun… ; la terre n’appartient qu’aux hommes… ; l’égalité veut d’autres lois… » 

L’humanité comme exigence commune, sans distinction d’origine, d’apparence et de croyance, dans le respect mutuel de nos héritages et appartenances. 

Signe du destin, celui qui, dans l’instant meurtrier, fut ce portrait véridique de la France, généreuse et courageuse, travailleuse et audacieuse, n’était pas français de nationalité avant de le devenir, depuis, par le miracle de son geste. Il s’agit de ce jeune sauveur d’otages de l’hypermarché casher, malien d’origine, musulman de foi, noir de peau, travailleur immigré, hier menacé d’expulsion, aujourd’hui citoyen de plein droit… Comme si le monde était soudain venu à notre secours. Ce monde qui, depuis des siècles, fait la France, façonne son peuple, contribue à sa richesse. 

Un héros musulman, donc, et aussi deux musulmans, de culture ou de croyance, parmi les morts de Charlie Hebdo – un correcteur et un policier, deux gardiens en somme, l’un de la langue, l’autre de la paix. De la langue française, de la paix française. 

Si je le souligne, ce n’est évidemment pas pour les distinguer des autres victimes, mais pour simplement énoncer cette simple vérité : l’islam appartient à la France, comme l’a dit la chancelière Angela Merkel à propos de son pays, l’Allemagne, face aux manifestants racistes qui réclament une Europe sans musulmans, amputée d’un morceau d’elle-même, débarrassée d’une partie de son humanité. 

Cette vérité, il faut la dire, plus que jamais. Car, déjà malmenée, elle est menacée. 

Par les terroristes d’abord, qui servent toujours la politique du pire. Par la faute, donc, de ces trois assassins et de l’idéologie meurtrière et délirante qui a armé leurs bras. 

Par le poids de leurs crimes commis au nom de cette religion, l’islam, alors même qu’ils la trahissaient et la défiguraient, la caricaturant plus sauvagement et plus douloureusement que n’importe quelle caricature de papier, inoffensive et innocente. Bref, par cette négation de leur propre humanité que signifiait le meurtre froid et prémédité d’autres humains à cause de leurs idées, de leurs origines ou de leurs croyances. 

Au spectacle de leurs actes, dont ils sont comptables et qu’ils ont payé de leur vie, on pense à ce qu’écrivait Charles Péguy, ce républicain chrétien, indocile dans les deux registres, à propos du « parti dévot », ces sectaires en religion, quelle qu’elle soit : « Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être du monde, ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’ont pas le courage d’être d’un des partis de l’homme, ils croient qu’ils sont du parti de Dieu. Parce qu’ils ne sont pas de l’homme, ils croient qu’ils sont de Dieu. Parce qu’ils n’aiment personne, ils croient qu’ils aiment Dieu. » « Mais Jésus-Christ même a été de l’homme », leur opposait Péguy, et l’on pourrait en dire autant de Moïse ou de Mahomet. «Comment guérir le mal si l’on ne sonde pas les plaies ?» 

« Il ne suffit point d’abaisser le temporel pour s’élever dans la catégorie de l’éternel… Il ne suffit point d’abaisser le monde pour monter dans la catégorie de Dieu… Nul ne sera diminué pour que les autres paraissent plus grands… », ajoutait le dreyfusard Péguy dans son style inimitable où la prose rejoint l’homélie. 

Or ces lignes furent écrites quelques semaines avant qu’il aille se faire tuer, le 5 septembre 1914, dans l’emballement aveuglément guerrier d’une Europe sombrant dans la guerre sans fin des nations et des civilisations, jusqu’à la barbarie finale du crime contre l’humanité. 

Alors même qu’en 2014, pour son centenaire, nous nous sommes remémorés, avec lucidité, cette erreur tragique, ses unions sacrées désastreuses et ses propagandes mensongères, saurons-nous éviter sa répétition, entre Orient et Occident ? 

Ainsi posée, la question n’est pas alarmiste, juste lucide. Les contextes ont beau être différents, nous connaissons, de récente expérience internationale, le piège qui nous est tendu. Celui des politiques de la peur qui, s’aveuglant aux causes pour frapper les effets, ne font qu’accroître les périls et les menaces. 

Ce fut la dramatique faute nord-américaine après le 11 Septembre 2001 dont nous payons aujourd’hui le prix : non seulement l’emblématique discrédit moral d’une démocratie, portant atteinte à ses propres libertés et aux droits humains fondamentaux, au point de faire droit à la torture, mais surtout l’erreur stratégique de l’invasion de l’Irak qui a offert un terreau supplémentaire, celui de la décomposition meurtrière de ce pays et de ses institutions, aux idéologies totalitaires dont l’État islamique est désormais le drapeau. 

