"Nous ne sommes pas du côté de la loi, mais de celui de la révolte !" Asli Erdogan
mardi 13 janvier 2015
L’Union populaire reste à construire, par Benoît Borrits
Ce 11 janvier a été rapidement qualifié de journée historique, de grand moment national où le peuple s’est exprimé autour des valeurs de liberté et de laïcité. Pas si simple : seule une partie de la France s’est mobilisée. Le vécu d’un participant.
Plus d’un million de personnes ont défilé de République à la Nation. Après les trois jours fous que nous avons vécu, comme beaucoup, je ne pouvais pas être absent. Le besoin de collectivement s’opposer à la barbarie, au fanatisme et à l’antisémitisme.
Bien sûr que la récupération politique fleurait bon. L’arrivée de ces dirigeants étrangers au cœur de la manifestation au nom de la solidarité avec la France dérangeait. Franchement, Ahmet Davutoglu, premier ministre turc, pays en 154e position sur 180 du classement de Reporters sans frontières pour la liberté de la presse, venu participer à une manifestation dont le maître-mot est « Je suis Charlie », ça fait un peu charlot. Sans parler du rôle trouble de ce pays à l’égard des kurdes syriens qui se battent de façon effective et courageuse contre Daesh. Mais leur suffisance était tellement insignifiante par rapport à l’ampleur de la manifestation que cela semblait accessoire.
Le poids des absences
D’emblée, voir cette multitude envahir la Place de la République pour dire que l’on ne cédera pas, que l’on ne craint pas les menaces, ça fait chaud au cœur. Les « Je suis Charlie » se déclinaient en « Je suis policier », « Je suis juif »... et de plus rares « Je suis musulman ».
Quoi qu’il en soit, aucune dérive vers une stigmatisation des musulmans n’était palpable, un parfum de refus clair et net de la guerre des civilisations flottait dans l’air. De temps en temps un « Même pas peur ». Facile à dire dans une manifestation aussi bien protégée par les forces de l’ordre, mais il fallait le dire.
Ce dernier message comme ce rassemblement valent mille fois mieux qu’une situation de terreur dans laquelle la population parisienne aurait eut peur de sortir. Donc une manifestation digne autant que bon enfant qui s’engage sur l’Avenue de la République, parcours que j’empruntais.
Un petit peu plus loin, des drapeaux de l’Union syndicale solidaires. Une syndicaliste de la FSU distribuait des « Je suis Charlie » avec le logo de la FSU. Cool, on est en pays ami...
Mais un étrange malaise s’est petit à petit emparé de moi. Elle est bien blanche cette manifestation. Bien sûr, quelques Noirs, quelques Asiatiques, mais quand même assez peu de musulmanes voilées, en tout cas moins en proportion que dans le métro que j’emprunte tous les jours.
Loin de moi l’idée raciste et ignoble de demander aux musulmans de se justifier, de leur imposer d’être à la manifestation. On peut penser que les récentes attaques de mosquées de ces derniers jours n’ont pas aidé et peuvent faire craindre le pire. Quoi qu’il en soit, la décision de venir à une manifestation est et devra rester toujours libre... Il ne s’agit que d’un constat et les musulmans n’ont de compte à rendre à personne.
En y regardant de plus près, elle est même carrément classe moyenne cette manifestation. Outre les jeunes et les retraités, on imagine beaucoup d’enseignants, beaucoup de cadres, beaucoup de CSP+ comme on dit. Pas vraiment la composition des manifestations anti-Le Pen de mai 2002.
Il ne s’agit pas ici de casser du bobo : les classes moyennes se sont clairement mobilisées sur une orientation qui heureusement tourne le dos à la guerre des civilisations, et c’est tant mieux.
Ne pas s’étonner
Mais une chose me paraissait de plus en plus évidente : une partie de la France n’était pas là. Les banlieues populaires n’étaient guère représentées. Les ouvriers, les précaires, ceux qui se lèvent tous les matins pour des métiers peu valorisants étaient absents.
Cette France-là n’a pas participé à cette manifestation, un peu comme si cette France des libertés, de la laïcité ne voulait pas dire grand-chose pour eux. Sans doute parce qu’ils ne participent pas à cette France.
Depuis maintenant des dizaines d’années, cette France des libertés et de la laïcité s’est montrée incapable d’offrir à toutes et à tous un métier digne assorti d’un revenu permettant de vivre décemment. Pour certains, c’est la conviction profonde qu’ils n’auront jamais de travail et donc une place dans cette société. Pour d’autres, le sentiment de ne compter pour rien, de n’être qu’un pion dans l’entreprise à qui on donne des ordres en permanence.
Alors ne nous étonnons plus des pertes de repère. Les trois assassins appartenaient à cette France et sont aussi nos propres enfants. Leur dérive ne s’explique que parce que depuis des années nous avons été incapables de rendre crédible une autre perspective, une perspective dans laquelle chacune et chacun se verra reconnaître citoyen dans la vie publique comme dans le travail. Ne nous étonnons plus qu’une frange, certes infime, des plus désespérés basculent dans l’irrationnel et le sectarisme criminel.
Ce soir, les médias et les politiques ne tarissent pas d’éloges sur le succès de la mobilisation, sur cette démocratie incroyablement fière de ses valeurs, sur l’union nationale enfin réalisée. Lyrique, on parle d’un jour qui fera date dans l’Histoire.
Pour moi cette manifestation a le goût amer d’une union populaire qui ne s’est pas totalement réalisée. Lundi risque d’être « business as usual ». D’autres individus en rupture se préparent sans doute à commettre d’autres crimes.
Et sans changement social majeur, cette France des libertés et de la laïcité n’aura que la surveillance policière comme seule réponse pour conjurer d’autres massacres. Au-delà de la dangerosité potentielle de ce processus pour la démocratie, notons qu’elle ne sera jamais infaillible, l’exemple de Charlie Hebdo étant là pour nous le prouver.
Nous avons manifesté dimanche notre attachement à la France des libertés et de la laïcité. Celle-ci ne pourra qu’être sociale si elle veut exister encore, faute de quoi les libertés et la laïcité se trouveront vidées de leur sens. La guerre des civilisations est temporairement écartée. Le sera-t-elle demain ?
(publié sur le site de Regards)
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