C’est avoir le souci de la France, de sa sécurité et de son bien-être, que de nous mettre ainsi en garde. 

Face aux désordres nés des injustices et des misères, des ressentiments et des humiliations, les politiques sans hauteur se précipitent sur des raccourcis sécuritaires et autoritaires, empressées de proclamer qu’elles feront cesser le trouble, serait-ce au prix de nouvelles injustices. Elles sont de courte vue et de courte durée, ne solutionnant rien au fond et ne bâtissant que de provisoires protections derrière lesquelles, les mêmes causes produisant les mêmes effets, les adversaires de la démocratie et de la liberté trouveront de nouveaux arguments et de nouvelles recrues. 

À l’inverse, les politiques responsables chercheront toujours l’injustice qui est cause du désordre. À l’identifier, à la penser, à la réduire, à la résoudre. 

Avoir le véritable souci de la sécurité de son peuple et, plus largement, de l’humanité, c’est agir ainsi, en profondeur, sur la durée. 

Prendre ce risque d’inviter à réfléchir au-delà de l’émotion et, par conséquent, à comprendre que cette violence totalitaire qui nous a frappés non seulement ne cessera pas mais s’aggravera si nous ne nous élevons pas à la hauteur du défi qu’elle nous lance : affronter les injustices, inégalités, misères et humiliations, qui l’ont produite, que ce soit à l’échelle du monde ou de notre pays. 

Un monde qui accepte que les 1 % les plus riches détiennent bientôt plus de la moitié du patrimoine mondial court à sa perte, c’est-à-dire à cette violence sans fin, sans frontières et sans territoires, qui est la nouvelle figure de la guerre. Et les premiers à le savoir, car ils la subissent depuis si longtemps, ce sont les peuples du monde arabe, de culture majoritairement musulmane. Des peuples si durablement confrontés à des pouvoirs prévaricateurs et corrompus, indifférents à la misère et à la pauvreté, n’offrant aucun horizon d’espérance à leur jeunesse et laissant ainsi libre champ à la terreur. 

Comment ne pas s’interroger sur notre responsabilité française dans cette impasse quand notre propre État se félicite, en 2014, d’une très forte augmentation de nos ventes d’armes qui fait du royaume religieux obscurantiste d’Arabie saoudite le premier client de la France ? 

Mais le désespoir n’est pas qu’au lointain, et nous ne pouvons plus faire semblant de l’ignorer, détournant le regard au spectacle de la misère dans nos rues, sur nos trottoirs, ou faisant en sorte de ne jamais voir la pauvreté, reléguée dans ce qu’une vulgate officielle nomme des « quartiers » comme l’on dirait des réserves. 

Faut-il que nous soyons devenus aveugles à nous-mêmes pour qu’il soit si difficile de regarder en face cette réalité : tout comme leurs deux prédécesseurs des crimes antisémites de Toulouse et de Bruxelles, les trois terroristes de ce sinistre mois de janvier 2015 sont les enfants de notre société, de notre nation, de notre République. Nés Français, ils ne sont pas venus d’ailleurs, mais d’ici. Ces assassins sont de notre peuple. Le rappeler, ce n’est en rien excuser leurs actes, mais tout simplement être républicain. Vraiment républicain. Pas de posture, mais d’exigence. 

Républicain comme l’était Victor Hugo, prenant conscience de l’urgence de la question sociale, lors de son fameux discours de 1849 sur la misère : « Comment veut-on guérir le mal si l’on ne sonde pas les plaies ? » « Vous n’avez rien fait, lançait-il à l’assemblée conservatrice qu’il essayait d’ébranler, tant que l’esprit de révolution a pour auxiliaire la souffrance publique ! Vous n’avez rien fait, rien fait, tant que dans cette œuvre de destruction et de ténèbres, qui se continue souterrainement, l’homme méchant a pour collaborateur l’homme malheureux ! » 

Et de conclure : « Messieurs, songez-y, c’est l’anarchie qui ouvre les abîmes, mais c’est la misère qui les creuse. » «À force de montrer un épouvantail, on crée le monstre réel» 

Le ressentiment est le moteur aigre de l’Histoire. Il est fait de blessures non guéries, d’affronts non digérés, de violences subies, d’humiliations accumulées, de traumatismes anciens dont l’héritage pèse sourdement. 

De souffrances en somme qui se heurtent à une nécrose de l’espérance, un sentiment d’impasse totale, de futur impossible, d’avenir impensable. 

Dès lors, le ressentiment détruit la politique comme bien commun et cité partagée. Se complaisant dans la victimisation, ceux qui y succombent chercheront sans cesse des boucs émissaires à leur désespoir. Leur plainte se heurtera à tant de murs qu’ils n’imagineront y échapper que par la destruction, jusqu’à assumer de nier l’humanité qu’on leur a déniée. Et ce d’autant plus aisément que notre monde interconnecté, d’espace réduit et de temps immédiat, leur offrira à portée d’ordinateur l’idéologie nihiliste qui remplira ce vide existentiel. 

Or, ce ressentiment, nous n’avons cessé de l’alimenter dans une partie de notre peuple, de notre jeunesse. Cette partie qui, au quotidien, ne vit pas une République pour tous. Cette partie qui, depuis des décennies, s’est vue renvoyée à son origine, à son apparence, à sa culture, à sa religion, comme si elle était à part, mise à l’écart, à distance et en défiance. 

Cette partie issue de la longue projection de la France sur le monde et faisant retour dans cette Amérique de l’Europe qu’est notre pays, dont les classes populaires ont toujours été renouvelées par les vagues et brassages des migrations. Cette partie dont les légitimes attentes démocratiques et sociales ont été si souvent disqualifiées sur des registres ethniques ou sous des prétextes religieux. 

Tel était le sens de l’alarme que j’ai lancée avec Pour les musulmans. Paru en septembre 2014, ce livre prolongeait mon appel, paru au printemps, à Dire non aux « monstres », que sont le racisme et la xénophobie, la haine et la violence, ces phénomènes morbides des temps de transition et d’incertitude, quand le vieux monde se meurt et que le nouveau tarde à venir. 

« À force de montrer au peuple un épouvantail, on crée le monstre réel » : en résonance d’une alerte à l’autre, je n’ai cessé, depuis, de décliner cette phrase d’Émile Zola dans son Pour les juifs de 1896 qui fut mon point de départ. 

En vain, hélas, puisque le paysage éditorial et médiatique, jusqu’aux attentats de janvier, fut encombré de mises en scène islamophobes, désignant nos compatriotes musulmans, dans leur diversité d’origine, de culture ou de croyance, comme les fauteurs de troubles, envahisseurs fourbes et menaçants dont il faudrait envisager rien de moins que l’expulsion de notre pays, le leur. 

Comment enseigner à notre jeunesse le respect de l’autre, la simple civilité, l’interdit de l’insulte et de l’offense vis-à-vis de l’origine, de l’apparence ou de la croyance, si notre espace public, ses médias, ses politiques, font avec complaisance la pédagogie inverse ? Celle d’une transgression irresponsable, destructrice de tout idéal solidaire, de toute République commune, de toute communauté nationale ? 

La proclamation de la liberté d’expression, cette défense du droit à la caricature, de ses excès ironiques ou moqueurs, qui accompagne la solidarité avec Charlie Hebdo, n’implique pas que notre vie publique doive s’abaisser et s’égarer dans la détestation d’une partie de notre peuple à raison de son origine, de sa culture ou de sa religion. La haine ne saurait avoir l’excuse de l’humour. 

Pour les musulmans aurait pu aussi bien s’intituler Pour la France. C’est en effet un appel aux causes communes, à un sursaut de la société pour que toute la République soit enfin pour tous. À emprunter ce chemin d’empathie où, en marchant vers l’autre, on se trouve soi-même. À chercher ensemble cet horizon démocratique et social qui, seul, pourra chasser les nuées et les orages qui menacent. À se rassembler et s’élever collectivement autour de l’exigence d’égalité, cette égalité des droits et des possibles que l’obsession des identités voudrait ruiner, laissant place aux ravages des inégalités, des hiérarchies, des exclusions. 

« France, réveille-toi, songe à ta gloire », lançait Émile Zola dans sa Lettre à la France de 1898 d’où j’avais extrait cette mise en garde : « La République est envahie par les réactionnaires de tous genres, ils l’adorent d’un brusque et terrible amour, ils l’embrassent pour l’étouffer. » 

Car l’auteur du si célèbre J’accuse… ! n’imaginait la République qu’en mouvement, invention et création, l’inverse des immobilismes et des conservatismes qui, trop souvent, s’en réclament, cautionnant les rejets, alimentant les peurs. Zola, ce fils d’immigré italien, s’adressait donc à son pays : « Est-ce cela que tu veux, France, la mise en péril de tout ce que tu as si chèrement payé, la tolérance religieuse, la justice égale pour tous, la solidarité fraternelle de tous les citoyens ? » 

France, à plus d’un siècle de distance, je te pose la même question. 

URL source: http://www.mediapart.fr/journal/france/200115/lettre-la-france

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